LA FRANCE PITTORESQUE
Fontaine (La) de la fée celtique Mica :
son eau reflète le visage du futur époux
la veille de la Chandeleur
(D’après « Bulletin de la Société académique de Brest », paru en 1895)
Publié le dimanche 1er février 2015, par Redaction
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La veille de la Chandeleur 1794, en pleine Terreur révolutionnaire, lorsque Marie Ermel se rend à la fontaine de Bulat, dans les Côtes-d’Armor, dont la légende affirme qu’en ce jour elle révèle aux jeunes femmes le visage de leur futur époux, elle y recueille une révélation effrayante à ses yeux : la fée celtique lui donne à voir l’image d’un homme sexagénaire. Par quelle étrangeté la « prophétie » va-t-elle s’accomplir ?
 

On est au soir du 1er février 1794. Marie Ermel, fille du vieux marquis de Trévezel qui a dû, à cette époque où la Terreur bat son plein, échanger, pour plus de sécurité, son titre de noblesse contre le nom plus roturier de Marc Tréludon, habite avec son père le manoir presque en ruines de « La Haie » depuis la mise sous séquestre de leur hôtel familial à Paris.

Tout emmitouflée de châles et de fourrures, accompagnée de sa vieille bonne, Marianne, connue pour sa superstition et son entente avec le diable à dix lieues à la ronde, descend silencieusement le rude sentier aux cailloux pointus qui mène à Bulat. Bulat, la cité des Fontaines, fait d’un presbytère et de deux ou trois chaumières abrités par la haute flèche ajourée de sa merveilleuse église qui surgit par delà les dos blonds des collines. Elles vont, sous le beau clair de lune, à la recherche de quelque source au chant clair, limpide et fraîche. Et bientôt l’atmosphère, imprégnée d’une exquise odeur de mousse humide, indique la fontaine entourée d’une vénération immémoriale, encadrée d’un mur en pierres de taille, naïvement sculptées et dédiée à l’antique fée Mica.

Marie Ermel trempe son visage et ses mains dans l’onde unie, puis prononce lentement les paroles sacramentelles que lui a enseignées, moyennant une obole, la vieille prêtresse en haillons, aux traits ridés, aux lèvres marmottantes qui va de chaumière en chaumière, de château en château la veille de la Chandeleur, qui s’arrête sous les toits où dorment de jeunes femmes superstitieuses, où reposent des têtes folles de fillettes curieuses de connaître leur destin.

Dans le miroir de l’onde unie,
Fée Mica, montre-moi un instant
Celui qui sera mon amant !

Presque aussitôt, pour Marie Ermel, le charme opéra. Au milieu de l’eau, dans un brouillard subitement levé mais qui peu à peu s’éclaircissait, une forme se précisa, puis se fondit en une seule apparition. Et Mlle de Trévezel distingua une tête de vieillard aux cheveux grisonriants, aux joues brunies sous une belle barbe blanche qui lui souriait. L’idée que la Fée celtique lui destinait pour époux un sexagénaire, au moins, l’effraya tellement que revenue à « La Haie » elle n’en dormit pas de la nuit. Le lendemain, à table, encore bouleversée de la vision de Bulat, elle ne put se défendre d’en parler à son père. Le vieux gentilhomme qui, malgré son grand âge, avait conservé bon appétit, tout en ne perdant pas une bouchée, railla doucement la fillette, se moqua de ses évocations de la Chandeleur et lui rappela qu’elle était fiancée de longue date à son beau cousin Després-Gentils qui, pardieu ! lui, était loin d’avoir la tête chenue et le grain de tabac d’Espagne sur le jabot.

Mais voilà que tout à coup des voix d’hommes dans le vestibule se font entendre et que soudain la porte s’ouvrant avec fracas laisse voir sur le seuil de la salle à manger cinq hommes habillés de longues houppelandes grises, portant les cheveux très longs, noués sur la nuque par un large ruban et sur le visage un loup de velours noir.

– Citoyen Marc Tréludon, scande la voix jeune, fraîche et bien timbrée de celui qui parait être le chef, nous venons perquisitionner chez toi. Tu caches depuis hier soir dans ta chambre ou ton grenier le vieux curé de Saint-Mikel... Mes hommes que voilà ont vu ta fille cette nuit errer près du presbytère, autour de Bulat et regagner avec lui, déguisé sous des habits de femme, « La Haie ». Inutile donc de chercher à feindre ou de résister. Allons, fais-nous vite les honneurs de ton pigeonnier.

