LA FRANCE PITTORESQUE
Réforme nécessaire de formalités
administratives jugées excessives et vexatoires
(D’après « De la police de Paris, de ses abus, et des réformes dont elle est susceptible, avec documents anecdotiques et politiques, pour servir à l’histoire judiciaire de la Restauration », paru en 1831)
Publié le dimanche 10 janvier 2010, par LA RÉDACTION
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Au XIXe siècle et suivant le décret du 2 octobre 1795, nul ne pouvait quitter le territoire de son canton ni voyager sans être porteur d’un passeport de l’intérieur, les décrets du 18 septembre 1807 et du 11 juillet 1810 complétant cette législation qui sera en vigueur jusqu’aux alentours de 1860 et que A.-G. Claveau, avocat et docteur en droit, dénonce en 1831, y voyant tout à la fois un impôt odieux et un attentat à la liberté individuelle
 

Qui n’a été froissé par l’obligation de ne pas se mouvoir sans ces papiers qui coûtent cher, et qui se délivrent avec un accompagnement de formalités longues et irritantes, poursuit-il. Au reste, le calcul de ces vexations a été établi depuis longtemps, et tout a été dit à ce sujet.

Aussi, ce n’est presque plus qu’une question de finances ; le monde, dit-on, est habitué à cet impôt : il rapporte beaucoup ; 400 000 francs peut-être, à Paris seulement. Pourquoi le changer, et surtout que mettre à sa place ? Claveau ajoute : quoi qu’il en soit et pour dire, en passant, un mot sur la question politique, je soutiendrai que l’invention des passeports n’a jamais procuré un seul jour de sécurité au pays. Les malfaiteurs en ont toujours qui sont, ou vrais, ou fabriqués avec tant d’art, qu’ils déconcertent toute espèce de surveillance. L’honnête homme seul n’a pas, quelquefois, de papiers, parce qu’il ne craint pas.

Aussi, étudiez l’histoire de la plupart des arrestations opérées pour défaut de pièces ; elle ne se compose guère que de vexations exercées sur des citoyens paisibles, qui étaient partis de chez eux sans se barder de paperasses, et qui avaient compté sur la pureté de leurs intentions. Un agent soupçonneux les surprenait, les capturait, et les traînait dans les prisons ; car, presque toujours, le sang du voyageur sans reproche bouillonnait à la pensée d’un outrage, et il ne pouvait s’empêcher de protester avec énergie contre la persécution dont il était l’objet : de là des altercations, des scènes de désordre et des voies de fait.

Il n’est que trop certain que jamais on n’a pu se résigner de bonne grâce à accomplir certaines exigences plus ou moins brutales. Quant à l’impôt, sur quels individus pèse-t-il donc véritablement ? Sur les riches ? Non ; il ne tombe que sur les pauvres ouvriers qui viennent à Paris à pied, et qui partent de cette ville de la même manière. Ouvrez les registres de la Préfecture de Police, et vous y verrez que l’immense majorité des passeports a été délivrée aux maçons du Limousin et aux porteurs d’eau de l’Auvergne.

Passeport pour l'intérieur de la France de l'année 1831

Passeport pour l’intérieur
de la France de l’année 1831

En vérité, est-ce bien la peine de maintenir une contribution qui n’atteint que les hommes les plus laborieux de la société, que des individus utiles, qui vont porter à leurs enfants le fruit de leurs sueurs, et qui, pour arriver à ce résultat, se sont imposé toute espèce de privations ? Au reste, il faut que le législateur s’accommode aux faiblesses du peuple qu’il est appelé à régir.

En France, nous avons horreur de toutes ces formalités qui nous astreignent à entrer sans cesse dans des bureaux, à nous montrer, et à dire ce que nous nous proposons de faire. Tel est notre orgueil, telle est notre délicatesse, que nous nous étudions sans cesse à cacher notre vie. Notre repos ne se compose guère que de secrets, de mystères et de choses voilées.

Nous redoutons par-dessus tout les moindres révélations, et il y a des milliers de personnes qui se cacheraient dans les entrailles de la terre, si elles soupçonnaient qu’on a l’œil ouvert sur leurs affaires intérieures. Nous n’avons pas des rideaux seulement pour nous garantir dans nos demeures, mais plus encore afin qu’on ne plonge pas la vue dans nos démarches privées.

Chaque maison est comme un sanctuaire impénétrable, et chaque hôte est un être timide, qui ne respire qu’autant qu’il a la conviction qu’on ne le remarque pas. Il y a donc une foule d’individus qui ne sortent pas de Paris, parce qu’on leur a appris qu’il fallait d’abord aller montrer son nez à la Préfecture de Police ; le nom seul de cette administration les glace de terreur. Voilà ce qui n’est pas très agréable à entendre pour les dépositaires de l’autorité, et ce qui, néanmoins, est de la, plus parfaite exactitude.

Aux Etats-Unis, on a compris autrement que chez nous le respect dû aux hommes. On les laisse aller, venir, rester, sans les poursuivre de papiers. Liberté absolue. Croit-on qu’il y ait plus de désordres dans ce pays que dans nos sociétés, qui regorgent de bureaux, de registres et d’écrivains ? Il y a là certes, proportion gardée, moins de malfaiteurs que partout ailleurs. Et cependant, de nos villes d’Europe, quels hôtes ne leur envoyons-nous pas assez souvent ? Des banqueroutiers, des faussaires et des voleurs.

Mais, ô puissant effet de l’ordre, du travail, d’une protection qui n’a rien d’inquisitorial, et d’une hospitalité qui n’est ni curieuse ni indiscrète ! Les méchants sentent, en débarquant, expirer leurs coupables projets. Et à quoi serviraient-ils ? Là, on ne vit pas oisif, chacun a gagné le pain qu’il mange, et la prospérité générale est le résultat de tous les efforts individuels. Un fainéant y serait embarrassé de sa personne, et se retirerait bientôt, car il ne trouverait pas de compagnons.

Et pour en revenir à l’impôt des passeports, conclut Claveau, est-il donc assez considérable pour qu’il vaille la peine de les maintenir ? Qu’on calcule les frais qu’ils coûtent à l’administration, et l’on verra que le bénéfice est très faible. Il faut un papier spécial qui coûte assez cher à fabriquer, de nombreux registres, et des commis en grande quantité. A la Préfecture de Police seulement, on en compte près de vingt-cinq, uniquement occupés à décrire des signalements de maçons et de porteurs d’eau. Puis viennent les frais de compte avec le trésor public pour lequel on a perçu. Que reste-t-il ? Presque rien au résultat ; mais on a vexé le pays.

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