LA FRANCE PITTORESQUE
Comte (Un) du Bocage vendéen
enlève les enfants du pays
pour fabriquer de l’or
(D’après « Coutumes médicales et superstitions populaires
du Bocage vendéen », paru en 1911)
Publié le samedi 17 septembre 2016, par Redaction
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Riche et puissant seigneur retranché dans un manoir de trente-deux tours bâti au sommet d’un pic de roche bleue, une demeure dont il ne sort le jour que pour livrer bataille et la nuit pour s’adonner à la chasse accompagné de chiens féroces à tête d’homme, un comte cruel du Bocage vendéen aurait jadis été à l’origine de nombreuses disparitions, les victimes entrant dans une sordide recette de fabrication de l’or, jusqu’au jour où le cœur d’un enfant d’un jour semble indispensable...
 

Dans une région fertile en souvenirs de toutes sortes et où la tradition se manifeste partout d’une façon particulièrement attrayante, on conte la légende du comte des Roches Bleues. Il y a bien longtemps de cela, c’était au temps où les bêtes parlaient, où les roses ne s’effeuillaient jamais sans prendre, chaque jour, une couleur de l’arc-en-ciel, où les grands chênes de la forêt se penchaient, la nuit, l’un vers l’autre, pour se conter les histoires merveilleuses du temps passé. Les ruisseaux, dont l’onde claire coule en chantant, entre les roches sombres, murmuraient parfois des mots étranges et mystérieux ; c’était une musique délicieuse, et, de loin, on aurait cru entendre un écho du concert éternel des anges du Paradis.

Bourrine du Bocage vendéen

Bourrine du Bocage vendéen

La tourterelle, dans les bois, répétait sans cesse un refrain d’amour que les hommes comprenaient très bien. Il n’y avait pas de méchants sur la terre, et tout le monde était heureux. Un homme, à lui seul, personnifiait tout ce que l’imagination la plus féconde peut inventer de cruel et d’horrible. C’était le comte des Roches-Bleues. Le seigneur était riche et puissant. Il possédait des terres immenses, des châteaux magnifiques, des étangs profonds et larges comme la mer, et des forêts si grandes, si grandes, qu’il fallait des semaines pour les traverser. Il habitait nue demeure presque inaccessible. Bâti tout au sommet d’un rucher abrupt, de grain bleu comme le ciel, son manoir aux trente-deux tours s’élevait, altier, vers le ciel et disparaissait dans les nuages. Des douves, dont on n’avait jamais trouvé le fond, l’entouraient de tous les côtés, et chaque soir, à grand bruit de chaînes, on levait le pont qui reliait le château à la forêt voisine.

Le seigneur ne sortait jamais, le jour, que pour partir en guerre. Il restait longtemps, longtemps, hors de chez lui, avec tous les hommes du pays qu’il emmenait à sa suite. Ils partaient nombreux, avec des armures éclatantes, montant des coursiers magnifiques. Quand ils revenaient, ils étaient couverts de blessures et de poussière ; beaucoup étaient restés bien loin, morts dans la bataille. Alors, le seigneur s’enfermait dans son château, pendant des mois. Quand il sortait, c’était la nuit. Il parcourait les forêts, monté sur un cheval noir qui lançait du feu par les naseaux, et faisait jaillir des éclairs, à chaque pas. Une meute de chiens féroces accompagnait le comte. Ces chiens étaient gros comme des veaux, mais ils avaient une tête d’homme. Ils dévoraient tout, sur leur passage.

Toute la nuit, le seigneur chassait. On entendait au loin un ouragan, un tonnerre effrayant qui grandissait et passait comme une avalanche ; on distinguait très bien le son du cor du comte qui éclatait comme l’orage. Alors les pauvres paysans se blottissaient dans leurs chaumières, et ils avaient bien peur. Le lendemain, des mères avaient beau appeler et chercher un de leurs enfants, tout était inutile : il avait disparu, mystérieusement emporté par le méchant seigneur. On avait depuis longtemps remarqué que, parvenus à un certain âge, neuf ans environ, la plupart des petits enfants, à certaines époques de l’année, disparaissaient sans qu’il fût possible de retrouver leurs traces. Beaucoup pensaient que les chiens du seigneur n’étaient pas étrangers à leur enlèvement. Mais aucun n’osait se plaindre, ou même confier sa crainte au voisin, on avait trop peur.

Il y avait long-temps déjà que le comte menait son existence de guerres et de chasses, lorsqu’on apprit, un beau jour, qu’il allait très prochainement se marier avec une jeune princesse d’un pays éloigné. C’était un des archers du château qui l’avait raconté au savetier du village. Les pauvres paysans n’avaient rien à perdre, dans ce mariage, mais plutôt à y gagner, si la jeune femme était charitable et bonne. On attendit donc, avec une grande impatience, l’arrivée de l’épouse du comte.

