LA FRANCE PITTORESQUE
Administration (L’) au XIVe-XVe siècle
ou quand la « république du royaume »
oscille entre efficacité et carence
(D’après « Bibliothèque de l’École des chartes », paru en 1939)
Publié le mardi 30 juillet 2013, par Redaction
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De Philippe le Bel à Louis XII, les monarques n’ont pas connaissance non seulement de l’exacte composition des cadres administratifs locaux de l’ancienne France, mais également du nom ni de la qualité des agents y ayant été nommés, un trafic de charges et de surprenantes méthodes de fraude en découlant. Paradoxalement, le roi peut dans le même temps compter sur de tels officiers pour appliquer ses ordonnances dans ce qu’elles ont de meilleur et, au besoin, les corriger.
 

L’augmentation du nombre des offices s’accéléra si bien dès le XIVe siècle surtout, que le roi aurait eu besoin d’être renseigné par ses clercs sur les vacances à pourvoir et sur les nominations déjà faites. Philippe V, le 16 novembre 1318, réclamait donc, à ce sujet, l’établissement de registres où les fonctionnaires titularisés seraient inscrits. Mais le roi ne fut pas écouté. Le 2 mars 1404, Charles VI, qui venait de donner à Pierre de la Roche- Piousse la capitainerie de Bayeux, révoqua cette libéralité, faite, disait-il, « par inadvertance », à un moment où il n’avait plus été « recordant » d’avoir déjà nommé à cet office le duc d’Orléans. Plus tard, le 27 mai 1446, Charles VII découvrait tout à coup qu’il avait donné « aucunes fois ung [même] office à deux ou trois personnes ».

Philippe V le Long

Philippe V le Long

On a cru trop souvent que la fameuse ordonnance de Louis XI, rendue le 22 octobre 1467, avait établi l’inamovibilité des offices. C’est une erreur : on a confondu la stabilité et l’inamovibilité. Cette ordonnance a simplement fait passer dans la loi cette stabilité, qui était depuis longtemps installée dans l’usage. Sauf en cas de nouvel avènement, un office ne pouvait être vacant que dans trois circonstances : si l’officier titulaire mourait ; s’il était autorisé par le roi à résigner ses fonctions ; enfin s’il était, au jugement du roi, déclaré coupable de forfaiture.

Or, il arrivait souvent que le roi fût sollicité d’accorder un office avant la mort de l’officier en charge. Et voici avec quelle sauvagerie les choses se passaient. C’était à qui épiait les moindres maladies des titulaires en place : les traîtrises de leur goutte, de leur intestin, de leur foie, de leurs poumons, de leur cerveau. On apostait auprès d’eux quelque serviteur, très attentif, pour suivre le déclin de leur santé, le détail de leurs rechutes, les derniers sursauts de leur agonie. Dans la nuit, dans la neige, dans la boue, à proximité du logis des moribonds, on attendait, le cœur battant, la nouvelle de leur fin, pour courir éveiller quelques secrétaires du roi, gagnés d’avance, afin de pénétrer auprès du souverain avant tout autre et d’obtenir le don de l’office convoité.

Le malheur voulait parfois que le mort se reprît, tout à coup, si faiblement que ce fût, à respirer encore. Il y avait prolongation d’agonie. Et l’empressement trop hâtif de ce successeur aux aguets aboutissait à une déconvenue lamentable. Les lettres de don accordées ainsi, avant l’heure, étaient désormais sans valeur. Un concurrent mieux informé obtenait par suite la succession de l’officier titulaire, quand ce dernier avait cessé de ressusciter.

Le rôle des secrétaires du roi aurait dû être de renseigner et d’aider le souverain, au lieu de trafiquer de ses dons. Mais le roi déclarait ne pouvoir toujours compter sur ses secrétaires pour savoir quels offices il avait à pourvoir ou quels officiers étaient déjà pourvus ; il se plaignait de leur « nombre excessif », de leur « jonesce et ignorance ». L’ordonnance cabochienne des 27 et 28 mai 1413 précisait que le roi devait se méfier de ses secrétaires : ils sont trop nombreux, trop bavards, trop légers. L’argent, le vin, les chapeaux de belle fourrure ont raison de leur zèle. Ils signent, à l’insu du roi et inconsidérément, les lettres royales. Et ils en prennent si bien à l’aise avec le Grand Conseil (où les nominations d’officiers étaient délibérées) qu’ils ne tiennent même plus à jour les registres de cette haute assemblée.

