LA FRANCE PITTORESQUE
Vatel, « perdu d’honneur », se suicide
lors du festin donné en 1671
par le prince de Condé à Louis XIV
(D’après « Les énigmes de l’Histoire », paru en 1930)
Publié le dimanche 24 avril 2016, par Redaction
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Chargé de l’organisation du somptueux festin donné au château de Chantilly le 23 avril 1671 pour la visite au prince de Condé de Louis XIV accompagné de la reine, de Monsieur et de toute la Cour, soit 3000 personnes, Vatel se considère « perdu d’honneur » en observant qu’en raison d’invités non attendus, les rôtis viennent à manquer. Mais l’affront suprême constitué par le retard de la pêche du jour le pousse à commettre l’irréparable en se transperçant le cœur de son épée... cependant que la marée arrive, et que la fête continue.
 

Le roi avait entendu donner, par cette visite à l’illustre guerrier, un témoignage manifeste de sa faveur et, pour l’accentuer, il avait annoncé son intention de passer trois jours à Chantilly, où l’attendait le prince de Condé et une réception fastueuse. Toutes les dépendances du château et les maisons des villages voisins « étaient remplies de dames, de courtisans, d’officiers, de serviteurs revêtus de cent titres divers, tous nourris, hébergés aux frais de M. le Prince, en dehors des soixante tables servies trois fois par jour pour les hôtes du château », rapporte Gustave Macon dans Chantilly et le Musée Condé.

François Vatel

François Vatel

La fête fut de tous points réussie. La Gazette de France en a laissé une relation « où défilent promenades, chasses, concerts, festins, collations dans le parc, illuminations, feu d’artifice sur l’eau ». Leurs Majestés visitèrent un palais que le duc d’Enghien avait fait bâtir dans le petit parc, sous le nom de la Maison de Sylvie. « La collation fut présentée en ce beau lieu, dans une salle percée des deux côtés en symétrie, de l’un desquels on découvre un parterre rempli de tant de fleurs et de couleurs si différentes, qu’il serait difficile de voir une nuance plus agréable ; et de l’autre, un buffet dressé entre les arbres, qui semblaient courber leurs rameaux pour en former une couronne à l’or, l’argent, aux cristaux et aux porcelaines qui le composaient. Ce régal était accompagné d’un charmant concert de violons et de hautbois. »

La salle à manger où devaient avoir lieu les grands repas avait été installée dans la galerie dite des Batailles. On avait organisé vingt-cinq tables, qui furent servies chacune à cinq services ; comme elles ne suffisaient pas, on en installa jusque dans les communs, « dans des pièces qui jusque-là ne servaient qu’à mettre des arrosoirs ». L’homme qui était chargé de diriger l’équipe des cuisiniers et de veiller au bon ordre du service n’était pas un personnage de mince importance. Mme de Sévigné, dans une de ses Lettres, parle avec une considération marquée, du « grand Vatel... d’une capacité distinguée de tous les autres, dont la bonne tête était capable de contenir tous les soins d’un État ».

Vatel, qui s’appelait en réalité Watel, ainsi que l’attestent plusieurs pièces revêtues de sa signature, avait une origine des plus modeste : son père était maître couvreur, après avoir commencé par être simple manœuvre. François Vatel commença-t-il lui-même par servir les maçons et ne devint-il pas plus tard maître cuisinier, puis chef d’office et contrôleur de la bouche, chez Nicolas Fouquet, puis chez le prince de Condé, ses biographes nous l’ont laissé ignorer, et cela importe peu à l’histoire que nous voulons conter.

Retenons seulement de leurs recherches que Vatel avait gagné la faveur du fameux surintendant, au point d’être « très avant dans les secrètes affaires de son seigneur », et se mêlait d’autre chose que de la cuisine et de l’office : « Il s’occupait de tout ce qui regardait la maison de Fouquet, il contrôlait tout et communiquait à Courtois (le commandant du château de Vaux) les ordres de leur commun maître. » François Vatel était, en un mot, plutôt le factotum du contrôleur général des finances, que son maître d’hôtel ou que le contrôleur de sa bouche.

