LA FRANCE PITTORESQUE
Enfants mal élevés et criminalité :
conséquence funeste d’un remplacement
de l’éducation par l’instruction ?
(D’après « Enfants mal élevés. Etude psychologique,
anecdotique et pratique », paru en 1890)
Publié le dimanche 12 juin 2016, par Redaction
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Consacrant à la fin du XIXe siècle une étude aux enfants mal élevés, l’avocat à la Cour de Paris Fernand Nicolaÿ voit en l’existence d’un tel fléau non seulement la conséquence directe et perverse d’une formation de l’esprit consistant en la seule instruction et faisant l’économie de l’éducation, mais encore celle d’une démission de parents « empressés d’accueillir cet expédient qui met une sourdine à leur conscience », et blâme une instruction publique qui « s’attache d’abord à enseigner aux enfants leurs droits » mais ne parle pas assez du devoir, corrélatif nécessaire.
 

S’il y a tant d’enfants mal élevés, estime Fernand Nicolaÿ – plus tard auteur de Les origines du monde et la science au XIXe siècle (1892), d’une Histoire sanglante de l’humanité (1909) ou encore de L’Ame et l’instinct (1922) –, c’est parce qu’aujourd’hui, plus que jamais, on prétend remplacer l’éducation par l’instruction ; confusion si funeste, si généralement commise, qu’il importe déjà signaler avec quelque développement. La cause originaire de nos malheurs sociaux est l’ignorance, dit-on. D’accord ! mais de quelle ignorance veut-on parler ? Peut-on soutenir que l’instruction suffise à former l’enfant, à le moraliser, à le bien élever enfin ?

Classe pendant une leçon de géographie. Peinture de Carl Hertel (1874)

Classe pendant une leçon de géographie.
Peinture de Carl Hertel (1874)

Là est le problème. Pour nous en rendre compte, nous ouvrons les manuels scolaires et nous lisons : « La grammaire est l’art de parler et d’écrire correctement. » Nous prenons un autre livre : « Une île est une portion de terre entourée d’eau de tous côtés. » Un autre : « Le gramme est le poids d’un centimètre cube d’eau distillée... » Et vous voulez que l’enfant en conclue qu’il doit être respectueux, sincère, charitable, probe, moral, honnête homme en un mot ! Dès lors, si l’instruction n’apprend pas tout cela, il est de toute évidence qu’elle ne moralise pas par elle-même. Comment, s’écrie Robert Spencer, comment l’orthographe, l’analyse logique, l’addition, sauraient elles seules, suggérer le respect de soi et celui des autres ?

Mais une objection surgit. « La conclusion n’est pas légitime, dira-t-on. Sans doute, la grammaire ne forme pas le cœur ; sans doute, la table de Pythagore ne va point à l’âme de l’enfant ; sans doute les « leçons de choses n’éveillent guère la délicatesse des sentiments ; « pourtant vous oubliez que l’instruction comprend aussi l’étude des philosophes, et des penseurs. Il serait curieux d’entendre plaider que les œuvres magistrales de ces grands maîtres sont impuissantes à moraliser. » Cette objection vaudra quelque chose, du jour où l’on aura trouvé le moyen d’initier à la philosophie de jeunes enfants de 6, 7 ou 8 ans.

Si d’autre part, on se réserve de ne commencer l’éducation qu’après l’épanouissement de l’intelligence, les mauvais instincts auront pris le dessus. Il ne sera plus temps alors ; on aura un adolescent vicieux. Assurément, quelques privilégiés pourront, en suivant des cours supérieurs et grâce à un commerce quotidien avec les génies de la littérature, acquérir une moralité relative ; mais c’est là l’exception. D’ailleurs, pourquoi l’étude sérieuse et prolongée de ces œuvres est-elle salutaire, si ce n’est parce que toutes, à peu près, sont pénétrées d’un esprit religieux qui en fait autant de traités de morale ? En tout cas, le peuple les ignore.

