LA FRANCE PITTORESQUE
Saint-Lait (Le) de la Vierge
objet de toute l’attention des
moines de l’abbaye d’Evron
(D’après « Anecdotes et curiosités historiques
sur les accouchements », paru en 1892)
Publié le jeudi 11 octobre 2012, par Redaction
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Relique dont la légende affirme qu’elle fut rapportée d’Orient par un chrétien l’ayant obtenu d’un disciple de Mahomet la détenant pour une raison étrange, le Saint-Lait se retrouve dans plusieurs pays, la France seule comptant plusieurs échantillons dont certains font l’objet de pèlerinages et passent pour conjurer les fléaux d’une nature capricieuse : ainsi de celui de l’abbaye d’Evron, un temps oublié et qui connut un regain d’intérêt dès 1872
 

Il existe de nombreux échantillons du Saint-Lait. « Il n’y a si petite villette, dit Calvin, ni si méchant couvent, soit de moines, soit de nonnains, où l’on ne montre du lait de la Sainte Vierge, les uns plus, les autres moins. Tant il y a que si la Sainte Vierge eût été une vache, ou qu’elle eût été nourrice toute sa vie, à grande peine en eût-elle pu rendre une si grande quantité. »

Grotte du Lait de la Vierge à Bethléem

Grotte du Lait de la Vierge à Bethléem

Commençons, comme de juste, notre nomenclature par le pays même où naquit et vécut la Vierge. Les pèlerins visitent non loin de Bethléem la grotte de Maratha, où la sainte Vierge dut se cacher, inquiétée par les Satellites d’Hérode. Longtemps on a raconté qu’en attendant Joseph, parti pour la ville à l’achat des provisions nécessaires, Marie donna à téter à l’enfant Jésus et quelques gouttes de son lait tombèrent sur un petit rocher qui s’amollit. Les révélations de sœur Catherine Emmerich contribuèrent plaidèrent en faveur d’un autre récit : un instant Marie avait dû se séparer de l’enfant Dieu et le confier à Joseph. Son émotion étant très grande quand Jésus lui fut rendu, elle fit ce que font les femmes du pays convaincues qu’une impression trop forte peut nuire à la qualité du lait : avant de lui présenter le sein, elle exprima par terre le premier lait de ses mamelles.

« Depuis ce temps, dit Collin de Plancy, les nourrices qui manquent de lait vont à la grotte, raclent un peu de poudre du rocher qui est devenue blanche et très friable, la boivent dans du vin ou dans du bouillon, et sentent aussitôt leurs mamelles se remplir. Les femmes turques mêmes recourent à ce remède miraculeux ; et l’on assure que si un homme avait l’imprudence de boire quelque peu de cette poudre, il lui pousserait incontinent des tétons pleins de lait. » Appelons par son nom la terre blanche et friable de la grotte de Bethléem : c’est de la craie ; des bâtons de craie, voilà ce qui compose une partie des prétendus laits de la Vierge répandus sur la surface du globe.

Enumérons quelques-uns des sanctuaires où se trouvent de ces fétiches singuliers. Rome, naturellement, en a sa bonne part. Une fiole est gardée à Saint-Nicolas in carcere : souvenir païen, car cette église a remplacé un ancien temple de la piété filiale qui, lui-même, avait remplacé une prison où le Grec Simon, d’après Valère Maxime, avait été nourri par le lait de sa fille. Autres fioles dans l’église de Sainte-Marie in campitelli, dans celle de Sainte-Marie du Peuple, dans celle de Saint-Alexis. On montrait solennellement à Gênes, une fiole assez considérable du lait de la Vierge. Cette relique guérissait les maladies du sein et avait beaucoup d’autres propriétés. A Venise, une fiole du lait de la Vierge, conservée dans l’église de Saint-Marc, donne du lait aux nourrices qui en demandent. L’église Saint-Antoine de Padoue possède une relique de même espèce. On vénérait à Saint-Louis de Naples, une autre fiole du lait de la Vierge qui devenait liquide à toutes les fêtes de Notre-Dame, et qui était caillé le reste de l’année : miracle analogue à celui du sang de Saint Janvier, rapporte encore Collin de Plancy.