Ce fut par une radieuse matinée d’avril qu’elle fit son apparition. Dans un carrosse tout doré, traîné par six chevaux blancs comme neige et conduits par des hommes noirs comme l’ébène, on aperçut la jeune femme, merveilleusement belle, assise près du seigneur. Elle portait une robe si riche et si brillante qu’on ne pouvait longtemps attacher ses regards sur elle. Les diamants les plus beaux et les plus rares étaient répandus à profusion, sur ses vêtements, qui étaient tissés d’un or merveilleux, plus fin que la soie. Ses cheveux, blonds comme les blés mûrs, encadraient un visage admirable où brillaient, magnifiques, les yeux bleus comme le cristal des lacs des montagnes. Les mains chargées de précieux bijoux envoyaient de légers saluts aux paysans prosternés, dans la poussière.

Le comte était toujours le même, mais son visage maigre avait un air moins dur et moins méchant. Derrière le jeune couple, venait une suite nombreuse. Des fêtes magnifiques eurent lieu dans le pays. Puis, les invités partis, le château reprit son aspect d’autrefois.

Un soir d’hiver, que le père Nicolas, un pauvre bûcheron du pays, s’en revenait des bois, il entendit le bruit d’une conversation, dans un taillis. Il se tapit dans l’herbe et écouta :

– Oui, disait une voix qui grondait comme la foudre, il faut que cela finisse. Voilà plus de deux ans que je n’ai rien reçu. Avant la Noël prochaine, si je n’ai pas ce que tu sais, tu souffriras mille tourments, avant ta mort !
– Seig-neur, disait l’autre personne, vous savez bien que maintenant je ne puis plus m’en procurer, mon épouse, la fidèle Agnès, ne me permet plus de chasser
– Oublies-tu donc ton pacte, clama l’autre personnage que l’on appelait « Seigneur », et en disant ces mots, il emplit le taillis d’éblouissants éclairs de lumière verte.

Nicolas n’en voulut pas entendre davantage, il prit ses jambes à son cou et dévala à toute vitesse, vers le village. Pendant trois jours, il ne put parler. Il avait entendu le diable de trop près pour ne pas être malade. Il ne s’en remit jamais, du reste, étant trop âgé, pour supporter ces émotions. Un soir que les femmes de la ferme de Fontclaire faisaient la soupe, elles virent trois petits fadets sortir de dessous la pierre du foyer. Ils les regardèrent en riant, puis l’un d’eux se mit à chanter :

Au soleil
Sang vermeil,
Qui sommeille
Sans pareil.
Tout le corps,
Sans detors
Devient or
Et trésor.

Les femmes s’imaginèrent que les fadets se moquaient d’elles et les chassèrent à coups de balais.

Agnès, la belle Agnès, la châtelaine des Roches Bleues, pleurait d’abondantes larmes. Elle dédaignait le rouet d’ivoire et le fuseau d’or abandonnés près d’elle et sa blanche main séchait sans cesse les pleurs amers qui coulaient de ses grands yeux. Le comte ne l’aimait plus. Depuis quelques jours, il ne lui parlait pas, la laissait seule, et s’enfermait à double tour dans la plus haute tourelle du château, défendant, sous peine de mort, qu’on vînt le déranger. Agnès était bien malheureuse, parce qu’elle n’avait pas pu encore convertir son mari, qui vivait comme un vrai païen, alors qu’elle était une parfaite chrétienne. Elle perdait maintenant tout espoir, car le comte jurait, sacrait comme un damné. Il était devenu brutal et méchant ; avec cela, son visage se transformait et devenait étrange ; ses yeux, la nuit, brillaient comme ceux des chats.

Château de Pouzauges dans le Bocage Vendéen

Bocage vendéen. Donjon du château de Pouzauges, dans lequel séjourna l’épouse de Gilles de Rais

Agnès commençait à avoir peur de lui. Cette nuit d’hiver, il faisait une tempête épouvantable. Un vent infernal secouait le château, comme l’invisible main d’un géant courroucé. Agnès entendait toutes sortes de bruits étranges, mais elle n’avait pas peur, parce qu’elle croyait en Dieu. Tout à coup, au moment où le guetteur annonçait la minuit, un effrayant vacarme se fit dans le château. Des aboiements furieux éclatèrent, dans la cour d’honneur ; on entendait des bruits de chevaux, des cris, des hurlements. Agnès se précipita à la croisée, mais elle n’eut que le temps d’entrevoir une vision confuse d’hommes, de chevaux et de chiens, qui s’engouffraient sous le porche, et disparaissaient dans la nuit, après que l’on eut, à grand bruit, baissé le pont-levis. Peu à peu, le bruit de la chasse mystérieuse se tut, dans le lointain, et la belle Agnès, en proie à un malaise étrange, tomba évanouie sur la dalle de la chambre.