– Citoyen, répondit en se levant le marquis de Trévezel, je te donne ma parole qu’il n’existe pas l’ombre d’une soutane chez moi. La personne qui accompagnait hier soir ma fille à Bulat n’est autre que sa vieille nourrice, Marianne : toutes deux revenaient de la fontaine évoquer les visions superstitieuses et naïves de la Chandeleur. Maintenant, perquisitionnez, si bon vous semble

Et gracieusement se tournant vers celui qui avait parlé : « Te plairait-il, citoyen, de partager notre dîner ? » Les hommes firent en conscience leur visite domiciliaire au manoir de « La Haie » et en furent pour leurs frais. Toujours masqué, Marc Tréludon ne put, ni pendant le repas, ni au salon, distinguer un seul instant le visage de son hôte improvisé. Seules des inflexions de voix déjà surprises, entendues ailleurs, ayant sûrement autrefois frappé son oreille, lui disaient qu’il n’était pas en présence d’un inconnu. Maïs où ? quand ? Il ne se le rappelait plus et il restait rêveur en face des attitudes, des façons de langage, des gestes qui révélaient en son convive, à certains moments, l’homme de son monde à lui... Et lorsqu’il en prit congé, la nuit venue, il lui sembla que les yeux bleus du masque s’arrêtant sur Marie Ermel venaient tout à coup de se voiler sous des larmes vite refoulées et que la voix tremblait dans un remerciement chaleureux et sincère.

Pourquoi s’était-il attendri cet homme qui gardait le masque à table, qui aurait voulu persécuter un vieux prêtre ? Marie Ermel, elle, passa une nuit agitée à se ressouvenir de la façon respectueuse et qui, un tantinet, fleurait l’amour avec laquelle il l’avait tout de suite rassurée au premier instant de frayeur... puis ces regards qui s’étaient fait si doux, presque caressants au moment des adieux... Mais quand vint le matin, le père et la fille trouvèrent le nom du chef des perquisitionneurs : un bout de vélin, tombé sans doute par mégarde, dans le salon près de la table à thé, portait au-dessous d’une couronne de comte ces deux mots : « Paul Després-Gentils ». Alors le vieux marquis de Trévezel, indigné, sentit des larmes de honte monter à ses yeux pour celui qui allait devenir son fils ; le maudit, le renia et mourut de saisissement et de douleur quelques jours après.

Fontaine de Bulat

Fontaine de Bulat

Des années et des années s’écoulèrent. Marie Ermel, devenue vieille fille, vit seule à « La Haie » avec sa vieille bonne, Marianne, maintenant octogénaire. Elle a refusé toute alliance et n’a pas voulu recommencer le rêve bleu de ses jeunes années, remplacer l’image qui a empli tout son cœur autrefois...

Or, ce soir, c’est encore la Chandeleur et plus nombreux les souvenirs reviennent à l’esprit de Marie Ermel... Comme il y a vingt-cinq ans, les bois n’ont plus leur parure et parmi les grands arbres plus de chant d’oiseaux. L’hiver a rongé les herbes, aplati les fougères, les gelées, les bourrasques et les pluies ont arraché les feuilles des grands chênes ; seuls les rameaux des haies cèdent sous l’effort de la sève qui monte. La cloche vient de sonner le dîner. Mlle de Trévezel va se mettre à table quand soudain, comme il y a vingt-cinq ans encore, la porte de la grande salle s’ouvre avec fracas et, sous la clarté opaline des hautes lampes, apparaît sur le seuil un homme aux cheveux grisonnants, en habits à la française, aux joues brunies sous une belle barbe blanche, qui lui sourit : telle l’apparition dans le miroir de la source de Bulat.

« Je viens, comme autrefois à pareil soir, réquisitionner votre souper, ma belle cousine, fait le nouveau venu en s’inclinant pour un baise-main, mais cette fois, en honnête homme, en gentilhomme. » Est-ce sa solitude prolongée qui prédispose à l’indulgence la vieille fille ou bien les brèves minutes de tendresse entrevues dans ses rêves de fillette et si vite envolées qui sommeillent encore dans un coin de son âme ? Sa tête tourne, mais c’est un vertige très doux, un éblouissement délicieux. Et c’est avec un souhait de bienvenue qu’elle accueille son vieux parent, son fiancé d’autrefois.

Un second couvert est vite apporté. Assis en face d’elle, le comte Després-Gentils fait honneur au repas de son hôtesse. Il se montre bon convive, brillant causeur et raconte avec beaucoup d’esprit comment il avait été obligé, pour sauver le marquis de Trévezel et sa fille dont la retraite avait été découverte et signalée au comité révolutionnaire de Morlaix, de se mettre, en donnant le change sur son origine, à la tête de soldats insurgés la nuit fatale de la Chandeleur, puis ses aventures d’émigré.

Ils se séparèrent très avant dans la nuit, mais tous deux avant de quitter le bon feu de bois qui chantait joyeusement dans la haute cheminée de « La Haie », comme pour fêter le retour de l’un, accompagner la joie de l’autre, ils décidèrent de s’épouser après Pâques. La fée Mica n’avait point trompée Marie Ermel et la vision de la Chandeleur se réalisait : Mlle de Trévezel épousait le vieux gentilhomme dont l’image lui avait souri vingt-cinq années auparavant dans la fontaine de Bulat.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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