LA FRANCE PITTORESQUE
Pain de pommes de terre
pour parer aux disettes ?
(D’après « La Nature » paru en 1915
et « Bulletin de la Société d’histoire de la pharmacie », paru en 1914)
Publié le jeudi 2 mai 2013, par Redaction
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La Première Guerre mondiale incite les pouvoirs publics à discuter la question du pain de riz et du pain de pommes de terre, ce dernier ayant été mis au point par Antoine Parmentier plus d’un siècle plus tôt mais n’ayant alors rencontré aucun succès cependant que tous s’en arrachaient paradoxalement la paternité. En pleine Révolution française que marquèrent guerres et disettes, on avait déjà songé à y recourir.
 

De divers côtés, des essais, peu fructueux au demeurant, furent faits au XVIIIe siècle de confection de pain de pommes de terre : ainsi d’une formule de pain qui aurait été préconisée par un certain Sallin dès 1767 ; des essais tentés en Poitou de 1775 à 1782, et à Marseille sous le Directoire, pour y acclimater le pain ou le fromage de pommes de terre.

Antoine Parmentier

Antoine Parmentier

Mais l’instigateur ardent de ce produit ne fut autre que le célèbre Antoine Parmentier, qui en 1779 fit paraître à ce sujet un opuscule ayant pour titre Manière de faire le pain de pommes de !erre sans mélange de farine. Parmentier ne réussit pas tout d’abord, parce qu’il ne put « développer dans la pomme de terre la faculté fermentative ». Cependant il obtient dès 1773 quelques résultats, qu’il énonce dans son Mémoire qui a remporté le prix des arts au jugement de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Besançon.

Au mois de juillet 1775, Scévole de Sainte Marthe, procureur du roi à Argenton en Berry, publiait, dans les Affiches de Poitou, plusieurs notes recommandant au public le pain de pommes de terre. D’autres amis de Parmentier prêchaient pareillement dans tous les coins de la France, mais sans trop de succès, semble-t-il. Parmentier lui-même publiait des recettes en 1777 dans son Avis aux bonnes ménagères, en 1786 dans son Mémoire sur les avantages que la province de Languedoc peut retirer de ses grains. Il faisait une démonstration publique à l’hôtel des lnvalides « avec une sorte d’appareil et en présence de M Le Noir, de M. Franklin, de M. le baron d’Espagnac, de M. de La Ponce et de plusieurs officiers de l’état-major ». Le pain qui en résulta fut présenté à Louis XVI.

En novembre 1778, suivant Bachaumont, M. d’Espagnac donna un grand repas auquel participèrent « M. le prince de Montbarrey, M. Amelot, M. Necker, M. Le Noir, M. Franklin, enfin beaucoup de grands, des académiciens, des économistes et autres amateurs ; on y a servi à table d’un pain fait de ce farineux, et tout le monde l’a trouvé aussi beau, aussi léger, aussi blanc, aussi excellent que le meilleur pain mollet : chacun en a pris emporté ».

A quelque temps de là, la Gazette de France faisait savoir à ses lecteurs que le pain entièrement composé de pommes de terre ne revenait pas à plus de 5 liards la livre. Mais, écrit encore Bachaumont, « il est éclairci aujourd’hui qu’un pareil pain reviendrait à plus de dix sols la livre, et on fait de graves reproches au Ministère d’avoir laissé inséré dans un papier, renommé du moins pour le véracité, un calcul aussi étrangement erroné ». Voilà donc nos ancêtres se plaignant déjà de la censure, mais pour lui reprocher sa mansuétude.

Deux autres passages de Bachaumont prouvent que la renommée du nouveau pain franchit les mers pour atteindre les « Isles d’Amérique », où est à l’étude un biscuit de pommes de terre, et qu’en France même la question prend de plus en plus les proportions d’une affaire d’État : « Le gouvernement songe sérieusement à tirer parti de la culture de la pomme de terre en France. Différents intendants de province ont envoyé des hommes intelligents aux Invalides pour suivre sous le sieur Parmentier, le nouvel auteur de la transformation de ce farineux en pain, les divers détails de cette manipulation. Tout récemment encore, il en a été fait une nouvelle expérience devant M. Bertin, le ministre, M. le Directeur général des Finances, le lieutenant général de police et autres grands seigneurs et divers magistrats. Cette manie a tellement gagné nos intendants avides de nouveautés, ainsi que le ministère, que plusieurs, pour se mettre mieux au fait, font actuellement un cours de boulangerie. »