D’ailleurs, dans ce Conseil même, que d’abus graves ! Philippe VI, le 19 mars 1341 ou 1342, se plaignait que plusieurs de ses conseillers eussent « impétré » de lui des lettres, ce qui venait de lui être révélé, soulignait-il, par la rumeur publique ; ces officiers voulaient avoir des gages viagers, qu’ils auraient touchés même sans remplir leur office. Le roi, en 1344, réclamait qu’on mît sous ses yeux l’état de ses dons et faveurs : il ignorait donc quels étaient ses donataires. Il aurait voulu connaître les cumuls dont ces privilégiés pouvaient bénéficier et il demandait qu’ils lui en fissent la déclaration écrite. Enfin, il savait à quel point les candidats aux offices surprenaient sa bonne foi : il confessait sans cesse sa propre « inadvertance », autant dire sa distraction ou son étourderie, et aussi sa faiblesse, incapable de résister longtemps à « l’importunité des requérans ». Charles VII s’aperçut d’aventure, en 1446, parce qu’il en avait « esté adverty », qu’il avait, sans y prendre garde et depuis vingt-huit ans, donné le même office à deux ou trois officiers ; il décida donc, pour mettre fin aux procès qui étaient résultés de son inattention, que ceux qui auront tenu leurs offices pendant cinq ans seront autorisés à les garder.

Quoi qu’il en soit, les occasions ne manquèrent pas où le roi de France était mis très tardivement au courant des abus et excès de ses officiers. Il était desservi par beaucoup de ses serviteurs. Resterait à savoir jusqu’à quel point ces pratiques n’étaient pas imitées de ce qui se passait à la Cour des Papes en Avignon ou à Rome. Autour des Souverains Pontifes, la course aux bénéfices ecclésiastiques y donnait lieu à des usages qui rappellent singulièrement la course aux offices autour des rois capétiens.

Il nous faut encore rechercher comment et pourquoi, dans ces cadres administratifs mal connus parfois de l’administration, le roi capétien pouvait, malgré tout, compter sur tels de ses officiers pour appliquer ses ordonnances, dans ce qu’elles avaient de meilleur, et pour les corriger, au besoin, dans ce qu’elles pouvaient avoir d’imparfait. Aux XIVe et XVe siècles, le roi n’était pas mystérieux, et sa franchise ne nous paraît pas aujourd’hui dénuée de saveur : il avouait sans ambages que telles de ses ordonnances lui avaient été inspirées à tort et en dépit de la grâce céleste, qui aurait dû lui épargner ces surprises.

Charles VII

Charles VII

Le 16 novembre 1318, il faisait allusion aux mauvais conseillers qui pourraient lui persuader de prendre quelque décision funeste. Contre ces agissements perfides, il mettait en garde son chancelier d’abord, les gens des Comptes ensuite. Au premier, il disait : « Arrêtez au passage les ordres pernicieux, qui auraient pu Nous être arrachés à tort. Ouvrez les yeux et ne signez rien de suspect. » Pour les seconds, il ajoutait : « Si notre chancelier n’a pas vu assez clair, tâchez d’y voir mieux que lui. » Le 10 février 1386, le roi déclarait tout net à ses officiers : « Je puis avoir été trompé et avoir fait rédiger des lettres ou mandements contraires à la conservation ou bonne gestion du domaine. Dans ce cas, désobéissez, sans hésiter, à ces ordres. Ne les exécutez pas et, si vous craignez de Nous déplaire, n’hésitez pas à Nous députer qui vous jugerez bon, pour Nous faire part de vos scrupules. »

