LA FRANCE PITTORESQUE
Préjugés populaires sur
les « envies » des femmes enceintes
et leurs influences sur la formation
de leur enfant
(D’après « Bulletin de la Société d’antrhopologie de Paris », paru en 1891)
Publié le lundi 9 juillet 2018, par Redaction
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C’était jadis une croyance très répandue que les marques sur la peau, présentées par les enfants à la naissance, le devaient à l’influence de l’imagination de la mère pendant la grossesse : un enfant naissait avec un naevus vasculaire, c’était une tache de vin, une envie de vin ; s’il s’agissait d’un naevus pigmentaire plus ou moins foncé, c’était une envie de café ou de chocolat. On considérait l’enfant comme portant les « envies » de sa mère, attribuant même à nos ancêtres lointains la possibilité de modeler ainsi l’embryon conçu.
 

En allant plus loin, dans cette direction, on admet souvent que les difformités congénitales, portant sur les membres, les malformations des mains, des pieds, de la tête, se rattachent à de violentes impressions de la mère, qui auraient eu un contrecoup direct sur le fœtus. Cette croyance ancienne s’est traduite dans le langage populaire par le terme d’envie, qui est employé indistinctement pour désigner la cause et l’effet. La mère a une envie, l’enfant porte une envie.

Foetus (par le médecin suisse Jakob Rüff, XVIe siècle)

Foetus (par le médecin suisse
Jakob Rüff, XVIe siècle)

Ces préjugés populaires, si profondément enracinés, remontent à la plus haute antiquité. Les penseurs les plus éminents, à toutes les époques, les plus grands savants jusqu’à la fin du dix-huitième siècle ont accepté et propagé les idées qui ont parfois encore cours sur ce sujet, aussi bien dans le peuple que parmi les gens du monde.

Moïse, dans la Genèse, rapporte l’artifice qui aurait réussi à Jacob pour avoir des agneaux tachetés. Laban ayant promis d’abandonner à Jacob tous les agneaux tachetés qui naîtraient dans ses troupeaux, ce dernier « prenant donc des branches vertes de peuplier, d’amandier et de platane, il en ôta une partie de l’écorce, en sorte que les endroits d’où l’écorce avait été ôtée parurent blancs, et les autres auxquels on l’avait laissée, demeurèrent verts ; ainsi, ces branches devinrent de diverses couleurs. Il les mit ensuite dans les canaux qu’on remplissait d’eau, afin que lorsque les troupeaux y viendraient boire, ils eussent ces branches devant les yeux et qu’ils conçussent en les regardant. Ainsi il arriva que les brebis, étant en chaleur et ayant conçu, à la vue des branches de diverses couleurs, eurent des agneaux tachetés de diverses couleurs. »

Voltaire, avec son scepticisme railleur, s’étonnait que les brebis, qui avaient toujours les yeux fixés sur l’herbe qu’elles broutaient, ne produisissent pas des agneaux avec une toison verte. Il est probable que Jacob n’avait imaginé ce stratagème que pour masquer des moyens beaucoup plus efficaces, connus de lui, pour produire, par le croisement, des agneaux à la robe tachetée. Les éleveurs savent distinguer, à certaines taches pigmentaires de la muqueuse de la bouche, les brebis blanches qui sont aptes à procréer des jeunes dont la robe sera colorée.

Dans l’antiquité grecque, nous trouvons d’illustres philosophes ou savants qui croient fermement que la mère, par un effort puissant de l’imagination, peut, en quelque sorte, modeler l’embryon qu’elle a conçu. Empédocle, d’Agrigente, qui était, d’ailleurs, un partisan de la métempsycose, c’est-à-dire de la transmigration des âmes immatérielles dans d’autres corps que ceux qu’elles avaient primitivement habités, admettait aussi que des images reçues dans le cerveau d’une femme pouvaient être transportées sur son fruit.

Voici comment Amyot, dans sa belle traduction des œuvres de Plutarque (Des opinions des philosophes, p. 457, ch. XII, liv. V), nous rapporte l’opinion d’Empédocle : « Empédocle, tient que par l’imagination de la femme en la conception, se forment les enfants, car, souvent, des femmes ont été amoureuses d’images et de statues, et ont enfanté des enfants semblables à icelles. » Dans le Traité d’Hippocrate sur la superfétation, dont l’authenticité a été très contestée, et qui a été attribué avec beaucoup de vraisemblance à son gendre Polybe, nous relevons le passage suivant : « Si les femmes grosses ont un désir de manger de la terre ou du charbon et qu’elles le satisfassent, les enfants, lorsqu’ils viennent au jour, montrent sur la tête les marques de ces substances. »

Il y aurait un rapport direct entre le désir, l’envie proprement dite de la mère et la marque de l’enfant, d’après Hippocrate ou d’après les livres hippocratiques. Chez les Romains, le préjugé des Grecs se transmet comme le prouve le texte suivant de Pline : « Les ressemblances du fœtus tiennent, sans doute, à l’imagination sur laquelle on pense que beaucoup de circonstances fortuites exercent de l’influence, la vue, l’ouïe, le souvenir et les images qui frappent au moment de la conception. La pensée même qui traverse subitement l’esprit de l’un ou de l’autre parent passe pour déterminer ou altérer la ressemblance. Aussi, y a-t-il plus de différence chez l’homme que chez les autres animaux ; la rapidité des pensées, la promptitude de l’esprit et la variété des dispositions impriment des marques diversifiées ; tandis que les autres animaux ont des esprits immobiles, également uniformes dans chaque espèce et dans chaque individu de la même espèce ».

