LA FRANCE PITTORESQUE
Renaissance d’un réseau routier menacé
par le chemin de fer grâce à l’automobile
(D’après « Le Petit Parisien », paru en 1899)
Publié le dimanche 18 juin 2017, par Redaction
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A la fin du XIXe siècle, cependant que le réseau des grandes routes nationales jadis toujours en effervescence et parcouru par nombre de diligences, commence à peine de se relever de l’avènement puis l’hégémonie du chemin de fer, automobiles et bicyclettes, promis alors à un bel avenir, incitent les voyageurs à redécouvrir le pittoresque de nos villages, le réseau routier triomphant ainsi d’un étiolement programmé
 

La science a des retours imprévus, peut-on lire en 1899 sous la plume d’un chroniqueur du Petit Parisien. C’est elle qu’on devait l’abandon de ces grandes routes, animées jadis par le tapage des diligences et les claquements de fouet des postillons, et dont le ruban nu s’allonge désespérément à cette heure aux flancs des collines et sur le damier des plaines. Les chemins de fer n’avaient pas détourné seulement que la clientèle des grandes routes, ils leur avaient enlevé encore leur signification et leur utilité.

Vainement quelques esprits clairvoyants protestaient contre ce singulier discrédit et montraient que les grandes routes remplissent dans l’économie du pays une fonction nécessaire, quand ce ne serait qu’en servant d’affluents aux voies ferrées et aux canaux. Vainement montraient-ils qu’elles s’adaptent intimement au sol, se modèlent sur son relief, l’épousent en quelque sorte, tandis que le chemin de fer violente la nature en s’affranchissant des conditions géologiques. Ces Cassandres ne convainquaient personne. C’était à la science de refaire ce que la science avait défait. Elle n’y a pas manqué, et l’on prévoit déjà le temps où la bicyclette, l’automobile et le tramway, avec ou sans rails, auront rendu à nos anciennes routes nationales le prestige dont elles jouissaient avant la création des chemins de fer.

Elles méritaient ce retour de fortune. « Nos grandes routes nationales, dit M. Auerbach, héritières souvent des belles chaussées romaines, ont été tracées avec un sens géographique si sûr que les lignes ferrées tendent autant que possible à s’en rapprocher, à les côtoyer. Elles suivent en effet les vallées maîtresses du pays et s’engagent dans les détroits qui contournent le Plateau Central. »

Rien de plus exact. Ce treillis de routes, qui coupe en tous sens le territoire, n’est nullement le produit d’une conception capricieuse. Si la nomenclature en est parfois déconcertante, on s’aperçoit vite, à examiner notre système routier, qu’une forte préoccupation économique et politique a présidé à sa répartition : d’abord, celle de relier des contrées dissemblables et destinées à se soutenir mutuellement ; ensuite, celle de dégager l’horizon intellectuel et moral des populations dont la nature a trop jalousement mesuré le domaine, de faciliter les invasions bienfaisantes et les migrations nécessaires, d’aider à la cohésion du pays. C’est à ce dernier titre que nos grandes routes doivent justement leur épithète de nationales ; elles ont été à l’origine les liens matériels et visibles de l’unité française.

Elles peuvent le redevenir encore. Même pendant le long discrédit qui les a frappées, elles ont rendu rie grands services l’industrie et au commerce. Sans doute le mouvement de la circulation y a singulièrement décru ; l’éminent spécialiste que nous citions plus haut constatait lui-même cette rareté croissante des voyageurs sur les routes nationales. Eu 1893 encore, quand l’automobilisme ou le cyclisme n’avaient pas pris le développement qu’ils ont acquis dans la suite, ce mouvement se chiffrait en moyenne à quatorze colliers par jour et représentait sept voitures au plus avec l’attelage ordinaire il deux chevaux.

Le trafic avait subi, lui aussi, un fléchissement marqué. Encore les grandes routes absorbaient-elles jusqu’en 1888 plus d’un septième du trafic par voie de terre. Ces proportions baissaient évidemment dans le voisinage des artères maîtresses du réseau ferré. Près des lignes Paris-Calais, Paris-Strasbourg, Paris-Rouen, elles n’étaient plus que d’un quinzième. Mais les trains n’avaient pas toujours la partie si belle.

Les statistiques dressées par M. Auerbach montrent, par exemple, que, tandis que sur la ligne ferrée de Clermont à Tulle, longue de 220 kilomètres, le tonnage kilométrique atteignait, en 1888, près de 28 millions de tonnes, il se maintenait à près de la moitié sur la route n°85 qui relie l’une à l’autre ces deux villes. De Tours a Montluçon, le chemin de fer transportait 12 millions de tonnes ; la route n°143, presque parallèle, 9 millions 1/2. De La Flèche à Saumur, 700 000 tonnes kilométriques à peine étaient confiées au railway et plus de 3 millions à la route n°138. La ligue de Poitiers au Blanc et la route contiguë n°151 jouissaient d’un trafic à peu près égal. De Gap à Briançon, le mouvement de la voie ferrée ressortait à 225 000 tonnes kilométriques ; celui de la route n°94 au même chiffre, etc., etc.