Il faut donc que ce soit l’enseignement lui-même en général, et surtout l’enseignement populaire, qui forme journellement dès le bas âge le cœur de l’enfant. Eh bien ! rien qu’avec l’instruction, ce résultat ne sera jamais obtenu. Autre chose est nécessaire. Il est manifeste, qu’en dépit de la raison et de la grammaire, on persiste à attribuer à l’instruction, les effets salutaires qui découlent de l’éducation seule. Partout se renouvelle cette équivoque singulière ! On veut persuader aux parents, empressés d’accueillir cet expédient qui met une sourdine à leur conscience, qu’ils n’ont rien à surveiller, rien à corriger ; qu’ils sont en droit de se désintéresser de leur mission, et que s’il y a des réformes à poursuivre, il suffit de s’en remettre à la Société.

Et, comme celle-ci n’est pas une entité extérieure à nous tous, on se demande quelle peut être l’issue d’une pareille situation. On devrait au contraire chercher à réveiller les esprits de cette léthargie morale où ils sommeillent. On n’ignore pas ses devoirs : le courage fait défaut. Il manque donc un enseignement fortifiant qui ne parle pas seulement à l’intelligence, mais au sentiment, à la volonté, au cœur.

Alléguera-t-on que l’instruction moralise, par là même qu’elle développe les facultés ? reprend-il. A cela, nous répondrons que, développer la puissance intellectuelle d’un individu en le laissant privé de direction et de croyances, c’est multiplier le mal par lui-même. Qu’un enfant aux mauvais instincts soit dépourvu d’instruction : son influence ne saurait s’étendre bien loin, elle ne dépassera pas le cercle de sa médiocrité.

Mais, cultivez cette intelligence de façon à en décupler les énergies, et négligez de la moraliser... D’abord, elle s’éloignera des principes du sens commun les croyant indignes d’elle, précisément, parce qu’ils doivent être le partage de tous ; elle ne recherchera que le brillant paradoxe, le fin du fin, comme dit La Bruyère : le raisonnement bannira la raison. Puis, profitant de l’expérience du passé, et transformant la science en auxiliaire inconscient, elle en arrivera par un perfectionnement funeste, à une sorte de barbarie civilisée, la pire de toutes. Alors, au lieu d’un délinquant vulgaire, vous aurez un criminel de haute marque, qui défiera la Justice et tiendra en échec la Société.

L’histoire nous apprend que, de tout temps, la formation de la jeunesse a été l’objet de la sollicitude des Législateurs et des Philosophes. En Grèce, puis à Rome, l’éducation nationale est exclusive. Il n’y a plus d’individus, mais un peuple qui absorbe les personnalités ; plus de foyers pour ainsi dire, mais des places publiques. Bientôt une ère nouvelle s’ouvre pour l’humanité ; un enseignement inconnu jusque-là commence... Il a l’austérité de la discipline spartiate, et la pureté d’une doctrine sublime. En réalité, c’est seulement à dater de ce moment que l’éducation apparaît dans le monde : du haut de la chaire, le prêtre enseigne la Foi et la Science.

A notre époque, poursuit plus loin Nicolaÿ, l’instruction publique s’attache d’abord à enseigner aux enfants leurs droits, c’est-à-dire ce qu’ils peuvent exiger des autres à leur profit. Mais on ne parle point assez, à beaucoup près, de ce corrélatif nécessaire, le devoir ; ou bien on s’en tient aux généralités fastidieuses et vaines. Il en résulte que la jeunesse, apprenant comme suprême morale à se faire rendre justice, en arrive à constituer une société où l’ordre semble impossible ; où l’on ne voit plus qu’antagonisme de droits, choc d’opinions, rivalité d’intérêts : une espèce de concurrence vitale, un festin où chacun veut prendre part et refuse de payer son écot ?