Galien accueille volontiers l’opinion formulée par Pline, car il rapporte, dans un de ses ouvrages, l’histoire suivante, qu’il semble avoir puisée dans Soranus, qui vivait antérieurement à lui. « J’ai lu, dit Galien, qu’un homme très laid, mais riche, désirant avoir un bel enfant, en fît peindre un très beau et recommanda à sa femme de fixer, au moment de l’acte vénérien, les yeux sur ce portrait ; elle le fit, et, dirigeant pour ainsi dire tout son esprit et toute son attention vers cet objet, elle mit au monde un enfant qui ne ressemblait pas à son père, mais parfaitement au modèle du tableau ».

Plus près de nous, Fernel, médecin du roi Henri II, qu’on a appelé le Galien moderne, est très affirmatif sur le pouvoir de l’imagination dans la procréation des enfants : « Je tiens pour certain qu’il n’y a que la pensée qui dessine les figures et qui les modifie », écrit-il dans son De hominis procreatione. Ambroise Paré reproduit, avec complaisance, dans son traité Des monstres, des faits du genre de celui qui suit. Saint Jean Damascene dit avoir observé une fille velue comme un ours, parce que sa mère l’avait engendrée, lorsqu’elle avait sous les yeux la figure d’un saint Jean vêtu d’une peau avec son poil. Ailleurs, Ambroise Paré reconnaît que l’imagination de la mère peut imprimer des figures bizarres sur le fœtus, à l’instant de la conception seulement ; mais cette époque passée, il ne peut se persuader que l’imagination ait la moindre influence sur un corps formé.

Tel n’est pas l’avis du célèbre philosophe Descartes, qui prétend, dans sa Dioptrique, « qu’il ne serait pas difficile de démontrer de quelle manière la figure d’un objet donné est parfois transmise par les artères d’une femme jusqu’à un membre quelconque du fœtus qu’elle porte dans son sein, et y imprime les taches connues sous le nom d’envies, qui font l’admiration des savants ».

A cela, Demangeon a finement répliqué : « Il faut convenir que Descartes était bien peu communicatif de n’avoir pas voulu expliquer, puisqu’il le pouvait facilement, comment des figures toutes formées par l’imagination enfilent les artères pour gagner le fœtus ou le poussin, où elles arrivent intactes et sans avoir perdu un seul trait en route, malgré le tumulte et l’extrême division de la circulation artérielle, surtout dans le placenta, et malgré le petit saut que ces figures ne manquent pas de faire d’un individu à l’autre, à cause de l’interruption des vaisseaux conducteurs. »

Anatomie de la femme enceinte (par le médecin suisse Jakob Rüff, XVIe siècle)

Anatomie de la femme enceinte (par le
médecin suisse Jakob Rüff, XVIe siècle)

Montaigne, dans ses Essais, se fait l’écho des mêmes idées qui avaient cours de son temps : « Nous voyons, par expérience, que les femmes envoient aux corps des enfants qu’elles portent dans leur ventre les marques de leurs fantaisies, témoin celle qui engendra le maure ; et il fut présenté à Charles, roi de Bohême et empereur, une fille d’auprès de Pise, que la mère disait avoir été ainsi conçue à cause d’une image de saint Jean-Baptiste pendue à son lit. »

Malebranche cite, dans Recherche de la vérité, avec une naïveté qui fait plus d’honneur au croyant qu’au philosophe, le fait suivant. « Il n’y a pas un an qu’une femme, ayant considéré avec trop d’attention un tableau de saint Pie, dont on célébrait la fête de la canonisation ; accoucha d’un enfant qui ressemblait parfaitement à la représentation de ce saint. Il avait le visage d’un vieillard, autant qu’en est capable un enfant qui n’a point de barbe. Les bras étaient croisés sur la poitrine, les yeux tournés vers la ciel, et il avait très peu de front, parce que l’image de ce saint, qui était élevée vers la voûte de l’église, en regardant le ciel, n’avait aussi presque point de front ; il avait une espèce de mitre renversée sur les épaules, avec plusieurs marques rondes aux endroits où les mitres sont couvertes de pierreries. Enfin, cet enfant ressemblait fort au tableau sur lequel sa mère l’avait formé par la force de son imagination. C’est une chose, que tout Paris a pu voir aussi bien que moi, parce qu’on l’a conservé assez longtemps dans de l’esprit-de-vin. »

Gerard Van Swieten (le baron), le commentateur de Boerhaave, ne met pas en doute le pouvoir de l’imagination pour former les envies, comme le prouve la gracieuse histoire que nous puisons dans ses Commentaires. « Je vis, un jour, une jeune fille fort belle venir me consulter pour quelques accidents nerveux dont elle souffrait. Tout en l’interrogeant, j’aperçus sur son cou, sous un collier qu’elle portait, une chenille ; je m’apprêtais déjà à l’en débarrasser au moyen d’une chiquenaude, quand, souriante, elle me dit : Laissez-la, je l’ai depuis ma naissance. Elle m’autorisa gracieusement à regarder cette marque de plus près.