Or, dans la statistique précédente, on peut remarquer qu’il n’est question que de tronçons fort modestes, circulant à travers des contrées longtemps déshéritées et où il semblait que le chemin de fer dût l’emporter de haute lutte. Il n’en a rien été. Et, aussi bien, est-ce une opinion assez accréditée chez les économistes que le trafic des routes nationales, loin de perdre au contact des chemins de fer, pourrait recevoir d’eux une impulsion décisive. Le chemin de fer provoque en effet la création d’industries nouvelles, apporte et appelle des produits qui trouvent des débouchés jusqu’alors inaccessibles, une clientèle et des profits inattendus.

On le voit, c’est moins au trafic qu’à la circulation des routes nationales que les chemins de fer ont porté un coup fâcheux. Sans doute, la diminution de la circulation entraînait par elle-même des conséquences assez graves ; ce n’était pas seulement l’industrie du roulage et des diligences qu’elle frappait : elle atteignait aussi dans sa source tout ce petit commerce épars au long des grandes routes et qui vivait du passage des voyageurs.

Les hôtelleries, les relais semés sur ces routes ont dû fermer boutique ; les agglomérations qui s’étaient formées autour d’eux n’ont pas été moins atteintes. Au point de vue économique, cette déperdition était largement compensée par la vie nouvelle, le développement inattendu que prenaient l’industrie et le commerce des localités favorisées par le passage de la voie ferrée. Il n’en est pas moins vrai que, si au total le gain compensait la perte, cette perte était douloureusement sentie par une partie de la population.

Le régime même des routes nationales en souffrait cruellement. On ne les entretenait plus qu’à regret on leur témoignait une indifférence qui achevait de les ruiner. C’est pour protester contre cet injuste dédain que M. de Freycinet adressa aux préfets, le 2 août 1878, une première circulaire où il attirait leur attention sur les routes nationales, « ce précieux capital que nous ont légué les générations antérieures et que nous sommes en train de dissiper ».

Deux ans plus tard, M. Sadi Carnot, ministre des Travaux publics, obtenait du Parlement un crédit de 120 millions pour l’entretien et la réfection des routes nationales. Mais celles-ci n’étaient point au bout de leurs peines. Un dernier assaut devait être tenté contre elles en 1887 par le projet de loi de M. Keller. « Depuis l’établissement des chemins de fer, disait ce projet de loi, il n’y a plus en France de circulation nationale ni même de circulation départementale. Aussi les routes nationales n’ont-elles plus de raison d’être. »

Grave erreur, que l’avenir devait se charger de dissiper et qui, heureusement, ne fut pas partagée par les membres de la Commission parlementaire. Les routes, depuis lors, se sont en effet relevées de leur décadence. Comme le faisait remarquer M. Auerbach, elles ont, à la vérité, borné leur ambition et appris à servir des intérêts plus médiocres. Elles se sont associées à l’œuvre du chemin de fer ; mais leur collaboration, pour modeste qu’elle soit, peut être tenue pour indispensable. On s’en aperçoit bien aux Etats-Unis, où le défaut de routes, loin d’être compensé par l’extension des chemins de fer, en est au contraire aggravé.

Quoi qu’il en soit, il est heureux que le déclassement de nos routes nationales n’ait point été prononcé sous prétexte d’unifier le service de la voirie, mais en réalité pour imposer aux départements l’entretien de toutes les routes qui les desservent. Le moment semble venu, en effet, où notre réseau routier reprendra un rôle actif dans la circulation. On constate déjà, sur le mouvement des années précédentes, un accroissement significatif du nombre des voyageurs. Cet accroissement n’est pas dû aux voitures attelées, mais aux bicyclettes, aux automobiles et aux tramways.

Les deux premiers surtout de ces moyens de locomotion semblent avoir fait merveille. Combien de villages abandonnés, d’agglomérations sacrifiées, ont déjà été visités par eux ! C’est le pittoresque qui tente avant tout leurs propriétaires. La vieille hôtellerie familiale, où ne s’arrêtaient plus que quelques rares rouliers, reprend vie grâce à eux. Ils remettent une animation sur les grands rubans nus qui se déroulaient mélancoliquement à travers la campagne. La trompe de l’automobile, le léger grelot de la bicyclette, ont remplacé le fouet des conducteurs ; et après tout leur stridence vaut bien son claquement.

Mais c’est du jour surtout ou l’automobilisme sera entré dans une voie pratique, où ses prix deviendront accessibles à tous, qu’une ère nouvelle commencera pour notre réseau routier. Quelques années y suffiront, et c’est pourquoi l’attention des pouvoirs publics doit se désintéresser moins que jamais des routes nationales. L’argent dépensé à leur entretien n’est peut-être pas d’un rapport immédiat : c’est, à coup sûr, un bon placement pour l’avenir.

Comme elles ont été autrefois les agents de l’unité française, les routes nationales tendront de plus en plus à répandre dans tout le corps public et jusque dans les villages les moins favorisés jusqu’ici une partie des réserves économiques accumulées dans le centre et qui y trouveront leur écoulement naturel.

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