Il ne commandait pas seulement aux cuisiniers, mais à tout le domestique. Quand Fouquet fut arrêté, puis condamné à la prison perpétuelle, Vatel s’était offert à l’accompagner à Pignerol et à partager sa détention, mais sa requête ne fut pas agréée ; on avait trouvé, dans les papiers saisis, des documents compromettants pour le serviteur de Fouquet, et qui l’obligèrent à quitter furtivement Paris pour se retirer en Angleterre, où il résida quelques années.

On ignore à quelle époque Condé se l’attacha ; on sait seulement qu’il était entré à Chantilly avec le titre de « contrôleur de la bouche », entre les années 1667 et 1669. Il était donc depuis deux ans au service du grand Condé, quand survint l’événement qui devait l’immortaliser. Grâce à Mme de Sévigné, qui fut, en cette circonstance, une admirable reporteresse, si l’on peut user de ce barbarisme, on connaît les moindres détails de l’incident tragique qui fait l’objet de notre étude. La charmante épistolière, qui était venue à la suite de Louis XIV, ne pouvait être que bien renseignée et son récit est un des plus complets que l’on connaisse et sans doute aussi un des plus véridiques.

Elle conte d’abord qu’ « on soupa... Il y eut plusieurs tables où le rôti manqua, à cause de plusieurs dîneurs à qui l’on ne s’était pas attendu ». Vatel s’en montra fort préoccupé et son inquiétude se manifesta : « Je suis perdu d’honneur, dit-il à un des familiers du prince ; voici un affront que je ne supporterai pas », et comme son interlocuteur essayait de le remonter : « La tête me tourne, lui répliqua-t-il ; il y a douze nuits que je n’ai dormi, aidez-moi à donner des ordres. » Celui à qui il s’adressait le réconforta de son mieux et Condé lui-même s’en vint trouver Vatel dans sa chambre : « Mais non, Vatel, lui dit le prince avec bienveillance, rien n’est si beau que le souper du roi. – Monseigneur, répartit Vatel, votre bonté m’achève ; je sais que le rôti a manqué à deux tables. – Point du tout, répliqua le prince ; ne vous fâchez pas, tout va bien. »

La nuit se passe ; au matin, les pourvoyeurs ont apporté des quantités de viandes, les rôtis ne manqueront plus ; par contre, la marée n’arrive pas, la marée est en retard ! A peine en est-il arrivé deux charges, alors qu’on en attendait vingt-cinq. Vatel se désole et on l’entend murmurer : « Les coquins ne viendront donc pas ! Il n’arrivera pas d’autre marée ! – Ah ! cette fois, Monsieur, dit-il à Gourville, qui s’efforce à lui donner espoir, ah ! cette fois, je ne survivrai pas à cet affront-là ! » Mais laissons Mme de Sévigné narrer la suite :

Le Grand Condé

Le Grand Condé

« Voici ce que j’apprends en entrant ici (à Chantilly, vendredi soir 24 avril 1671), dont je ne puis me remettre et qui fait que je ne sais plus ce que je vous mande, oyant que ce matin, à huit heures, la marée n’était pas encore arrivée, Vatel n’a pu soutenir l’affront dont il a cru qu’il allait être accablé, et, en un mot, il s’est poignardé. Vous pouvez penser l’horrible désordre qu’un si horrible accident a causé dans cette fête ; songez que la marée est peut-être arrivée comme il expirait. Je n’en sais point davantage présentement ; je pense que vous trouverez que c’est assez. Je ne doute que la confusion n’ait été grande : c’est une chose fâcheuse à une fête de cinquante mille écus. »

Mme de Sévigné ne s’en tint pas là. Elle ne se borna pas à mentionner un fait divers impressionnant, elle veut fournir à sa fille tous les détails que sa curiosité attend : elle se renseigne à toutes les sources où elle peut puiser, afin de renseigner Mme de Grignan ; information prise, Vatel ne s’est pas servi d’un poignard, mais d’une épée.

