LA FRANCE PITTORESQUE
Instruction au Moyen Âge ou comment
les écoles primaires étaient déjà légion
sur l’ensemble du territoire
(D’après « L’instruction primaire en France avant la Révolution
d’après les travaux récents et des documents inédits », paru en 1881)
Publié le dimanche 15 mai 2022, par Redaction
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« On a cru longtemps que le Moyen Âge n’avait connu rien qui ressemblât à ce que nous appelons l’instruction primaire. C’est une grave erreur ; il est fait à chaque instant mention d’écoles dans les documents où on s’attendait le moins à trouver des renseignements de ce genre, et l’on ne peut douter que pendant les années même les plus agitées du XIVe siècle, la plupart des villages n’aient eu des maîtres enseignant aux enfants la lecture, l’écriture et un peu de calcul », affirme au XIXe siècle l’historien médiéviste Siméon Luce, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres et archiviste aux Archives nationales. Beaucoup de nos provinces connurent en effet dès cette époque les bienfaits de l’enseignement populaire, et les éléments de l’instruction y furent mis à la portée des classes laborieuses.
 

Du Ve au XIIe siècle, le clergé seul s’occupe des choses de l’enseignement et si nous voulons avoir une idée de l’état intellectuel de nos pères en ces siècles reculés, c’est uniquement aux documents ecclésiastiques qu’il faut recourir, ce sont les collections de conciles qu’il faut étudier.

Le premier texte que nous puissions citer est celui du concile de Vaison (529) exhortant les prêtres établis dans les paroisses à recevoir chez eux de jeunes lecteurs et à les instruire. L’Église avait sans doute en vue, dans ces prescriptions, le recrutement du clergé, mais leur accomplissement avait des conséquences plus générales, car beaucoup de ces jeunes lecteurs restaient dans le monde, comme le Concile le prévoit expressément.

La Grammaire et son amphithéâtre d'élèves (Xe siècle)

La Grammaire et son amphithéâtre d’élèves
(Extrait de Noces de Philologie et de Mercure, Xe siècle)

Au-dessus de ces écoles paroissiales, qui, selon Guizot « se multiplièrent fort irrégulièrement, assez nombreuses dans certains diocèses, presque nulles dans d’autres » (Histoire de la civilisation en France) s’élevaient les écoles épiscopales dont les plus florissantes, du VIesiècle au milieu du VIIIe furent celles de Poitiers, Paris, Le Mans, Bourges, Clermont, Vienne, Chalon-sur-Saône, Arles et Gap. A côté d’elles, des écoles dans tous les monastères où pendant longtemps, non seulement les novices, mais les étrangers furent admis. Une assemblée d’abbés et de moines tenue à Aix-la-Chapelle en 817, ayant décidé que les écoles intérieures des monastères seraient ouvertes uniquement aux oblats, dans toutes les abbayes de quelque importance, les écoles furent de deux sortes, les unes intérieures pour les oblats et les moines, les autres extérieures pour les clercs et les laïques qui les voulaient fréquenter.

C’est ainsi que plus tard Guillaume, abbé de Fécamp, au dire de son ancien biographe, « institua dans tous les monastères dont il était chargé, des écoles sacrées, où, pour l’amour de Dieu, des Frères instruits et propres à l’enseignement, distribuaient gratuitement le bienfait de l’instruction à ceux qui se présentaient, sans exclusion de personne. Serfs et libres, pauvres et riches avaient une part égale à cet enseignement charitable. Plusieurs recevaient de ces monastères en même temps que l’instruction, la nourriture qu’ils n’auraient pas eu le moyen de se procurer, et parmi ceux-là il s’en trouva qui prirent l’habit monastique. » (cité par Beaurepaire, Guillaume de Fécamp vivait au XIe siècle)

Nous n’ignorons pas que l’histoire de ces écoles n’a qu’un rapport éloigné avec celle de l’instruction primaire, puisque les arts libéraux et l’écriture sainte y étaient enseignés. Néanmoins nous avons dû signaler leur existence, car il est bien évident, ou bien que leurs élèves étaient préparés à recevoir leur enseignement dans des écoles inférieures, ou bien qu’elles commençaient elles-mêmes par leur donner les premières leçons.

