LA FRANCE PITTORESQUE
Réduction des dépenses publiques :
sempiternel leurre démocratique ?
(Extrait de « Le Gaulois » du 29 juin 1895)
Publié le dimanche 11 septembre 2016, par Redaction
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A la fin du XIXe siècle, dénonçant les fausses mais sempiternelles promesses républicaines d’une réduction des dépenses soi-disant attendue par des députés et sénateurs qui conviennent de sa nécessité mais n’entendent jamais qu’elle soit menée au détriment des leurs, un chroniqueur du journal Le Gaulois raille la gabegie d’une démocratie plus onéreuse que la monarchie et creusant la dette publique sans même gagner en influence politique ou en rayonnement intellectuel
 

M. Ribot [Alexandre Ribot, président du Conseil et ministre des Finances depuis l’élection de Félix Faure à la présidence de la République en janvier 1895] a annoncé à la commission du budget qu’il allait débarrasser les ministères du trop plein de personnel dont on les a encombrés. Voilà une économie sur laquelle il ne faut pas nous faire d’illusions. Les suppressions d’emploi n’aboutissent jamais qu’à une augmentation de dépense. Le traitement du fonctionnaire supprimé est appliqué à quelque fonctionnaire supérieur, et quant au pauvre diable exproprié de son rond de cuir, on ne peut pourtant pas le laisser mourir de faim. On trouve moyen de lui maintenir ses appointements qu’on impute sur un autre chapitre.

Mais tranquillisons-nous. Cette réforme, comme toutes les choses de ce temps, ne sera que velléité et simulacre. La réduction du personnel est une entreprise qu’un ministre n’aura jamais le temps ni l’énergie de poursuivre. Il y faudrait une révolution, et encore !

La prospérité toujours croissante de nos finances va nous permettre d'augmenter sensiblement les impôts

La prospérité toujours croissante de nos finances
va nous permettre d’augmenter sensiblement les impôts.
Caricature de 1903

Que peut l’éphémère pouvoir ministériel contre l’éternité des bureaux ? Que sait-il de l’administration, pour oser y porter la main, ce locataire qui passe des travaux publics à la guerre, et de la justice aux affaires étrangères ? Un directeur doit-il avoir beaucoup de peine à lui démontrer que tel petit ressort qu’il veut supprimer importe au bon fonctionnement de la machine ? Contre l’autorité transitoire et inexpérimentée du ministre, la communauté des intérêts unit tout le monde en une société de défense mutuelle. On se demande parfois ce que vient faire dans la devise inscrite sur nos monuments publics ce mot archaïque de « fraternité » qui détonne si bizarrement au milieu de la froideur et de l’égoïsme de nos sociétés modernes. Ce ne peut être qu’une allusion à notre personnel administratif, où l’on retrouve un peu de l’ancienne charité assistance aux frères menacés et indulgence aux fautes commises.

A Venise, s’il se produit quelque obstruction dans les canaux, les gondoliers n’échangent pas d’injures comme nos cochers de fiacre quand ils s’accrochent. Ils se disent doucement les uns aux autres : Fradel, non travagliar, non strascinar i poveri Cristiant. Ne nous faisons pas de mal. N’ennuyons pas les pauvres chrétiens. Ainsi font les membres de nos administrations et toutes les tentatives de M. Ribot échoueront contre cette force qui s’est accrue de la destruction des autres forces sociales : la camaraderie. Chaque employé du reste a son protecteur à la Chambre ou au Sénat. Tous les députés et les sénateurs sont bien d’avis en principe qu’il faut réduire le personnel mais ils entendent que ce ne soit pas au détriment de ceux qu’ils y ont fait entrer. Arrangez cela. Le ministre ne veut pas se brouiller avec les parlementaires, et les parlementaires sont obligés de contenter leurs électeurs.