Mêmes précautions, le 26 décembre 1407, au lit de justice tenu à Paris ce jour-là. Après avoir pris, en faveur de son fils aîné, les mesures jugées les meilleures pour la transmission de la couronne, Charles VI ajoutait : « Et s’il advenoit, que Dieu ne veuille, que, par inadvertence, importunité ou autrement, Nous octroïssons ou commendissons ou eussions octroyé et commandé aucunes lettres qui aucunement peussent estre dérogatives ou préjudiciables aux choses dessus touchées, ou feissions aucune autre chose au contraire, Nous, dès maintenant, les déclairons et décernons nulles et de nul valeur ; qu’il n’y soit obéy, ne aient force ou vigueur. » Notons bien que le roi ne révoquait pas les dispositions antérieures, qui auraient été contraires à une nouvelle ordonnance. C’était les dispositions ultérieures qu’il visait, sachant à quel point il pourrait être circonvenu et dupé dans l’avenir : « Se, par inadvertance ou autrement, répétait-il encore, le 27 décembre 1409, lettres ou ordonnances, contre Nostre présente entencion estoient faictes ou scellées, Nous voulons qu’elles n’aient aucun effect, mais dès maintenant les (...) adnullons, comme faictes et obtenues contre Nostre entencion et voulenté. »

Louis XI, le 21 octobre 1467, ne parlait guère autrement, quand il statuait sur la stabilité des offices : « S’il advient que (...) Nous facions le contraire, Nous, dès maintenant pour lors, le révocquons et adnullons ; et voulons que aucunes lettres n’en soient faictes ne expédiées ; et, si faictes estoient, que à icelles, ne à quelconques autres que l’on pourroit, sur ce, obtenir de Nous, aucune foy ne soit adjoustée. » Même langage, dans la bouche de Louis XII, à Blois, en mars 1498-1499. Il explique que la vénalité des offices de judicature est interdite. Aucune exception ne sera désormais tolérée, en faveur de qui que ce soit. S’il arrivait, malgré tout, qu’aucune lettre de dérogation fût commandée par Lui, le roi défend au chancelier de sceller ces lettres. Puis il ajoute : si cependant, « par surprise ou autrement », elles étaient scellées, « défendons aux gens tenans Nos Cours de Parlement, baillifs, séneschaux et autres juges et officiers ou leurs lieu- tenens, pour quelque commandement ou lettres itératives qu’ils puissent obtenir de Nous, de n’y obéir ni obtempérer ».

Le roi allait plus loin. S’il avait la faiblesse d’accorder lettres de dispense aux ordonnances rendues à Blois, en mars 1499, Louis XII ordonnait à ses officiers de « casser, annuler et déclarer nulles » lesdites dispenses, sous peine à ces officiers d’être eux-mêmes déclarés « désobéissans et infracteurs d’icelles ordonnances ». On le voit : si les officiers royaux ne défendaient pas le roi contre lui-même, ils étaient coupables. Autant dire qu’ils seraient responsables des erreurs royales. Pour obéir au roi, il leur fallait désobéir à certains de ses ordres.

Comment expliquer ces ignorances et ces distractions administratives dont le roi lui-même convenait ? Et comment pouvons-nous comprendre que la royauté songeât à demander à ses officiers de corriger, au besoin, ce que ses lettres et ordonnances pouvaient avoir de défectueux ?

Nous oublions trop qu’aux XIVe et XVe siècles tout se transformait dans le royaume, parce que le royaume se formait. Le domaine du roi variait sans cesse : création d’apanages nouveaux, retour à la couronne d’apanages anciens, dots, successions, pariages, échanges, conquêtes pacifiques ou violentes, victoires ou défaites militaires, il y avait là, pour les frontières administratives, des causes permanentes de perpétuelle instabilité. D’autant mieux que, dans les fonctions publiques dont ils avaient la charge, les officiers royaux n’avaient pas alors la hantise de leurs lointains successeurs : « Et surtout pas d’affaires ! » Les affaires, les conflits, ils les recherchaient quotidiennement : au profit du roi, ils tendaient à gagner sans cesse sur les féodaux laïcs ou ecclésiastiques, au milieu desquels ils vivaient. De sucrcroît, les limites des circonscriptions, lorsqu’elles furent établies, restèrent changeantes, dans la mesure des progrès ou des reculs de la royauté. Le pouvoir central était donc excusable d’ignorer le dessin exact de ces frontières.