A l’avènement de Charlemagne, la décadence était déjà venue pour ces écoles. Mais ce grand homme, admirablement secondé par les évêques de son empire, fit d’énergiques efforts pour leur rendre leur ancien lustre. A Aix la-Chapelle, en 789, il reprend la tradition du Concile de Vaison et ordonne aux prêtres de tenir école dans leurs paroisses, nous apprend l’érudit du XVIIIe siècle Jean Hardouin. En 797, nous avons le célèbre capitulaire de Théodulfe évêque d’Orléans, si souvent cité : « Que les prêtres établissent des écoles dans les villages et dans les bourgs, et si quelqu’un de leurs paroissiens veut leur confier ses enfants pour leur apprendre les lettres, qu’ils ne les refusent pas, mais qu’ils accomplissent cette tâche avec une grande charité. » D’autres évêques s’approprièrent les prescriptions de Théodulfe, et les communiquèrent à leur clergé, nous explique Maggiolo dans Du droit public et de la législation des petites écoles. Plusieurs conciles donnèrent aux prescriptions de Charlemagne la sanction de l’autorité ecclésiastique, par exemple, celui de Mayence en 813, enjoignant aux prêtres d’exhorter le peuple chrétien à envoyer ses enfants aux écoles, explique encore Hardouin.

Le IXe siècle nous fournit d’autres témoignages. Le capitulaire d’Hérard de Tours (858) prescrivant aux prêtres d’avoir des écoles et de bons livres, l’ordonnance de Vautier d’Orléans (860) rappelant la même obligation, enfin celle d’Hincmar de Reims enjoignant aux visiteurs des paroisses de s’enquérir si chaque prêtre a chez lui un clerc qui puisse tenir l’école. Il est vrai que de bons critiques ont affirmé que les écoles dont il est question dans ces textes étaient uniquement destinées au recrutement du clergé, mais outre qu’ils restreignent sans preuves évidentes le sens d’expressions générales, on peut leur opposer un texte presque contemporain ; c’est la constitution de Riculfe, évêque de Soissons (889) rappelant aux prêtres la modestie dont ils ne se doivent jamais départir en gouvernant leurs écoles, et leur défendant d’y recevoir des filles avec les garçons. Eut-il été besoin d’une ordonnance spéciale pour interdire aux filles, l’accès d’écoles exclusivement destinées aux clercs, comme le précise Hardouin dans le tome VI de son Histoire littéraire de la France.

Il est certain que ces écoles épiscopales, monastiques et paroissiales eurent beaucoup à souffrir de l’état déplorable de l’Europe aux Xe et XIe siècles. Mais quand vint la grande époque du Moyen Âge, à partir du XIIe siècle, grâce au concours de l’Eglise et de l’État, elles refleurirent et l’on a pu retrouver leurs traces en beaucoup de provinces. Pour nous rendre compte de la situation de l’instruction primaire en France au Moyen Âge, nous interrogerons d’abord les contemporains, nous citerons les faits particuliers qu’une étude attentive des documents originaux a fait découvrir aux érudits qui ont publié les travaux spéciaux sur notre question, enfin nous présenterons quelques considérations qui nous semblent de nature à légitimer une large induction.

Enseignement de la morale (XIIIe siècle - XIVe siècle)

Enseignement de la morale (Extrait de Verger de Consolation, XIIIe siècle - XIVe siècle)
Pour apprendre à l’enfant comment conduire sa vie selon les préceptes de la morale,
on lui présente les vertus comme un château dont chaque pierre
porte un précepte : « aime tes parents », « fuis la colère ».
La porte du château de vertu a comme devise « obéissance et patience »

Voici d’abord un texte explicite de Guibert de Nogent : « Il y avait un peu avant cette époque (1065) et même encore depuis, une si grande rareté de maîtres d’école, qu’on n’en voyait pour ainsi dire aucun dans la campagne, et qu’à peine on pouvait en trouver dans les grandes villes ; encore étaient-ils d’une si faible science qu’on ne pouvait les comparer aux clercs qui sont maintenant (1110) dans les campagnes. » (Vie de G. de Nogent par lui-même) A en croire le même chroniqueur, au commencement du XIIe siècle tous les hommes furent pris d’une ardeur extraordinaire pour l’étude... « Voyant, dit-il, que de tous côtés, on se livre avec fureur à l’étude de la grammaire et que le nombre toujours croissant des écoles en rend l’accès facile aux hommes les plus grossiers... » (Histoire des croisades, par G. de Nogent)