En France, l’abbaye de Royaumont avait du sacré lait aussi extraordinaire ; habituellement liquide, il prenait la consistance du fromage à la pie aux fêtes de la Sainte-Vierge. D’ailleurs, sous le rapport qui nous occupe, notre heureux pays n’a pas à jalouser l’Italie. Rien qu’en Provence nous trouvons des gouttes de ces saintes sécrétions, Aix, à Toulon et à Berre. Les Célestins d’Avignon ont aussi leur part de cette inestimable richesse. Nous avons relevé dans un volume du XVlle siècle, l’Examen des reliques les plus considérables du Trésor de l’Abbaye de Corbie, le passage suivant :

« L’an 1558, les Chanoines de la cathédrale de Rouen, persuadés de la vérité [il s’agit du Saint Lait], en firent demander une partie à l’Abbaye de Corbie : et le roi ainsi que le cardinal de Bourbon, archevêque de Rouen et abbé commandataire de Corbie appuyèrent la demande des chanoines par leurs lettres. On lut ces lettres dans le trésor en présence de l’évêque d’Ebron, de Charles de Merclessart, gouverneur de Corbie, après quoi le grand prieur ouvrit le reliquaire qui est en forme de tour, accompagné de trois clochers et en tira une phiole de cristal, renfermant le lait de la sainte Vierge, et en donna une partie aux chanoines députés dont il fit dressé acte. »

Autres détails fournis par Collin de Plancy : « On vénérait à Chartres une fiole du lait de la Vierge, recueilli en Judée pendant qu’elle allaitait l’enfant Jésus. Mais on avait, dans cette même ville, un autre vase de lait plus miraculeux. On conte que Fulbert, quarante-quatrième évoque de Chartres, ayant dans le palais un feu incurable qui lui brûlait la langue, la sainte Vierge lui apparut, lui commanda d’ouvrir la bouche, et y fit jaillir de ses mamelles qu’elle pressa de ses doigts sacrés une ondée de lait excellent, et qui éteignit soudain le feu de sa langue et la rendit plus saine que jamais. On ramassa sur les joues de Fulbert plusieurs gouttes de ce lait sacré, que l’on conserva dans une fiole, au trésor de Chartres, et qui fit bien des prodiges de guérison en faveur des femmes qui avaient le sein malade. »

Que sont devenus tous ces saints laits ? Et ceux de Saint-Denis et de Bouillac ? Et le double échantillon dont s’enorgueillissait la cathédrale de Soissons, etc. ? Nous ne savons trop. Quant à celui de l’abbaye d’Evron, dans le Maine, au temps de « l’Ordre moral » il reprit quelque peu de son antique gloire. Laissons la parole à Paul Parfait, dans sa Foire aux Reliques :

« Evron, au diocèse de Laval, est une des stations chères aux organisateurs de pèlerinages. Chaque fois qu’un train emporte les pèlerins vers Saint-Michel ou Auray, on n’a garde de leur laisser oublier qu’une insigne relique, quelques gouttes de lait de la très sainte Vierge sollicite en ce lieu leurs hommages. C’est au mouvement des pèlerinages de 1872 que ce fétiche, fort négligé depuis un long siècle, doit son regain de succès. En 1875, on y traînait des phalanges de fidèles auxquels on faisait chanter :

Au premier rang vaincre ou mourir !
Telle est du chrétien la devise ;
Soldats du Christ et de l’Eglise,
S’il le faut, nous saurons périr.
Contre le monde et Lucifer,
Pour assurer notre victoire.
Nous avons la grâce et la gloire :
Haine au démon ! Guerre à l’enfer !

« Cela s’appelait le Cri de ralliement et reste un assez joli échantillon de la poésie de combat inaugurée par nos nouveaux croisés. Je n’ai pas besoin de dire que, dans la pensée du poète, l’enfer c’est la société laïque. A ce titre de point de ralliement, Evron mérite de nous arrêter un instant. Qui ne serait curieux, d’ailleurs, de lier connaissance avec une relique aussi singulière que le lait de la Vierge, de savoir d’où elle vient, quand elle fut recueillie, et l’usage qu’on en peut faire. Il n’est malheureusement pas aisé de répondre d’une manière également satisfaisante à ces diverses questions.

Reliquaire du Lait de la Vierge de la basilique d'Evron

Reliquaire du Lait de la Vierge
de la basilique d’Evron

« Quant à l’origine de la relique, il faut se borner à apprendre qu’elle a été rapportée d’Orient, comme tant d’autres, par un ancien prisonnier des infidèles. Au sortir de sa captivité, ce chrétien l’aurait obtenue à grand’peine du « mécréant » son maître, qui, chose étrange, gardait ce lait comme un trésor et eut un mal énorme à s’en séparer. S’il vous plaisait à présent de savoir d’où le fils de Mahomet tenait une relique si chère, ne le demandez pas. Le seul fait certain, c’est qu’au VIIe siècle, cette relique servit de prétexte à l’édification d’une abbaye qui s’enrichit bientôt par une suite ininterrompue de dons en rentes, terres, maisons, moulins, métairies, bois, vignes, eaux, prairies, pâturages. »

Un des historiens des moines d’Evron affirme dans Monographie religieuse et pèlerinage de Notre-Dame de l’Epine d’Evron qu’ « on savait apprécier leurs services, et l’on trouvait tout naturel de leur prodiguer les trésors temporels en échange des biens spirituels dont ils étaient les dispensateurs. »

Paul Parfait ajoute qu’ « il y avait donc échange de bons procédés entre les propriétaires et les moines. A ceux-ci qui leur prodiguaient l’argent, ceux-là prodiguaient, par réciprocité les miracles. Des légendes intelligentes devaient retirer aux donateurs toute idée de revenir sur les décisions prises. Telle, par exemple, la légende de Guy de Laval, reprenant aux moines, dans un mouvement de « basse cupidité », les biens qui leur avaient été donnés par les aïeux, et frappé soudain d’un « violent torticolis » qui ne guérit que lorsqu’il a fait promesse de tout rendre.