Nous corrigera-t-on, en disant qu’une analogie manifeste permettra à l’enfant d’apprendre ses devoirs, en étudiant ses droits ? Non certes ! car la réciproque n’est nullement vraie. La tendance naturelle à l’homme n’est-elle point égoïste ? Ne préfère-t-on pas commander à obéir ; abaisser les autres à s’humilier soi-même ? Faut-il de grands mouvements oratoires et d’entraînantes périodes, pour persuader au créancier de se faire payer, à l’insulté d’exiger réparation, à celui qui a été attaqué, d’opposer une légitime défense ?

Ah ! n’hésitons pas à le reconnaître : l’instruction sans l’éducation, voilà bien l’origine certaine des aberrations et de l’insubordination de la jeunesse. Aussi la France est-elle livrée à des révolutions périodiques... Aussi, les individus sont-ils en révolte permanente, l’inférieur contre son chef, le fils contre le père, le citoyen contre les gouvernants, et souvent les gouvernants contre la Liberté !

Ceux qui soutiennent que c’est aux parents seuls, qu’incombe le soin de l’éducation, distincte de l’instruction, prouvent par là, qu’ils n’ont jamais vu de près les familles qui constituent la grande majorité du pays. Le père qui travaille, a-t-il donc jamais le temps ? A-t-il souvent la science et l’autorité voulues ? Ce serait l’idéal. Par malheur, il est aussi impossible à l’homme du peuple de donner à son foyer l’éducation, que d’y faire la classe ; car la direction morale est un fait successif qui suppose une action quotidienne, une surveillance incessante. Il faut, dans la plupart des cas, recourir à l’intervention de maîtres étrangers.

Plus loin, Fernand Nicolaÿ invite ses lecteurs à considérer le tableau que présente une France faisant tant pour l’instruction et si peu pour la moralisation. Le fils du laboureur qui sait l’orthographe, explique-t-il, veut entrer dans les Administrations, même dans les Ministères. Et, comme les chefs du personnel ne découragent jamais les candidats « recommandés », (alors même que la demande ne viendrait en rang utile que pour le siècle suivant), le pauvre jeune homme, en attendant la réalisation de ses vœux, restera dans la ville où il compte trouver un emploi.

En classe, le travail des petits. Peinture de Henri Geoffroy

En classe, le travail des petits. Peinture de Henri Geoffroy

J’entends qu’il est libre de retourner aux champs paternels ; que les connaissances acquises, loin d’être défavorables, ne sauraient qu’aider à une exploitation intelligente... Il s’en gardera bien ! ce serait déchoir... Et le plus souvent, le père même partagera les sentiments de son fils. Assurément, d’un ingénieur, on peut faire un cantonnier, et d’un fonctionnaire, un garçon de bureau. Oui, on peut descendre ; mais on ne le veut pas, ajoute Nicolaÿ.

Notre jeune diplômé deviendra donc citadin, prendra les habitudes de la ville, se moralisera au théâtre, s’instruira au café, deviendra lecteur assidu du journal le plus avancé, c’est-à-dire de celui qui prêche le désordre. Et en effet ! si les événements suivent leur cours naturel, il lui faudrait avoir la longue vie des patriarches, pour entrer candidat-aspirant-surnuméraire, comme on l’a appelé spirituellement. Il attendra donc.

Et l’idée révolutionnaire, partagée par des milliers de déclassés ou de non déclassés, fera son chemin. Pendant ce temps, estime notre avocat, le pauvre père écrira à la frontière pour enrôler des moissonneurs mercenaires, parce que, faute de bras, ses foins se fanent sur pied, ou que le blé trop mûr s’égrène sur le sol !

Et Nicolaÿ d’y voir au point de vue social les conséquences inévitables du système : déclassement des individus, convoitises inassouvies, audaces et désespoirs de l’homme déçu et découragé, amenant à courte échéance, et d’une façon chronique des bouleversements, des ruines… et du sang. Comment en serait-il autrement ? renchérit-il. Le nombre des candidats n’est-il point décuplé, juste au moment où l’état de nos Finances oblige à réduire l’effectif des fonctionnaires ? Où en arrive-t-on socialement parlant... ? On n’en sait rien : personne n’ose même se poser cette question redoutable.