Un texte du continuateur de Guillaume de Nangis, est également significatif. Parlant des malheurs que causa l’effroyable peste de 1348, il dit : « On trouvait alors peu de maîtres qui sussent ou voulussent apprendre les rudiments de la grammaire aux enfants, dans les maisons, les villages et même les villes closes. » La pensée de signaler cette disette de maîtres fût-elle venue à l’esprit de l’historien, si elle n’eut été un fait exceptionnel et temporaire ? Comment encore si les écoles primaires eussent été un mythe ou si l’on veut une exception très rare, Gerson, dans son traité de la visite des paroisses écrit dès l’an 1400, eût-il conseillé aux visiteurs de s’enquérir avec soin, « si chaque paroisse possède une école, comment les enfants y sont instruits, et d’en établir dans les lieux où il n’en existe pas. »

L’étude des documents inédits a prouvé la justesse des conclusions qu’on a tirées de ces textes. Il y a longtemps déjà que L. Delisle, a pu écrire dans son remarquable ouvrage sur la Condition de la classe agricole en Normandie : « Des documents nombreux établissent surabondamment combien les écoles rurales étaient multipliées au XIIIe siècle et aux suivants dans la Normandie. » Et Siméon Luce n’a pas craint de dire : « On a cru longtemps que le Moyen Âge n’avait connu rien qui ressemblât à ce que nous appelons l’instruction primaire. C’est une grave erreur ; il est fait à chaque instant mention d’écoles dans les documents où on s’attendait le moins à trouver des renseignements de ce genre, et l’on ne peut douter que pendant les années même les plus agitées du XIVe siècle, la plupart des villages n’aient eu des maîtres enseignant aux enfants la lecture, l’écriture et un peu de calcul. » (Histoire de Du Guesclin, 1876)

De fait, nous pouvons citer un grand nombre d’écoles, non seulement dans les villes, mais dans des paroisses rurales peu importantes des diverses provinces de notre pays. Delisle en signale 33 en Normandie (Etudes sur la condition de la classe agricole en Normandie). Son enquête forcément restreinte a été étendue et approfondie par de Beaurepaire. Les archives de la Seine-Inférieure lui ont fourni la preuve irrécusable de l’existence d’écoles nombreuses à partir du XIIe siècle. Et ces écoles ne se rencontrent pas seulement dans des villes ou des localités populeuses ; d’humbles villages en sont pourvus, villages dont quelques-uns ont aujourd’hui trop peu d’importance pour former des communes distinctes. La mention de ces écoles de paroisses avec l’indication sommaire des documents qui en ont révélé l’existence forme un très long et très curieux chapitre du livre de l’érudit normand.

Il faut ici, d’une part, remarquer l’absolue certitude de renseignements fournis uniquement par des textes contemporains, d’autre part se bien convaincre de la rigueur de l’induction qu’on en peut tirer. « Quand on rencontre, dit de Beaurepaire, des écoles dans des localités d’une aussi mince importance que celles que nous avons énumérées, il n’y a plus moyen de douter qu’il n’y en ait eu, sinon dans toutes les paroisses rurales, du moins dans la plupart, et surtout dans celles où la population était un peu considérable. » A l’autre extrémité de la Normandie, dans le département actuel de la Manche, l’abbé Trochon a retrouvé la trace des écoles de Coutances. D’autre part l’auteur contemporain de la vie du B. Thomas de Bivllle, chapelain de Saint-Louis nous apprend qu’il enseigna en diverses écoles de ce pays, rapporte Delisle. De Charmasse a pu retrouver 8 des anciennes écoles de l’Autunois ; Quantin, 28 du département de l’Yonne ; Sérurier, 10 des Pyrénées occidentales ; de Resbecq, 11 du département du Nord ; Babeau, 7 de l’Aube ; Bellée, 9 de la Sarthe ; Maître, 3 du comté Nantais ; Port, 13 de Maine-et-Loire ; de Jussieu, 5 de la Savoie.