« Vatel monte à sa chambre, met son épée contre la porte et se la passe au travers du cœur (sic), mais ce ne fut qu’au troisième coup, car il s’en donna deux qui n’étaient point mortels. Il tombe mort. La marée, cependant, arrive de tous les côtés ; on cherche Vatel pour la distribuer ; on va à sa chambre, on heurte, on enfonce la porte, on le trouve noyé dans son sang ; on court le dire à M. le Prince qui fut au désespoir et qui pleura ; c’était sur Vatel que tournait tout son voyage en Bourgogne, M. le Prince dit au roi fort tristement : « On dit que c’était à force d’avoir de l’honneur à sa manière. » On loua et on blâma son courage. Le roi dit qu’il y avait cinq ans qu’il retardait de venir à Chantilly parce qu’il comprenait l’excès de cet embarras. Il dit à M. le Prince qu’il ne devait avoir que deux tables et ne point se charger de tout ; il jura qu’il ne souffrirait plus que M. le Prince en usât ainsi ; mais c’était trop tard pour le pauvre Vatel. »

Le pauvre Vatel fut bien vite oublié ! Le contrôleur en second Gourville s’essuya les yeux et ne perdit pas la tête pour si peu. Il prit, si l’on peut ainsi parler, la queue de la poêle et commanda désormais en maître. Les tables furent abondamment servies et la fête reprit son cours, qui n’avait d’ailleurs été qu’un instant interrompu. « On dîna très bien, écrivait Mme de Sévigné ; on se promena, on joua, on fut à la chasse ; tout était parfumé de jonquille, tout était enchanté. » On avait parlé de Vatel à toutes les tables, même à celle du roi, mais sans trop insister, car Louis XIV ne se plaisait point à de pareils propos, et « l’on mangea comme si un grand deuil n’était pas inopinément tombé sur la cuisine ».

Gourville, qui avait été un des premiers prévenus, « dans la Canardière, où il dormait sur la paille », de ce qui venait d’arriver, ne fut pas long à prendre une détermination. Comprenant qu’il n’était pas convenable qu’un cadavre restât dans le château, où tout devait être joie et fête, il donna des ordres « pour qu’on le mît sur une charrette et qu’on le menât dans une paroisse, à une demi-lieue de là, pour le faire enterrer ». La paroisse sur le territoire de laquelle était le château de Chantilly était Saint-Léonard. De ce qu’on n’a trouvé sur les registres de cette paroisse aucune trace de ce décès, on en a conclu un peu hâtivement que « Wattel fut déposé probablement dans une fosse non bénite, au pied de quelque arbre, le long de la grand’route » (Dictionnaire critique de biographie et d’histoire, par A. Jal).

Mais, depuis, on a découvert l’acte mortuaire de Vatel dans les archives de la mairie de Vineuil-Saint-Firmin : « Le 27 avril 1671 a été amené, dans un carrosse de Mgr le prince de Condé, le corps de M. Vatel, conseiller (mot illisible, mais qui semble être gouverneur) de la maison dudit prince, pour être inhumé dans le cimetière sur l’ordre qui m’en est rapporté par messieurs ses officiers qui ont signé sur le registre pour ma décharge. » C’est dans le cimetière de cette commune que devrait se trouver la sépulture du fameux maître d’hôtel. Mais quand la paroisse de Saint-Firmin fut réunie au village de Vineuil, avec lequel elle ne forme plus qu’une commune, le vieux cimetière qui entourait l’église fut supprimé, et les restes des personnes inhumées, réunies dans un même tombeau au milieu du nouveau cimetière.