Les Grecs, au lieu de dire Achille ou Agamemnon, disaient ceux qui sont autour d’Achille, ceux qui sont autour d’Agamemnon ; ils ne concevaient pas le personnage isolé et sans son cortège. C’est de cette façon qu’il faut envisager nos politiciens. Derrière eux, il y a la suite interminable des parents qu’ils ont placés dans les administrations et les emplois publics, les fils, les gendres, les neveux, les cousins à tous les degrés, les amis et les amis des amis. Ce n’est pas en vain qu’on est le grand homme de son département. Il en faut caser toute la belle jeunesse. Noblesse oblige, et n’aspirent-ils pas à devenir des ancêtres, ces anciens ministres qui essaient de créer un lien indissoluble entre leur nom et leur prénom ?...

Il fut un temps où les journaux républicains se livraient à des dissertations sur la notable économie qui résultait pour la France de la suppression de la liste civile. On paraît avoir renoncé à ce thème comme aussi aux déclamations sur les prodigalités des anciennes monarchies. La réponse serait trop facile. Malgré l’épargne de vingt-cinq millions qui, du reste, pourvoyaient à de nombreux services, la dette s’est augmentée de dix-huit milliards en vingt ans. Naguère, du moins, on voyait où passait l’argent. Nous faisions quelque figure dans le monde et les magnificences de la Cour de France donnaient à la nation un prestige qui ne laissait pas que de servir à son influence politique et à sa domination intellectuelle.

A présent nous ressemblons à ces gens qui se ruinent en dépenses sourdes. Ils ne donnent jamais à dîner, n’ont pas de train de maison, ne voyagent pas et, un beau jour, on apprend qu’ils ont dévoré leur patrimoine. N’était le vide de nos poches, on ne croirait jamais que les inélégants messieurs qu’on voit passer dans leur voiture au mois coûtent plus cher que les galants seigneurs talon rouge de jadis et les carrosses du Roi. C’est qu’ils se rattrapent par la quantité, la royauté du peuple étant, de toutes les royautés, celle qui a le plus de courtisans. Joignez à cela que la façon dont les courtisans s’enrichissent dans une démocratie est plus onéreuse pour le pays que dans une monarchie.

Johnson prétendait qu’il était indifférent pour un citoyen de vivre sous une monarchie ou sous une république. Il n’aurait pas donné une demi-guinée pour une forme de gouvernement plutôt que pour une autre. C’est qu’il n’avait pas l’expérience des républiques. La différence de ce que coûtent aux citoyens une république et une monarchie est de beaucoup supérieure à une demi-guinée. Supposez un favori ou un membre de la famille non politique, ayant quelques menues dettes à payer ; il va exposer le cas au souverain qui a l’habitude de ses petites visites intéressées : « Allons bon, disait Napoléon III en voyant de la fenêtre de son cabinet le comte X... se diriger vers les Tuileries, voilà X... qui vient me demander cent mille francs ! »

Coût : cent mille francs. Ils étaient pris sur la liste civile ; mais je les marque au compte de la France pour les besoins de la comparaison. Supposez maintenant un favori de la démocratie, ayant besoin de cinquante mille francs seulement, car ses goûts sont simples et ses mœurs austères. Comment se les procurer, sinon en favorisant quelque affaire qui coûtera à l’Etat ou à l’épargne française un certain nombre de millions ?

La participation ressemble au sou du franc qui induit nos domestiques à de gigantesques approvisionnements d’épicerie, ou encore, si l’on veut une similitude plus littéraire, rappelle l’invention du rôti de porc, telle que la raconte Charles Lamb. Une maison des champs ayant brûlé en Chine, on trouva sous les décombres un petit cochon grillé. Quelqu’un imagina de le manger ; le mets fut trouvé exquis et les hommes se mirent à souhaiter le retour d’incendies qui leur procurassent l’occasion d’un pareil régal. Il y eut même, paraît-il, un certain nombre de sinistres volontaires, jusqu’au moment où un annonciateur vint qui dit aux peuples : « Ecoutez ce que je m’en vais vous révéler. Il n’est plus besoin de mettre le feu à vos maisons pour avoir un cochon rôti. Avec une broche et trois ou quatre morceaux de bois, vous obtiendrez le même résultat. » Les politiciens qui font des affaires pratiquent la méthode dispendieuse des âges primitifs : ils ne se procurent le rôti de porc qu’au moyen de catastrophes.