Une sentence arbitrale de l’an 1216 entre le doyen et le chapitre de Saint-Apollinaire de Valence porte que le chapitre nommera le maître des écoles. Dans un acte du doyenné de 1471, il est établi que le doyen confère les écoles à Valence et dans tout le diocèse, hormis les lieux collégiés (L’instruction primaire dans la Drôme avant 1789 par Dupré de Loire, 1874). On peut également citer en Dauphiné les écoles de Montbéliard dès le XIIe siècle, de Romans, de Montélimar, de Briançon, du Buis. Battault a prouvé par des textes qualifiés de suffisants et décisifs par la Revue des Sociétés savantes en 1876, qu’en Bourgogne et spécialement à Chalon, comme en beaucoup d’autres villes et villages, il a existé très anciennement des écoles dont on peut suivre la trace à dater du XIIIe siècle dans la plupart des cartulaires. L’intéressant mémoire de Rameau prouve l’existence d’écoles à Mâcon dès le XIVe siècle et à Basgé au XVe (Revue de l’Ain, juillet-août 1876).

Nous relevons dans le Dictionnaire de Pédagogie de Buisson les règlements des écoles de Bourg (Ain) en 1391, et la taxe scolaire de 1429, une requête du maître d’école de Foix au XVe siècle sollicitant des officiers municipaux l’assainissement du local qu’il occupait, l’indication des écoles de Moulins (1424) ; de Jaligny-sur-Allier où l’on trouve dès le XIII>sup>e siècle un Rector Scholarum ; de Marseille, où l’on a retrouvé les diplômes accordés par les évêques aux XIVe et XVe siècles pour les écoles des paroisses, et une allocation accordée en 1401 à l’école communale, d’Antibes (1483), de Brie et Redon (1096), Pornic (1113), Quimper (1260), Saint-Malo (1350).

Leçon de géométrie (XIVe siècle)

Leçon de géométrie (Extrait de Image du monde, XIVe siècle)

Dans la même province, le docteur Dupuy a signalé des écoles à Goezbriand, à Nantes, Rennes, Vannes et Tréguier (article du Bulletin de la Société académique de Brest intitulé Les écoles et les médecins en Bretagne au XVe siècle). « L’instruction, ajoute-t-il, était moins répandue au XVe siècle qu’au XIXe, mais elle n’était pas entièrement négligée. Le seigneur pour administrer ses domaines, le marchand pour tenir ses comptes, le gentilhomme pauvre et le bourgeois ambitieux pour exercer quelque fonction lucrative dans le notariat ou la judicature avaient besoin de s’instruire ; les notables de chaque paroisse pouvaient devenir fabriqueurs et trésoriers. Ils avaient des recettes à noter, des dépenses à enregistrer. Il leur était nécessaire d’apprendre à écrire. Aussi les illettrés sont rares dans les nobles, la bourgeoisie et parmi les paysans qui possèdent quelque aisance. »

D’un canon du concile de Cognac présidé en 1260 par Pierre, archevêque de Bordeaux et interdisant aux écoliers les combats de coqs, on peut légitimement conclure que les écoles n’étaient pas inconnues au XIIIe siècle dans la province ecclésiastique de Bordeaux. L’abbaye de la Sauve recevait les enfants du voisinage pour les instruire (Histoire de l’abbaye de la Sauve, par Cirot de la Ville). Nous voyons d’ailleurs dans les hommages rendus en Guyenne par les serfs questaux à leurs seigneurs, qu’ils s’engagent ordinairement à ne pas mettre leurs enfants à l’école sans la permission desdits seigneurs. Cette clause ne serait pas régulièrement insérée si les écoles rurales eussent été inconnues dans le pays.