La mort de Vatel

La mort de Vatel

C’est donc là que repose aujourd’hui Vatel, à cent cinquante mètres de la Croix-de-Courteuil, où, quatre-vingt-douze années plus tard, on devait trouver, par une nuit neigeuse de novembre, le corps de l’abbé Prévost, l’auteur de Manon Lescault, aumônier du château de Chantilly dont Vatel avait été le grand-officier de bouche. Nous avons fait connaître la version la plus généralement adoptée du suicide de Vatel ; mais il en est au moins deux autres qui jouissent d’une certaine créance et que nous devons, en tout cas, énoncer.

A entendre des chroniqueurs se prétendant renseignés, Vatel était éperdument amoureux d’une dame de la Cour. Il lui aurait déclaré sa flamme le jour même de la fête et la douleur de se voir repoussé aurait armé son bras (Dabadie, Les suicidés illustres). Le Dictionnaire critique de biographie et d’histoire cité plus haut a fait ressortir l’invraisemblance d’une pareille hypothèse :

« D’abord, Vatel n’était plus un jeune homme en 1671 ; ensuite, comment l’homme qui avait la responsabilité de la plus importante moitié de la fête donnée au roi – car, qu’étaient le feu d’artifice, les surprises et le spectacle, comparés au repas de Sa Majesté et de six mille invités ? – comment cet homme aurait-il choisi justement le jour de la venue de la cour à Chantilly pour déclarer sa passion à une dame, certainement trop occupée de toilettes et de présentations pour avoir le temps de donner audience à un soupirant ? Enfin, comment admettre que Mme de Sévigné, qui ne manqua pas de s’informer de toutes les circonstances antérieures à la fin tragique de l’homme qu’elle connaissait, si, en effet, un aventure d’amour, une prétention ridicule, une intempestive entreprise de galanterie, avait armé le bras de Vatel, n’en aurait-elle pas dit quelque chose, ou directement ou par allusions ? »

On a parlé d’autre part d’une scène qui aurait éclaté entre le prince de Condé et son maître d’hôtel à la suite de laquelle celui-ci aurait pris la fatale détermination que l’on sait. Voici le billet, publié dans les Archives historiques puis dans l’Intermédiaire des chercheurs et curieux du 29 février 1908 (sous la signature d’E. – Paul d’Estrées), extrait de la correspondance de Bussy-Rabutin, qui présente sous cet angle nouveau les mobiles qui auraient entraîné le suicide de Vatel :

« Paris, 26 avril 1671. Je n’ai rien à vous mander que le départ du Roi. Le 23 de ce mois, Sa Majesté alla coucher à Chantilly, où M. le Prince l’attendait avec les plus grands préparatifs du monde. Cependant la marée n’était point arrivée dans le temps que le Roi demanda à manger, M. le Prince se mit en grande colère contre Vatel, son maître d’hôtel, qui, de regret, s’alla poignarder, et, pour ce sujet, le Roi y resta un jour de moins qu’il n’eût fait. »

Mlle de Montpensier, la Grande Mademoiselle, ne fait pas un récit sensiblement différent. « Nous séjournâmes, écrit-elle, à Chantilly, où il arriva un tragique accident. Un maître d’hôtel qui avait paru, et qui était en réputation d’être très sage, se tua parce que M. le Prince s’était fâché d’un service qui n’était pas arrivé à temps pour le souper du Roi. » (Publié dans l’Intermédiaire des chercheurs et curieux du 10 mars 1908)

On sait que le grand Condé était sujet à de terribles emportements, et si l’on ne possédait, par ailleurs, les récits plus circonstanciés de Mme de Sévigné et surtout de Gourville, on pourrait ajouter foi à celui de Bussy-Rabutin, fortifié par celui de Mlle de Montpensier. Pour une fois, la légende paraît se rapprocher de la vérité. Si elle n’est pas la vérité même. Continuons donc à honorer, en Vatel, une victime du devoir professionnel, un martyr du point d’honneur.

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