« Cela peut se lire en détail dans la grosse brochure que M. le curé d’Evron a consacrée à chanter les gloires du Saint Lait. Ce panégyriste a, pour démontrer l’authenticité de sa relique, une argumentation bien simple : On expose ailleurs, dit-il, des larmes, des gouttes de sang et de sueur de Jésus, toutes revêtues des approbations les plus respectables. Pourquoi n’aurions-nous pas des gouttes tout aussi authentiques du lait de sa mère ? Certes, il n’est pas facile, remarque M. le curé d’Evron, d’expliquer ni de comprendre, humainement parlant, comment quelques gouttes de lait ont pu se conserver pendant plus de cinq siècles, en passant par des mains et des lieux très peu sûrs.

« Humainement parlant, l’explication sans doute est peu facile ; mais admettez que Dieu l’ait voulu ainsi et tout va de soi. Dieu a bien pu, sans être obligé à nous en donner des preuves patentes, opérer ce miracle de conservation pour la gloire de Marie et dans l’intérêt des âmes. M. le curé nous accordera que l’intérêt des moines y était bien aussi pour quelque chose. D’autant que M. le curé d’Evron a l’esprit très accommodant. Malgré le cantique local,

Un pèlerin de la Syrie
Jadis apporta dans ce lieu
Du lait dont la Vierge Marie
Nourrissait Jésus l’enfant Dieu...

« il n’affirmera pas que sa relique date précisément de l’époque où la vierge nourrissait. Il daignera même vous expliquer, en prenant à témoins les autorités les plus graves, comment certains laits de la vierge peuvent avoir une provenance plus moderne. C’est ainsi, dit-il, que saint Dominique, saint Fulbert de Chartres et saint Bernard, étant tombés malades, au dire de leurs historiens, reçurent la visite de la sainte Vierge qui les guérit, en exprimant sur leurs lèvres quelques gouttes de son lait maternel ; il leur fut donc facile d’en recueillir une certaine quantité. Le savant abbé de Solesmes, dom Guéranger, ajoute qu’il peut y avoir d’autre part du lait de la sainte Vierge provenant de statues ou de tableaux miraculeux, comme il y a des larmes et des gouttes de sang de Notre Seigneur, reliques moins frappantes sans doute aux yeux de la foi et de la piété, mais cependant dignes de notre respect.

« Cela fait déjà, si je compte bien, reprend Paul Parfait, trois catégories de lait. A laquelle des trois appartient celui d’Evron ? M. le curé, qui n’est pas un homme de parti pris, évite de se prononcer. Quel aspect a donc ce lait d’Evron ? « ...Celui qui, voulant juger la relique de visu, aura ouvert le sacraire en chêne, encastré dans un mur de granit, tiré du sacraire un coffre à double porte avec serrure de sûreté, du coffre un reliquaire en vermeil, du reliquaire en vermeil un tube d’étain, celui-là, en ouvrant le tube d’étain... » Mais il faut laisser la parole à M. le curé d’Evron : « La relique du Saint Lait est contenue dans un tube d’étain de quatre centimètres de hauteur. Les parois intérieures du tube bénie paraissent légèrement tachées et ne laissent apercevoir aucun liquide. » Conclusion. Au fond de tous ces reliquaires superposés il n’y a rien, absolument rien », ajoute Paul Parfait.

Les nourrices ont été pendant longtemps la principale clientèle d’Evron. « Depuis cette époque, écrit encore Parfait, la Vierge d’Evron a de beaucoup élargi le cercle de ses opérations miraculeuses. Dans les temps de sécheresse, elle fait obtenir des averses, à la seule condition qu’on n’en abuse pas. C’est une tradition, à Evron, qu’on ne doit sortir la sainte relique que dans les cas graves et suivant un cérémonial déterminé : mais alors on est sûr d’obtenir ce qui est demandé. Lors du choléra de 1863, on eut toutefois le tort d’attendre que cent quarante-deux habitants de cette petite localité eussent été frappés de mort, avant de sortir la relique ; mais peut-être le cas ne paraissait-il pas assez grave.

« Dès que la relique eut été promenée, le fléau ne cessa pas immédiatement, nous apprend le curé d’Evron, mais pas un malade ne mourut sans avoir reçu les derniers sacrements et un grand nombre d’entre eux, qui n’avaient ni foi ni religion pratiques, dut probablement son salut au coup de grâce frappé par Notre-Dame. »

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