LA FRANCE PITTORESQUE
Jurons : étymologie, évolution du
langage juratoire au fil des siècles
(D’après « Cahiers de l’Association internationale
des études francaises », paru en 1957)
Publié le dimanche 22 janvier 2023, par Redaction
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Qu’y a-t-il de plus populaire — dans toutes les acceptions du terme populaire — que ces éléments du discours familier de toutes les époques et qui, depuis le Moyen Age jusqu’au classicisme, émaillent en particulier toute la littérature dialoguée ? Ardu mais riche d’enseignements est le décryptage de la formation et du sens de pittoresques expressions telles que Par la sang Dieu ! Si m’aït Dieus ! En nom de mi ! Par Manenda ! ou encore le curieux Vertuchoux ! juron de femmes des XVIIe et XVIIIe siècles
 

Si le sujet paraît frivole, il ne l’est que superficiellement, car la solution du problème que peut poser telle formule juratoire peut être plus riche d’enseignements sur la psychologie des sujets parlants, et sur le mécanisme linguistique en général, que la simple constatation que, par exemple, homme représente le latin hominem, bœuf le latin bovem, ou engin le latin ingenium, faits qui, pour être évidents, n’en sont pas moins censés dignes d’être énoncés et de trouver une place en des livres respectables.

La recherche étymologique des éléments du langage « normal » comporte, on le sait, une soumission docile et sans question aux rigueurs des soi-disant lois phonétiques, et se poursuit entre les limites des affiliations sémantiquement plausibles. Dans l’étude des jurons, au contraire, le linguiste opère sur un matériel où, à première vue, il semble que les règles du développement normal du langage aient cessé de jouer, dans un domaine où paraît régner une licence absolue, où tout n’est que caprice, fantaisie grotesque, cocasserie : « Par le sambre guoy de bois ! Corpe de galline ! Vertus d’autre que d’un petit poisson ! » dira Panurge ; et ce ne sont là que des spécimens à peine outrés de ce qui nous confronte dans ce domaine.

Cependant, à condition de se rappeler certains phénomènes du langage normal, à condition aussi de tenir compte de certains procédés de création analogiques qui caractérisent la vie de l’argot et même du langage populaire en général, on parvient, non pas, certes, à tout résoudre — loin de là — mais à mettre un certain ordre dans ce qui paraît n’être qu’arbitraire et confusion,

II est caractéristique en effet du langage juratoire de manifester sous une forme exagérée, hypertrophiée et souvent, pour ainsi dire, caricaturale, les phénomènes bien connus du langage régulier. Il est constant, notamment, que pour mettre en œuvre, pour manier le matériel linguistique dont l’homme dispose, il est obligé d’établir des catégories de mots à fonctions semblables, des noms de choses, des noms d’état ou d’action, des outils de présentation et de composition. Il est constant aussi qu’à l’intérieur de ces catégories il y a une tendance, plus particulièrement en morphologie, sinon vers l’uniformité, du moins vers une certaine régularité, qui se réalise le plus souvent par l’élimination de formes aberrantes, plus rarement par l’extension de formes qui, quoique « irrégulières », en tant qu’exceptionnelles, semblent présenter certains avantages comme marques distinctives d’une fonction.

On sait, par exemple, que les trois terminaisons latines — -ètis, -itis avec i long ou bref — ont toutes été éliminées en faveur de -atis, au présent de l’indicatif des verbes français, comme l’ont été à l’imparfait -abam et -iebam en faveur de -ebam et, d’autre part, que le passé défini en -iet des composés de dare (rendre, vendre, etc.) et le subjonctif présent en -ge, des verbes comme sourdre et terdre, ont gagné d’autres verbes, grâce, en partie sans doute, à la qualité distinctive, au relief, que leur conférait leur irrégularité apparente.

Or, étant donné que la catégorie interjection et, notamment, la catégorie interjection juratoire, sont bien établies dans la conscience linguistique des sujets parlants, étant donné d’autre part que le juron est, de par son origine même, le domaine de l’indiscipline, voire de la révolte, nous pouvons nous attendre à des transferts analogiques autrement audacieux, à des croisements bien plus aventureux que ceux des catégories plus spécifiquement grammaticales.

On ne s’étonnera pas, par exemple, que sous l’influence de jurons fréquents comme Par la mort Dieu ! Par la vertu Dieu ! les mots sang, corps et ventre changent parfois de genre, pour paraître au féminin dans les jurons Par la cor(ps) Dieu ! Par la sang Dieu ! Par la ventre bleu ! (Exemples, soit dit en passant, qui rappellent le toute jour du Moyen Age, parallèle à toute nuit, et qui rend vraisemblable l’explication du genre féminin qu’a pris en français, et partiellement en espagnol, le latin mare par association avec terra).