Le crépuscule d’hiver terne et mélancolique s’épand sur le vieux château et les forêts avoisinantes. Aux vitraux des larges fenêtres, il met des teintes grises et nimbe le ciel d’un voile de tristesse. La terre est gelée, les douves glacées, les arbres sont couverts de gemmes givrées. Dans le village, les mères pleurent ; six enfants ont disparu pendant la nuit, et la chasse infernale, que, depuis de longs mois, on n’avait entendue, est passée dans l’ombre, comme un ouragan venu de l’enfer.

Au château, tout est en révolution ; le comte est revenu, harassé de la chasse, pour apprendre la naissance de son fils. Agnès dort d’un sommeil lourd, des soubresauts soulèvent sa poitrine, comme celles des petits enfants qu’on a grondés. Le comte n’est pas venu la voir ; il est dans la tourelle, et personne n’ose le déranger. On entend des grondements effrayants ; un souffle rapide et puissant, des cris, des sifflements horribles. Une fumée acre et nauséabonde monte vers le ciel. La cloche de l’église voisine tinte joyeusement, pour la messe de minuit.

« Je n’y arriverai jamais », dit le comte, en poussant un juron épouvantable. Il est seul, dans la grande salle voûtée où sont amoncelées des choses bizarres : des squelettes humains, des bêtes mortes, empaillées ; des serpents et des crapauds couvrent les dalles, nageant dans le sang-. Six enfants gisent sur le sol, le crâne et la poitrine ouverts. Dans des vases, dans des alambics et des cornues, sur un feu ardent, un mélange rouge bout à grand bruit. Le comte vient d’ouvrir une trappe, il y pousse les petits cadavres et revient près de ses fourneaux.

– Voyons : 6 cervelles et 6 cœurs d’enfants de 9 années, et 9 mois, c’est bien cela... Et pourtant je n’obtiens pas d’or...
– Il te manque quelque chose, dit une voix terrible, derrière lui.

En même temps un nuage de feu emplit la pièce et Satan apparaît.

– Il te manque le cœur d’un enfant d’un jour. Tu le sais, les livres le recommandent. Il te faut immédiatement ce cadavre, et je promets la réussite complète, tu auras, ainsi, une montagne d’or.
– Une montagne d’or ! Tu dis vrai, seigneur ?
– Je te le promets, foi de Satan, dit le démon, tu sais ce qu’il le reste à faire.

Et il disparaît. Le comte hésite, il revient à ses fourneaux. Rien, toujours rien. Il sort de la chambre, en ferme soigneusement la porte et se dirige vers la chambre d’Agnès. Un enfant d’un jour ? Mais le sien n’est-il pas là ? Agnès, toute pâle, est seule dans la chambre nuptiale du château. Elle dit son chapelet, car minuit va bientôt sonner, et elle ne veut pas laisser passer la nuit sacrée, sans prier Dieu. La jeune châtelaine est bien triste, elle comprend que le comte est un mauvais esprit ; elle prie pour lui et pour son enfant.

Soudain, dans le grand silence, la porte s’ouvre avec fracas. Un homme entre rapidement dans la pièce, et, sans dire un mot, se dirige vers le berceau où repose le nouveau né. Le guetteur du haut de la tour, annonce minuit. « Au nom du ciel, être maudit, s’écrie Agnès, ne porte pas ta main sacrilège, sur ce petit être innocent et pur ! Défendez-moi, Seigneur ! »

Alors, un jeune enfant, couvert d’une robe de lin, beau comme un dieu et portant en sa main un lys d’or, apparaît tout à coup, entouré d’anges nombreux. Une lumière plus éclatante que le soleil envahit la chambre, une musique délicieuse se fit entendre. Le comte, hagard, tout tremblant, laisse tomber à terre l’enfant qu’il a saisi. « Vos prières, Agnès, sont exaucées, soyez à jamais heureuse, vous et votre fils. Toi, être maudit, créature infernale, va rejoindre Satan qui t’attend en enfer ! »

La terre tressaille, un effrayant grondement bouleverse ses entrailles ; le château disparaît, dans un gouffre sans fond, dans un abîme de vapeurs et de flammes. Agnès et son fils, soutenus par les Anges, montent dans le ciel tout constellé d’étoiles, vers le royaume sacré où ils goûteront l’éternelle félicité des bienheureux.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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