Mais voici la Révolution française, ses guerres et leur cortège de disettes. Parmentier, que sa faveur auprès du roi rend un peu suspect aux Sans-Culotte, agit maintenant plus discrètement et comme en secret, mais il ne cesse pourtant d’agir pour le bien du peuple. M. Isnard, archiviste de la ville de Marseille, a exhmé une curieuse délibération prise par le Conseil municipal de cette ville, le 16 nivôse an II (5 janvier 1794) : « Le citoyen Guinot (...) fait part au Conseil de l’heureuse découverte de transformer la pomme de terre, mélangée avec du blé, en une nouvelle espèce de pain abondante et salubre. La Commission sur sa demande a délibéré de faire établir chez tous les boulangers les machines propres à la manipulation de ce nouveau pain ».

D’importants approvisionnements furent faits du précieux tubercule, mais il fallut, un mois après, se débarrasser du stock à vil prix, car les Marseillais boudaient complètement le nouveau pain, d’un goût sans doute incompatible avec le fumet des bouillabaisses. Un peu partout le même essai fut tenté, évidemment à l’instigation de Parmentier, qui sut y intéresser officiellement le Comité de Salut Public : celui-ci fit publier le procédé dans toute la France par voie d’affiches. Tous ces efforts furent vains.

Avis aux bonnes ménagères (1777)

Avis aux bonnes ménagères (1777)

Le plus curieux, c’est que tout le monde se disputait avec âpreté le mérite d’avoir découvert un aliment que personne ne voulait manger. Notre malheureux Parmentier, qui se donna tant de mal pour ne pas réussir à faire avaler son médiocre pain, prit au moins autant de peine pour prouver qu’il en était bien l’auteur. De longues pages de son opuscule sur la Manière de faire le pain de pommes de terre sont consacrées à cette polémique. Et le pharmacien philanthrope, après avoir passé en revue, non sans colère, quelques recettes pitoyables de ses « rivaux », s’arrête lassé en disant : « S’il fallait insérer ici les diverses réclamations faites au sujet du pain de pommes de terre et les réponses qu’elles ont nécessairement occasionnées, un volume ne suffirait pas. »

Quelle était donc, d’après lui, la bonne recette, celle que lui avaient fait découvrir les patientes recherches qu’il avait poursuivies avec l’aide de son confrère et ami Cadet le jeune ? La voici telle qu’il l’a consignée dans son Mémoire pour le Languedoc :

« Pour préparer du bon pain de pommes de terre, il faut que ces racines s’y trouvent dans la proportion de parties égales avec la farine des autres grains. Pour cet effet, on fera cuire les pommes de terre dans l’eau ; on en ôtera la peau, on les écrasera bouillantes avec un rouleau de bois, de manière qu’il ne reste aucun grumeau et qu’il en résulte une pâte unie, tenace et visqueuse ; on prendra la moitié de la farine destinée à la pâte, dont on préparera le levain d’une part, et de l’autre les pommes de terre écrasées et broyées sous un rouleau de bois ; on mêlera l’un et l’autre avec le restant de la farine, et ce qui sera nécessaire d’eau chaude. Quand la pâte sera suffisamment levée, on l’enfournera, en observant que le four ne soit pas autant chauffé que de coutume, et on aura soin de la laisser cuire plus longtemps. »

Parmentier donne aussi la recette du pain de pommes de terre sans mélange. La panification est un peu plus compliquée, parce qu’il faut commencer par transformer en amidon la moitié des pommes à employer : ensuite, on opère à peu près comme dans le cas précédent, cet amidon remplaçant la farine de grain. Mais que l’on adopte l’un ou l’autre système, l’aliment qui en résulte, insistait toujours notre inventeur, n’a heureusement rien de commun avec cette « masse lourde et indigeste », cette « galette noire et détestable » qu’on fabrique en Allemagne et dans les autres pays « où la boulangerie est encore au berceau » : et cela lui rappelle l’amer souvenir du temps où, suivant les armées du roi comme apothicaire, il était tombé aux mains des Allemands : « Prisonnier de guerre en Westphalie, j’ai vu et mangé de ce soi-disant pain ; mon palais s’en rappelle encore le souvenir. Le pain noir, mat et amer de sarrasin, placé à côté, aurait pu passer pour du pain mollet ! »

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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