On acceptera même comme normal, dans ce domaine particulier, que ces changements associatifs s’étendent jusqu’à la syntaxe, que, par exemple, sous l’influence de jurer, qui, selon les époques, a des synonymes comme sacrer, pester, maugréer, renier, on arrive à dire, sur le modèle de jurer Dieu que... :

« ... et regnierent Dieu que lui et ses complices auroient mal soir. » (Cent nouvelles nouvelles, LXXXII.)

« S’il dit que non, dites : « Le vilain ment ! » / Renoyant Dieu que vous le destruirez. » (P. Michault, Le Doctrinal)

Une autre constante du langage en général, c’est celle de l’usure, de l’affaiblissement progressif qui atteint les termes émotifs ou hyperboliques — une mère inquiète est terriblement ou atrocement tourmentée ; il y a une éternité qu’elle n’a vu son fils ! Or le langage juratoire est le domaine par excellence de l’affectivité, et l’hyperbole l’une de ses figures de prédilection : ainsi, si, au Moyen Age, on peut se contenter de jurer par cent diables, il faut, pour satisfaire l’exubérance du XVIe siècle, mille millions de panerées de beaux diables (Du Fail), voire même cinq cent mille et millions de charretées de la même marchandise.

Le juron, donc, progressivement dévalorisé, finit par se vider sémantiquement et, de formule solennelle par laquelle on engageait sa vie, son salut éternel ou ceux de ses proches, devient une simple interjection, renforçant ou embellissant le discours. Parvenu à cet état de dépérissement sémantique, il peut subir aussi des modifications de forme qui le rendent méconnaissable, que ce soit des réductions dues à la fréquence même de son emploi et à l’indifférence « énonciatoire » qui en résulte, que ce soit des métissages, des contaminations provenant d’autres membres de sa catégorie, que ce soit enfin des transformations plus arbitraires, plus voulues, celles qu’effectue la simple fantaisie verbale des locuteurs.

Un bon exemple de dépérissement sémantique, et de la réduction, de l’oblitération formelles qui en résultent, c’est le sort du jurement Si m’aït Dieus ! formule, très énergique à l’origine, par laquelle on garantissait la vérité de son dire, la sincérité d’une promesse, ou la bonne foi de ses intentions : « Que Dieu me vienne en aide, dans la mesure, s’entend, où je dis la vérité, où je tiens mes engagements ». D’un emploi de tous les instants, à en juger par sa fréquence dans les textes, cette formule finit par se vider sémantiquement, par ne plus s’analyser, pour ne devenir qu’une simple interjection, formellement corrompue et réduite, et dont seule la dernière syllabe évoque le véritable serment d’autrefois.

Comment reconnaître, en effet, dans les formes abrégées midieux, maidieu, mesdieux, que semble affectionner le langage féminin du XVe siècle, le verbe aidier de l’ancien français ? Au XVIIe siècle, on en abandonne l’emploi, mais il est permis peut-être de retrouver dans l’expression jurer ses grands dieux quelque chose de la variante (si) mes dieux du XVe siècle et, vu la facilité avec laquelle, dans les jurons, le Diable prend la place de son antonyme (on renie le diable aussi volontiers que l’on renie Dieu), il n’est nullement impossible que midieux, senti comme mille dieux, ait été pour quelque chose, sinon dans la genèse de l’expression mille diables, du moins dans le succès dont elle a bénéficié et sa subséquente prolifération.

Le cas de Manenda ! autre juron affectionné par les femmes et qui se rencontre très souvent dans le théâtre des XVe et XVIe siècles, et qui s’emploie encore dans le peuple au XVIIe siècle est à la fois plus compliqué et plus intéressant. Il se présente sous une étonnante variété de formes : Enanda ! Anenda ! Anda ! Emmanenda ! Par nenda ! Par mon enda ! (en trois mots), Par mandea ! et d’autres encore, à côté de Manenda ! que nous avons pris comme type. Il n’y a guère d’exemple plus instructif des phénomènes de dépérissement sémantique et de métissage dont il a été question plus haut.

Le désarroi de ses variantes suffit à en révéler la complète dévalorisation sémantique. Visiblement on ne le comprend plus. Pour en trouver la source première, il faut remonter au juron En nom Dieu ! (in nomen Deum) du Moyen Age, juron que proféraient sans sourciller les belles châtelaines (voir le Lai de l’Ombre) et que se permettait Saint-Louis lui- même, cet ennemi acharné des jureurs — sous une forme mitigée, euphémique, il faut le dire, En nom de mi ! et cela seulement jusqu’au moment où on lui en fit reproche.