En outre, si à notre époque, chaque fonctionnaire a son dossier, dûment classé, dans chaque ministère dont il relève, de Philippe le Bel à Louis XII, pour nous en tenir à cette période, rien de pareil n’existait encore : délibérées au Conseil du roi, quand elles en valaient vraiment la peine, les nominations étaient transmises à la Chancellerie, qui expédiait à l’intéressé des lettres de provision. Ces lettres étaient présentées au Parlement, à la Chambre des comptes, aux trésoriers de France ou aux baillis et sénéchaux. Devant ces cours ou ces agents, l’intéressé apportait, en effet, ses « provisions », qui étaient examinées dans leur authenticité et leur teneur ; après quoi, l’officier était admis à prêter serment ; mention de ce serment était inscrite au bas ou au verso de ces lettres, dont l’entérinement, qui suivait, était noté.

Cette méthode et ces règles n’empêchaient pas l’éparpillement de ces lettres de provision ; il eût fallu les réunir au lieu de les disperser. Or, ni le Conseil ni la Chancellerie ne les conservaient véritablement ; le Parlement se bornait à les mentionner ; la Chambre des comptes n’enregistrait que celles qui concernaient les officiers de finances. Et encore les enregistrait-elle chronologiquement, sans établir de répertoire annuel et décennal, par ordre de matières ou de personnes : pour découvrir le nom d’un office ou d’un officier, il aurait fallu se livrer à des recherches aussi longues que fastidieuses.

Louis XI

Louis XI

Les candidats à un office se bornaient presque toujours à faire présenter au roi par un de ses secrétaires le projet de leurs lettres de provision, qui étaient ensuite mises en forme par la Chancellerie. Si l’office convoité était déjà pourvu, ce projet ni ces lettres n’en soufflaient mot. Et la bonne foi du prince était la dupe de ces agissements. Quand la fraude était découverte, le Parlement, la Cour des aides ou la Cour du Trésor avaient à trancher le litige. Aux XIVe et XVe siècles, les procès intentés au sujet des offices étaient aussi nombreux qu’interminables. C’était le temps où la course aux offices ne poussait pas seulement les gens à se disputer un office avant toute nomination, mais après. Quiconque était pourvu d’un office risquait, tout le long de sa carrière, d’en être évincé par un de ses anciens concurrents. Les documents d’archives nous donnent constamment plusieurs noms d’officiers pour un même office et à une même date. Le roi lui-même se perdait donc dans un pareil dédale.

Enfin, s’il peut paraître surprenant qu’incertain sur l’étendue des circonscriptions administratives et oublieux des nominations déjà faites, le roi pouvait néanmoins exiger de ses agents la résistance à telles de ses lettres et de ses ordonnances, voire leur imposer, d’autorité, l’obligation de les amender, c’est qu’en réalité la monarchie ne se donnait pas encore comme infaillible. Elle ne considérait pas ses officiers comme des esclaves, mais plutôt comme des serviteurs éclairés et des collaborateurs. Elle leur reconnaissait plus qu’un droit, un devoir de contrôle. Elle n’admettait pas seulement, alors, les remontrances du Parlement et des gens des Comptes, elle les sollicitait.

Louis XI lui-même ne craignait pas de se déjuger. Il reconnaissait ses erreurs et, chose notable, il les corrigeait. Ceux qui portaient le titre de conseillers du roi étaient, dès cette époque, légion dans le royaume. Tous les officiers royaux un peu notables étaient parmi ces conseillers. Et puis, faut-il le rappeler, les XIVe et XVe siècles sont l’époque où la monarchie requérait l’approbation de ses sujets, dans les États de bailliage et de sénéchaussée et dans ce qu’on est convenu d’appeler les Etats provinciaux et les États généraux. Elle songeait alors au « commun profit », à la res publica regni. Depuis longtemps, et bien avant la fin du XVe siècle, on parlait volontiers, en France, de la « république du royaume ».

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