« Je vis alors une chenille possédant les couleurs les plus belles et les plus variées, et même on apercevait fort nettement des poils ; de plus, grâce à sa proéminence au-dessus de la peau, on aurait pris aisément cette marque pour une chenille vivante, et sa ressemblance était tout aussi frappante qu’un œuf ressemble à un autre œuf. Cette jeune fille me dit que sa mère lui avait affirmé qu’étant enceinte d’elle, elle se promenait dans un jardin, quand une chenille lui tomba d’un arbre sur le cou, et qu’elle avait bien eu de la peine à s’en débarrasser. » On peut se demander, avec Demangeon, si Van Swieten, en cette occasion, n’a pas agi en baron avec sa charmante visiteuse (venustissima puella), et si l’amour n’avait pas un peu voilé ses yeux de médecin pour lui faire voir une chenille avec de si jolies couleurs, chenille, du reste, qu’il n’avait pas vue et qu’il affirme pourtant être ressemblante.

Lavater, dont les travaux sur la physiognomonie eurent une si grande faveur et un si grand retentissement au XVIIIe siècle, définit ainsi les envies dans son Essai sur la physiognomonie : « Les défectuosités ou les marques que les enfants apportent quelquefois au monde et qui sont la suite d’une impression forte et subite reçue par la mère pendant la grossesse. » Puis, plus loin, il ajoute : « Quant à moi, il me semble que les faits sont trop nombreux et trop bien prouvés pour qu’un observateur impartial puisse révoquer en doute l’existence des envies. Je mets volontiers de côté tout ce que l’imagination y ajoute de faux et d’absurde ; mais combien d’enfants ne voit-on pas qui portent sur leur corps des figures ou des traits d’animaux, la couleur ou la forme d’un fruit, ou telle autre marque étrangère ? Tantôt c’est l’empreinte d’une main sur la même partie que la femme enceinte a touchée dans un moment de surprise ; tantôt c’est une aversion insurmontable pour les mêmes objets qui ont répugné à la mère pendant la grossesse... »

Par conséquent, nous sommes obligés d’admettre pour vraie une chose qui, en elle-même, est absolument incompréhensible, par conséquent, il est décidé que l’imagination d’une femme enceinte, excitée par une passion momentanée, opère sur l’enfant qu’elle porte dans son sein.

Dès la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe, un mouvement de réaction positive se produit contre ces traditions erronées sur la cause des envies. Le temps des croyances est passé. Portail (dans Considérations sur la nature et le traitement des maladies de famille et des maladies héréditaires, 1814), Jacquin (dans Mémoires ou Observations sur les marques ou taches de naissance, article paru dans le Journal de médecine, de chirurgie et de pharmacie en 1812), Chaumer rejettent dans le domaine des fables tous les faits bizarres admis et répétés sans contrôle.

Alibert dit à ce sujet dans Nosographie naturelle : « Tout ce que j’ai pu remarquer à cet égard, c’est que les altérations morbifiques de la structure de nos tissus ont lieu principalement chez les personnes douées d’une constitution lymphatique et scrofuleuse ; ce sont des écarts fortuits de la puissance de nutrition. » Murat formule dans le Dictionnaire des sciences médicales (article Envie) l’opinion suivante : « Des recherches exactes, des dissections bien faites ont depuis longtemps appris aux médecins que ces taches ou marques doivent être considérées comme une altération du tissu de la peau, produite par quelque maladie que le fœtus aura éprouvée à une époque plus ou moins avancée de son développement. »

Dans De l’imagination considérée dans ses effets directs sur l’homme et sur les animaux, Demangeon, avec une rare élévation d’esprit et un sens critique des plus pénétrants, a beaucoup contribué à dissiper toutes les superstitions sur les envies qui avaient encore cours de son temps. Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire, l’illustre tératologiste, rejette absolument l’influence de l’imagination sur les malformations fœtales ; il cite, à ce propos, une anecdote plaisante dans l’Histoire générale et particulière des anomalies de l’organisation de l’homme et des animaux, qui montre jusqu’où la crédulité a pu être poussée.

Il s’agit d’une jeune fille née à Valenciennes, pendant la Révolution, en l’an III, et qui portait sur le sein gauche un bonnet de la liberté. « Il n’y a, ajoute Geoffroy-Saint-Hilaire, rien de remarquable dans cette anomalie ; mais ce qui l’est beaucoup, c’est que le gouvernement de l’époque crut devoir récompenser, par une pension de 400 francs, la mère assez heureuse pour avoir donné le jour à une enfant parée, par la nature elle-même, d’un emblème révolutionnaire. »

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