Nous aurions plus de profit à créer une caisse pour dotations à nos gouvernants ou à tripler l’indemnité parlementaire, très insuffisante pour faire vivre une famille qui n’a pas d’autres ressources. Elle date, en effet, d’un temps ou les représentants étant riches, c’était seulement pour eux, comme le mot l’indique, « une indemnité ». Cela semble beaucoup, sept cent cinquante francs par mois, quand on est au fond de son département du Midi. L’étude ou la pharmacie ne rapportent pas tant. La femme qui fait son marché elle-même ne calcule pas que la vie est sensiblement plus chère à Paris. Sur la place aux Aires, c’est comme dans la Séville d’Hervé : « Les légum’s n’y coût’ pas grand chose / Et quant à la volaille, / On l’a pour presque rien ! » Encore les œufs, le vin et l’huile viennent-ils du mas, envoyés par les beaux-parents.

Les ministres sur leur trône

Les ministres sur leur trône. Caricature de 1905 du gouvernement Rouvier

Au bout d’un an ou deux de législature, on a déjà fortement entamé le petit patrimoine. La femme a pris des notions d’une esthétique supérieure, dans ses visites au Louvre et au Bon Marché. Elle a été aux soirées de l’Elysée, où les élégances suprêmes lui ont été révélées ; elle s’est liée avec les « dames » de quelques collègues de son mari et l’on rivalise pour la toilette et le train de maison. Les dépenses suivent une progression croissante. Jusqu’à la bonne, brave fille qu’on a amenée de là-bas, qui parle d’augmentation ! Les autres bonnes de la maison lui ont demandé ce qu’elle gagnait et lui ont fait honte de ses trente francs par mois.

Quant au politicien, Paris ne lui a pas tourné la tête. Il est resté fidèle à la coupe de son tailleur d’arrondissement, conserve des mœurs et ne tourne point au saint Pouange ; mais songez à ce qu’il a de faux frais rien que pour s’occuper de ses électeurs. Il a bien vingt lettres à écrire par jour aux gens qui lui demandent une recette buraliste, un compendium métrique pour l’école, un changement de résidence ou une révocation de garde-champêtre. Cela fait déjà 90 fr. de timbres-poste par mois. Il doit faire des démarches dans les ministères, à la direction des postes, aux administrations de chemins de fer ; il a bien encore une centaine de francs de fiacres et d’omnibus.

Les électeurs en sont restés, comme l’indemnité parlementaire, à la notion du représentant réputé riche. Par esprit égalitaire, ils élisent un homme sans fortune mais une fois élu, ils s’adressent à sa bourse comme s’il était millionnaire. Un terroir a été ravagé par la grêle et l’on fait une souscription pour les malheureux cultivateurs qui ont négligé de s’assurer. La fanfare de telle commune veut aller à un festival et sa caisse est à sec ; un orphéon ambitionne de posséder une bannière ; le chef lieu organise un concours de pompes. Ailleurs, c’est un bal par souscription au profit des pauvres, et autre part on réclame un lot pour une tombola.

Jugez s’il reste grand chose pour faire bouillir le pot et dites si le politicien n’a pas droit à quelque indulgence lorsque, la petite dot de la femme ayant été mangée, il en arrive à demander à la politique la rémunération des avances qu’il lui a faites. Ce n’est pas à lui que je m’en prends, mais au régime qui fait de l’Etat une prébende et du gouvernement un métier.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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