C’est donc la forme Enanda ! ou Anenda ! qui a le mieux conservé les éléments sonores du juron médiéval : les deux consonnes s’y retrouvent encore, mais la voyelle de nom s’est affaiblie ou altérée et dieu(s) a pris la forme de la particule affirmative da de oui-da, nennin-da, dont le premier a survécu jusqu’à nos jours. Devenu inintelligible et ne s’analysant plus, Anenda ! se croise avec un autre juron affirmatif, Par mon âme ! de là Par Manenda ! et de là enfin Manenda ! sans préposition, à l’exemple de Mordieu ! pour Par la mort (de) Dieu ! et quantité d’autres.

D’autres phénomènes du langage juratoire rappellent, avons-nous dit, certains procédés caractéristiques de l’argot. Les avatars euphémiques du mot dieu, tombé lui-même au rang d’un simple suffixe par suite de cette dévalorisation sémantique dont nous avons parlé, les -gue, -goy, -guien, -dienne, -guienne des jurons paysans Palsangué ! Vertuguoy ! Tatiguienne ! etc., ou des formes comme Menimes ! Métriques ! pour (Par) mon âme présentent une certaine analogie avec les procédés de suffixation chers à l’argot. Mais c’est surtout l’utilisation fréquente de la dérivation ou substitution synonymique, procédé caractéristique de l’argot comme du langage populaire en général, qui permet de rapprocher les deux domaines. Ainsi on ne se contentera pas de jurer par le chef Dieu, la tête Dieu, le cœur Dieu ou le corps Dieu, on y ajoutera toute une série de jurons anatomiques dont Par le ventre ! Par la rate ! sont des exemples relativement modestes. Pour faire figure dans le monde, dit Michault :

Pourtant convient que tu extrayes
Les membres de Dieu de son corps,
Fréquentant de jurer ses playes,
Le sang, la mort...

On ne saurait terminer ce rapide exposé sans s’arrêter un instant sur la facilité étonnante et souvent déroutante avec laquelle les éléments des différents jurons se remplacent les uns les autres, chose qui encore une fois s’explique par la diminution progressive de leur portée sémantique ainsi que par l’étroite solidarité du groupe. Quelques exemples : Cordieu ! par calembour — car le calembour joue son rôle ici, tout comme dans l’argot — devient Corbille ! forme ancienne et dialectale de corbeille. On aura donc Par la sambille ! Par la ventre bille ! (Marivaux, La Surprise de l’amour) ; Par la mort ! amène Par la jarny ! ; Têtebleu ! par l’attraction de Tudieu ! forme tronquée de Vertudieu ! devient Têtubleu ! ; Pardieu ! devenu à peine plus fort que Par ma vie ! ; Jarnidieu ! (je renie Dieu) devient Jarnimavie ! ; Mortdieu ! Mort ma vie ! ; Merci Dieu ! Merci de ma vie ! ; Vertudieu ! Vertu de ma vie ! etc.

Mort de ma vie ! étant affectionné par les dames du grand siècle (Madame de Sévigné), et De ma vie ! étant devenu équipollent à de Dieu, voici l’expression jour de ma vie qui se transforme en juron pour produire Jour de Dieu ! juron de la mégère, Madame de Sotenville, dans George Dandin, de la rageuse Madame Pernelle du Tartuffe et que l’on retrouve trois fois, sauf erreur, chez Marivaux : deux fois prononcé par des femmes — par Madame Sorbin (femme d’artisan, s’adressant à sa fille), dans La Colonie : « Comment soumise, petite âme de servante, jour de Dieu ! Soumise, cela peut-il sortir de la bouche d’une femme ? » (scène V) ; et dans une réplique de la suivante Cathos de la Provinciale (scène XVII), (si tant est que l’attribution de cette pièce à Marivaux soit exacte) ; une fois par un homme : Arlequin, dans Le Prince travesti, II, 11.

Et voici pour terminer deux étymologies qui ne sembleront plausibles que dans la mesure où l’on accepte comme normaux ces chassés-croisés d’éléments. D’abord, Vertuchoux ! juron surtout de femmes, et bien connu des lecteurs de la comédie du XVIIe et du XVIIIe siècles. Comment choux occupe-t-il ici la place de dieu ou de ses variantes, -bieu, -bleu, -gué, -guoy, -guienne, etc. ? C’est que chou, comme nom du légume, est concurrencé, dans la Wallonie par exemple, par cabus, un dérivé de caput « tête ». C’est que l’on parle de choux pommés ou cabus comme d’une variété appréciée et importante. C’est que pomme pour tête est de la meilleure langue populaire.

