LA FRANCE PITTORESQUE
Police scientifique (La) déjà chargée
des crimes non élucidés
voici plus d’un siècle
(D’après « Le Petit Parisien », paru en 1907)
Publié le dimanche 23 octobre 2016, par Redaction
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Tandis que l’expression « police scientifique » est perçue comme une création récente, un article de 1907 du Petit Parisien nous montre que des méthodes relevant de la science – détection d’empreintes, identification d’un cadavre endommagé, etc. – étaient déjà en vogue pour tenter d’endiguer une criminalité galopante, le nombre de crimes dont les auteurs restaient inconnus ayant décuplé entre les années 1830 et 1900
 

Elle est très suggestive, comme on dit, et vraiment instructive la statistique qu’on vient de publier par les soins du ministère de la Justice, peut-on lire dans l’article du Petit Parisien intitulé Science, crime et police du numéro du 28 septembre 1907. Elle nous déclare, notamment, que de 1831 à 1835, le nombre des crimes dont les auteurs n’ont pu être découverts, a été de 12 100. Et elle ajoute que de 1896 a 1900, c’est-à-dire de nos jours et pendant une même période de cinq années, ce nombre de crimes restés impunis a atteint le chiffre fantastique de 92 065.

Crime du bois de Vincennes (1905)

Crime du bois de Vincennes (1905)

Qu’est-ce que vous pensez de cette situation, bien faite pour augmenter l’audace des malfaiteurs ? interroge le chroniqueur. Dans l’espace d’un demi-siècle le nombre des criminels qui ont échappé aux rigueurs de la loi, a presque décuplé : voilà le fait brutal. Vient-il de ce que l’habileté des malandrins est devenue telle qu’on n’arrive plus à les prendre ? Ou bien faut-il s’en prendre à la police, qui ne sait plus nous défendre, qui n’est plus à la hauteur de sa tâche ?

Les deux thèses ont été soutenues. Des deux, laquelle est la vraie ? On raconte de Cuvier, un de nos plus grands naturalistes, qu’il arrivait à reconstituer un animal préhistorique en partant d’une dent trouvée dans une caverne. C’est encore par raisonnement, par analogie, de déduction en déduction, que procède le détective quand il suit une piste difficile. Sur les lieux du crime il a trouvé un bouton, un morceau d’étoffe, une touffe de poils. Souvent cela lui suffit pour reconstituer les péripéties du drame et pour arriver à découvrir le coupable.

Il y a à peu près un an, dans un petit bourg de Belgique, on trouva une vieille femme assassinée dans sa maison. Personne n’a rien vu ni rien entendu. Pour tout indice, sur une table, un long cylindre de cendre de cigarette. Mais l’agent qui suivait cette affaire était fumeur et savait que l’aspect de la cendre varie d’un tabac à l’autre. Celle qu’il avait sous !es yeux provenait manifestement d’un tabac algérien. Les amateurs de cigarettes algériennes étant rares en Belgique, le policier se dit qu’un bureau de tabac on saurait probablement se rappeler le client qui en avait fait emplette.

Le raisonnement était exact. Le buraliste donna en effet le signalement complet d’une personne à laquelle il avait vendu du tabac algérien. Deux heures plus tard, l’assassin présumé était arrêté : en le fouillant on trouva dans la poche de son veston un paquet entamé de cigarettes d’Algérie.

Dernièrement arrivait à la poste de Lausanne, venant de Turin, un pli chargé contenant mille francs. Le destinataire de cette lettre ne vint la chercher que quelques jours plus tard. En l’ouvrant il constate qu’il manque six cents francs. Où ont-ils passé ? On examine avec le plus grand soin l’enveloppe sans y trouver la moindre trace d’effraction. On fait une enquête, on cherche de tous les côtés et, en l’absence de toute indication précise, l’affaire allait être classée lorsqu’un détective demanda à voir l’enveloppe.

Il savait qu’il est impossible de recoller une enveloppe sans laisser une imperceptible bavure de colle sur le papier. Cette bavure, il la retrouva effectivement quand il examina l’enveloppe sous une puissante source de lumière. Elle se trouvait fort heureusement sur le timbre, qui avait été collé il cheval sur les deux pattes de l’enveloppe. Or, ce timbre portait le cachet du bureau de Lausanne. C’était donc à Lausanne que l’enveloppe avait été ouverte. Le champ des recherches se trouvant ainsi circonscrit, le coupable ne tarda pas à être arrêté.

On pourrait multiplier à l’infini ces exemples de sagacité, d’esprit de logique et de pénétration dont les détectives font preuve à tout instant. Mais s’il en est ainsi, pourquoi le nombre des affaires classées a-t-il augmenté de nos jours d’une façon si inquiétante ? Est-ce que, par hasard, nos policiers ne possèderaient plus le flair qui caractérisait leurs devanciers ?