En 1414, nous trouvons parmi les notables de la ville de Bordeaux, Me Mohan Andrieu « meste de l’escola » (Archives de la ville de Bordeaux, Série BB, Registre de la jurade, 1414-1417). Maggiolo mentionne des règlements donnés aux écoles de Mende en 1286-1296, et la nomination des maîtres de cette ville en 1331 et 1361, des écoles presbytérales dans toutes les paroisses de Toul en 1240 des écoles presbytérales et claustrales à Nancy en 1221, 1298, 1342, 1484, une école à Vézelise en 1292. Nous disposons également de preuves de l’existence d’écoles au XVe siècle à Amiens, à Abbeville, à Corbie, à Saint-Omer, à Goupillières, à Decize (Nièvre). Nous indiquerons encore celles de Rethel, d’Albi où les questions scolaires ont une grande part dans la vie municipale, de La Rochelle, de Reims, de Haon-le-Châtel (Loire), de Montauban, de Montfort-l’Amaury, de Sisteron, de Saint-Léonard, de Mortain, d’Hermant en Auvergne, de Beaune, du diocèse de Chartres, de Nîmes.

Signalons aussi quelques faits concernant les écoles de Paris au Moyen Âge. Dès 1292, le rôle de la taille donne les noms de 11 maîtres et d’une maîtresse d’école ; ils sont taxés au cinquantième de leurs revenus (Paris sous Philippe le Bel par H. Géraud, 1837). En 1380, le grand chantre de Paris, Guillaume de Sauvarville, réunit les maîtres, maîtresses, au nombre de 63, pour leur notifier les statuts qui les doivent régir et leur faire jurer de s’y conformer (Statuts et règlements des petites écoles de Paris, par Martin-Sonnet). Au XVe siècle, on compte à Paris environ cent écoles.

En l’absence de documents originaux démontrant l’existence des écoles en d’autres provinces au Moyen Âge, l’énumération qui précède nous donne le droit de conclure, sans violer les lois de la logique, que ces provinces ne furent pas moins favorisées que celles dont nous avons parlé jusqu’ici. Au fond, si l’on considère la nature des pièces d’archives qui ont révélé l’existence des écoles signalées par nous, il faut bien reconnaître que la plupart d’entre elles ne semblaient pas faites pour un semblable usage. Au Moyen Âge, il n’y avait rien qui ressemblât à notre centralisation, à notre administration uniforme. Personne ne songeait à dresser des statistiques, à cataloguer des institutions.

Comment donc l’existence des écoles du Moyen Âge a-t-elle été révélée ? Ici par un jugement d’une officialité ou d’un tribunal quelconque en matière civile ou criminelle, là par une donation, ailleurs par une enquête, un procès de canonisation où nous découvrons par hasard la trace d’une école, d’un régent. Mille fois pour une, il y a chance pour que des documents de ce genre aient péri ou n’aient pas été explorés, puisqu’ils ne peuvent être étudiés que par des érudits de profession. Force nous est donc de faire une certaine part à la conjecture, et de nous attacher à certains indices qui paraissent significatifs à des érudits autorisés. Signalons-en quelques-uns.

Tout d’abord nous ne saurions négliger un argument d’une grande valeur. C’est celui qui se base sur le grand mouvement littéraire, scientifique et artistique des beaux temps du Moyen Âge. « Quand on a devant les yeux, dit excellemment Ch. Jourdain, le tableau des universités qui furent établies du XIIIe au XVe siècle, dans les différents pays de l’Europe et particulièrement en France, quand on considère la multitude des collèges dont elles se composaient, les privilèges importants concédés aux écoliers et à leurs maîtres par les papes et par les rois, enfin le grand nombre de bourses fondées en faveur des étudiants pauvres, quelque lent que paraisse le progrès des études et des sciences durant le Moyen Âge, on ne saurait méconnaître que l’éducation de la jeunesse n’ait été une des plus constantes préoccupations de l’Église et de la royauté, des seigneurs féodaux et de la bourgeoisie. » (Mémoire sur l’éducation des femmes au Moyen Âge) La prospérité de l’enseignement secondaire et de l’enseignement supérieur au Moyen Âge sont incontestables. Les écoliers accouraient par milliers aux universités. Cette prospérité suppose nécessairement l’existence de l’enseignement primaire.