C’est que Tête ! (tout seul) , comme Jarny ! pour Jarnidieu ! est une abréviation courante pour Têtedieu ! ou Têtebleu ! Dieu aussi s’emploie tout seul. Tête et Dieu, également désémantisé, peuvent se remplacer l’un l’autre. Et chou, le chou pommé, peut en cette capacité remplacer tête. Un texte de Rabelais nous le montre en effet dans ce rôle : « Chou ! dist frère Jean, ils s’en repentiront, dondaine, ils s’en repentiront dondon : beuvons, amis ! » (Livre V, ch. VI)

Le chou de Vertuchoux ! qui à première vue ne semble être qu’un suffixe fantaisiste est le Chou ! de Rabelais, lequel n’est qu’une substitution synonymique ou métonymique de Tête ! C’est bien compliqué, dira-t-on, mais il ne faut pas chercher la simplicité dans ce domaine, et le cas suivant est, sinon plus compliqué, du moins plus étonnant. Il s’agit du mot diantre, d’une histoire qui pourrait s’intituler « Le Triomphe de Lucifer ».

Dans la troisième des Dix Conférences en patois de la banlieue parisienne, publiées par Rosset, on rencontre un juron que Rosset lui-même n’a pas relevé, à savoir Guian ! Qu’est-ce que Guian ? On sait que dans la langue populaire de l’époque on prononçait guiable ou guieble pour diable, guieu pour dieu, étuguié pour étudié, etc. Guian représente donc la forme populaire de dian. Et dian ? Dian, c’est la prononciation plus vulgaire de ce qui dans la langue supérieure se prononce dien (cf. rian pour rien, bian pour bien), c’est-à-dire le latin diem, prononciation bien attestée par Thurot et d’autres.

Et que vient faire diem dans cette histoire ? « Si j’en ay ? respond l’Apothicaire : ouy perdiem, du plus beau. » (Du Fail, Balivernes) Perdiem, c’est-à-dire Pardieu ! A propos de per dies ! variante qui se lit dans la Nouvelle LXV des Contes de Des Périers : « Laisse faire, dit le régent. Per dies ! elle en aura », l’éditeur Jacob fait le commentaire suivant : « Au lieu de per deum, jurement déguisé. On dit encore pardienne, qui vient de per diem. Un bon curé disoit que c’étoit le jurement de David, et le prouvoit par le verset 6 du pseaume 120 : Per diem sol non uret te. »

Ainsi, dian, dien et dienne sont des euphémismes pour dieu ; et dienne, qui doit représenter une prononciation de diem à mi-chemin entre la prononciation ancienne et la prononciation réformée, figure bien dans de nombreux jurons : Feston dienne ! (Rabelais) pour festum deum, (par la) fête Dieu, mordienne ou, forme paysanne, morguienne, etc. Pour en revenir à dian, celui-ci, sous sa forme paysanne guian, ne sert, à chacune des onze fois qu’il paraît dans notre texte, qu’à fournir le déclenchement vigoureux d’une phrase. Il n’a plus de sens réel, à proprement parler.

Il est donc tout prêt à subir l’un de ces métissages caractéristiques de notre famille. Il se croise en effet avec un autre mot déclencheur, Ventre ! Il devient diantre. Mais comment a-t-il pu changer de sens ? Comment, de dieu qu’il était, devenir diable ? C’est que dans ce domaine particulier, les mots dieu et diable ne désignent plus celui qui règne dans les cieux et le prince des ténèbres, ce sont simplement des pièces interchangeables d’un mécanisme d’expression affective : on jure de par le diable, comme de par Dieu, par la mort de diable (Du Fail, Balivernes) comme par la mort de Dieu, on renie, nous l’avons vu, et l’on avoue le diable comme on renie et avoue Dieu ; et Diable ! et Dieu ! servent également d’interjections introductrices de phrases : il s’agit de simples substitutions de mots, facilitées d’ailleurs en l’espèce par l’identité des initiales et l’influence qu’exercent souvent l’un sur l’autre deux antonymes. Il n’est nullement question d’un surcroît de sacrilège, encore moins de manichéisme ! Diantre, ainsi allongé et rapproché formellement de diable s’enrichit d’un nouveau sémantisme qui vient occuper la place que l’euphémie et l’usure conjointes avaient rendue vide.

L’étymologiste qui s’aventure dans le jardin des jurons français, dans l’attente d’y trouver un délassement parmi ses floraisons étranges, ses statues grotesques et rieuses, risque bien de se perdre dans ses allées tortueuses, si encore il a eu la chance d’éviter toutes les chausse-trapes qui le guettent.

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