Non, affirme le chroniqueur du Petit Parisien. Nos Vidocq sont tout autant sagaces que ceux d’il y a cinquante ans. Seulement, de nos jours, le criminel est devenu, je dirai volontiers, un scientifique et s’adresse volontiers et, de plus en plus, à la science. Il connaît le chloroforme et la morphine ; pour cambrioler la chimie lui a livré les capsules de dynamite. Au mois de juin de cette année, à Marseille, le coffre-fort d’une banque a été éventré, dans le plus grand silence, au moyen du chalumeau oxy-acétylénique : il y avait juste trois mois que ce chalumeau avait été inventé par un ingénieur.

Seuls les esprits incultes et arriérés s’attardent encore à l’arsenic et au sublimé qu’on découvre si aisément dans le corps de la victime. Mais êtes-vous sûr que l’intellectuelle de Bordeaux, celle qui avait empoisonné son mari avec de l’arsenic, n’ait pas cherché auparavant à se procurer – elle connaissait beaucoup de médecins – une bonne culture typhique ou quelque toxine microbienne qui tuent sans laisser de traces ? Je n’insiste pas... pour des raisons que vous devinez certainement.

Le criminel se tient donc aujourd’hui au courant du progrès. Et la police ? Mon Dieu, elle aussi met à contribution la science. Seulement l’histoire des carabiniers qui arrivent trop tard est toujours vraie. Ne médisons pas trop cependant de la science policière, car de jour en jour elle se perfectionne. Il y a à peine deux ans, l’identification d’un noyé resté très longtemps dans l’eau, passait pour un problème des plus difficiles. Avec le procédé imaginé par le docteur Minovici, de Bucarest, cette reconnaissance est devenue un jeu d’enfant. Voici en quoi il consiste.

Crime du café de la gare de Langon (1907)

Crime du café de la gare de Langon (1907)

On commence par injecter dans chaque œil un peu de glycérine. Les yeux affaissés se relèvent alors et reprennent leur forme et leur brillant naturels. Après quoi, on enduit la figure de vaseline et on la saupoudre de talc qu’un massage savant fait pénétrer dans la peau et en diminue la bouffissure. Celle-ci disparaît entièrement quand on pratique sur chaque joue, à l’intérieur de la bouche, deux incisions destinées à laisser s’échapper les gaz qui infiltrent encore les tissus. Il ne reste plus qu’à colorer les lèvres avec une solution alcoolique de carmin. Ainsi « apprêtée » la figure du cadavre prend un aspect presque vivant.

La dactyloscopie, c’est-à-dire l’identification de l’individu par l’empreinte de ses doigts, date d’hier. Et déjà on est en train de la perfectionner. On a en effet constaté que cette identification se fait avec la plus grande aisance quand l’assassin, ayant posé sa main ensanglantée sur un meuble ou un mur, laisse bien visible la trace de ses doigts. Mais dans les crimes qui ne s’accompagnent pas d’une effusion de sang, comment retrouver cette empreinte invisible sur un carreau cassé ou sur un meuble qui a été fouillé ?

Un très simple artifice imaginé par le professeur Lacassagne, permet au détective de triompher de cette difficulté. En effet, il suffit de badigeonner le mur ou le meuble avec une solution de nitrate d’argent pour faire apparaître en noir les empreintes digitales du cambrioleur. Quand l’épreuve doit porter sur une assiette ou un verre, on remplace le nitrate d’argent par l’acide fluorhydrique, et le résultat est le même.

Comment faisait-on dans le temps pour reconnaître un faux par grattage ? Sur le verso du document on passait un fer chaud et l’endroit gratté apparaissait en noir sur le papier seulement bruni par la chaleur. Aujourd’hui on se contente de photographier le document suspect, et sur l’épreuve les endroits grattés se dessinent avec une teinte plus foncée que celle des endroits qui n’ont pas été grattés.

Vous parlerai-je encore de sérums précipitants grâce auxquels on reconnaît avec la plus grande certitude la nature des taches de sang qu’on trouve sur les vêtements de l’assassin ? Vous citerai-je encore les fixateurs à dessin qui permettent de consolider les cendres de papier et de les manipuler comme des feuilles de carton ? Je ne finirais pas si je voulais vous énumérer tous les emprunts que la police a faits à la science.

Et c’est ainsi que, dans notre siècle de progrès, la science guide la police et lui facilite sa besogne. Dans certains pays on a même compris que cette union entre la science et la police demandait à être rendue plus intime, si on voulait combattre l’armée du crime. C’est justement dans cet esprit qu’à Rome, à Vienne, à Sienne on a fondé, dans les universités, des chaires spéciales de « police scientifique » à l’usage des étudiants en droit, des magistrats et des juges d’instruction.

Un enseignement analogue existe aujourd’hui à Lausanne où le professeur Reiss fait d’une part un cours aux magistrats, et, un autre, plus terre à terre, aux agents de la police. On sait, également qu’à Paris, M. Bertillon enseigne aux agents des diverses brigades de la sûreté, la partie pratique de ses méthodes.

M’est avis que de tous ces tâtonnements et de toutes ces tentatives doit sortir prochainement une véritable école professionnelle de police scientifique. C’est en tout cas à désirer, conclut le chroniqueur.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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