Pour l’avocat, le système éducatif qui aux « brevetés » ajoute les candidats évincés, ne parvient à produire qu’une légion d’affamés en quête d’un gagne-pain quelconque. Le cercle des connaissances exigées est si vaste, qu’à peine l’élève a-t-il le temps d’en faire le tour, comme au pas de course, sans s’arrêter nulle part. De nos jours le monument de l’instruction publique est tout en façade. Point de profondeur. Puis, dans cette façade, on a percé tant d’ouvertures nouvelles pour multiplier les vues, que l’œuvre même n’a plus aucune solidité.

Examinant plus loin la corrélation entre instruction et criminalité, Fernand Nicolaÿ avance que s’il était vrai que le défaut d’instruction fût la cause de tous les maux, qu’il est plus juste d’attribuer à l’absence d’éducation, on devrait arriver à ces deux conséquences sociales : d’abord qu’il doit y avoir une moralité moindre dans les campagnes où l’enseignement est moins soigné que dans les villes ; puis ensuite, que le sentiment du devoir doit être bien plus faible chez la femme que chez l’homme, qui fait des études beaucoup plus complètes – rappelons que notre auteur écrit en 1890.

Or, c’est précisément le contraire qui arrive, objecte-t-il. En effet, la population urbaine, qui ne forme que les trois dixièmes de la masse totale, fournit cependant près de la moitié des accusés : soit 3 contre 1. Et secondement, la statistique établit que la femme commet environ quatre fois moins de délits que l’homme et six fois moins de crimes. En un quart de siècle, sur cinq millions de délits, les hommes figurent pour quatre millions. Quant aux crimes commis par les hommes, la moyenne est de 84 sur cent ; par les femmes, 16 sur cent seulement. Enfin sur un total de 7 570 suicidés, il y en a 5 900 du sexe masculin.

La raison en est surtout dans ces deux mots, explique-t-il ; on donne encore à la fille l’éducation ; on se contente de faire instruire le fils. Et, en admettant même, que la femme ne développe pas cette éducation première, elle en conservera néanmoins une impression durable et profonde, car elle grandira sans connaître les sophismes du faux philosophe, les paradoxes du rhéteur, les témérités et les audaces de la demi-science.

Enfin, il réfute le raisonnement absurde mais cependant volontiers opposé à sa thèse : « La preuve que l’instruction moralise, c’est que, sur 100 criminels, 2 ou 3 seulement ont suivi des cours supérieurs. » Les naïfs trouvent cette preuve décisive ! lance Nicolaÿ, et la satisfaction avec laquelle on la reproduit chaque année, à l’époque du rapport sur la statistique criminelle, prouve la légèreté d’esprit de beaucoup. C’est comme si l’on disait : « Sur 100 délinquants, il n’y a qu’un bossu et 2 borgnes ; sur 20 criminels, il n’y a que 8 récidivistes et un forçat libéré. Donc, les borgnes, les récidivistes et les forçats sont plus moraux que les autres hommes... »

Est-ce que les érudits et les savants, ne sont point, eux aussi, la minorité dans la société, et même unis très petite fraction ?... Leur nombre étant extrêmement limité, les crimes qui leur sont imputables, doivent, de toute évidence, être bien plus rares que ceux relevés contre les citoyens vulgaires, écrit notre avocat. En effet, qu’on prenne au hasard dans la société une centaine d’individus : parmi eux, il ne se rencontrera peut-être qu’un homme ayant une haute culture intellectuelle. Donc, si la première catégorie, (celle des ignorants), est cent fois plus importante que celle des savants, elle pourra, en vertu même de la proportionnalité, fournir cent délinquants contre un, c’est-à-dire cent fois plus de coupables... : et le rapport restera rigoureusement le même.

En résumé, l’erreur commise est la suivante : on argumente, comme si les savants et les ignorants étaient en proportion égale dans le monde ! Or rien n’est moins exact. La thèse manque donc de critique et de justesse, bien qu’on ne se lasse pas de la rééditer, grâce à sa forme spécieuse.

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