Une école bondée (XVe siècle)

Une école bondée (Extrait de Heures de Louis de Savoie, vers 1450)

Une autre preuve de la diffusion de l’instruction primaire au Moyen Âge, c’est le grand nombre de clercs mariés qui se trouvaient alors dans les campagnes. « Assez rares aux époques antérieures, dit Siméon Luce, frappés de mesures répressives par les papes de la fin du XIIIe siècle, les clercs mariés se multiplient au XIVe à la faveur du relâchement de la discipline ecclésiastique et deviennent si nombreux à tous les degrés de la société qu’ils forment presque une classe nouvelle. Cette classe ne comprend pas seulement des tabellions, des avocats, des commerçants qui portent la tonsure, quoique mariés, et relèvent à ce titre de la justice épiscopale. En Normandie, un certain nombre de riches paysans sont à la fois clercs et vavasseurs. A Louviers, à Tournay, on trouve des clercs jusque parmi les teinturiers et les apprentis teinturiers ; cette qualité s’étend, à vrai dire, à toutes les professions manuelles. La noblesse elle-même apporte son contingent... Il tend ainsi à se former une sorte de classe neutre composée de nobles, aussi bien que de gens du peuple de toutes les professions et embrassant en quelque sorte l’élite de la société que nous appellerions aujourd’hui laïque. Or on ne peut entrer dans cette classe, si l’on ne possède au moins les premiers éléments de l’instruction. Car, outre qu’il y a un droit à payer au roi, si l’on est son bourgeois, ou au seigneur si on relève de quelque justice féodale, on n’accorde généralement la tonsure qu’aux personnes qui savent lire et écrire. » (Histoire de Du Guesclin)

Une preuve supplémentaire de la diffusion de l’enseignement primaire au Moyen Âge se trouve dans les contrats d’apprentissage et de tutelle. Il est stipulé bien souvent que le pupille ou l’apprenti, quelquefois même l’enfant placé dans une maison comme serviteur sera mis aux écoles et instruit selon sa condition. Du reste, l’article 220 de la coutume de Normandie, relatif à la garde noble, porte que « où les seigneurs ne feraient leur devoir tant de la nourriture et entretènement que de l’éducation des soubz-aages, les tuteurs ou parrents se pourront pourvoir en justice pour les y contraindre. »

Les prédicateurs du Moyen Âge si patiemment étudiés par Lecoy de la Marche nous montrent maintes fois dans leurs sermons, les petits enfants s’en allant par bandes aux écoles avec un alphabet pendu à leur ceinture (L’enseignement au Moyen Âge, article paru dans Les Lettres chrétiennes en mai 1880). De Beaurepaire a observé qu’au Moyen Âge on prenait dans les actes, comme titre d’honneur, la qualité d’écolier et quelquefois même on la préférait à celle d’écuyer ou de noble homme.

Beaucoup da documents par les signature dont ils sont revêtus, prouvent que, dès le XIIIe siècle, l’instruction commençait à se répandre largement. Delisle a cité ce fait des vavasseurs de Troarn certifiant, en 1234, par leurs signatures autographes, l’exactitude du censier de la baronnie dressé par l’abbé Siffred : sept vavasseurs sont présents, sept signent. Évidemment des faits de ce genre ne sauraient être généralisés qu’à bon escient ; mais nous croyons avoir acquis le droit d’affirmer avec Baudrillart « qu’on rencontre un assez grand nombre d’écoles au Moyen Âge et qu’il n’est pas douteux que la classe rurale en profita. »

Les filles elles-mêmes n’étaient pas totalement privées du bienfait de l’instruction, il suffit de lire l’important mémoire de Jourdain que nous avons cité pour s’en convaincre. N’omettons pas, pour rester rigoureusement dans les limites de la vérité historique, une observation importante. Le degré d’instruction du peuple au Moyen Âge a beaucoup varié selon les lieux et les époques. Telle province, la Normandie par exemple, était infiniment plus favorisée que telle autre à cet égard. La situation scolaire de la France était bien meilleure au commencement du XIVe siècle qu’au milieu du XVe, après les désastres de la guerre de Cent Ans. Mais il est impossible à tout esprit éclairé et au courant des résultats obtenus par l’érudition contemporaine, de nier que beaucoup de nos provinces, au Moyen Âge, connurent les bienfaits de l’enseignement populaire et que les éléments de l’instruction y furent mis à la portée des classes laborieuses.

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