LA FRANCE PITTORESQUE
Paysans modernes (Les) dépossédés de
leurs terres par les financiers
et cédant aux sirènes citadines
(Extrait de « Revue universelle. Recueil documentaire
universel et illustré », paru en 1902)
Publié le vendredi 15 janvier 2016, par Redaction
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Au début du XXe siècle, l’écrivain Paul Adam dénonce dans Le Journal la ruine de vingt siècles de labeur paysan, précipitée non seulement par des villes dont les attraits mensongers détournent le travailleur agricole des vraies valeurs et affaiblissent le tissu rural, mais également par des banques érigées en créanciers anonymes dépossédant ce même travailleur, devenu leur esclave, de ses terres
 

Grâce à son labeur de vingt siècles, le paysan a permis que la pensée pût naître dans les cerveaux de ceux qui mangeaient le pain en médisant. Mais voici que sa descendance ingrate condamne l’ancêtre. Née de son abnégation, l’intelligence des villes le dépouille de toutes forces. Continûment, sûrement, elle attire les plus accortes des villageoises et les plus délurés des gars. Elle les absorbe, les transforme, les différencie de leurs aïeux, détourne leurs âmes naïves du travail agricole, les éblouit avec les élégances de la mercière et la discussion du cabaret ivre.

Danse des paysans. Peinture de Pieter Bruegel l'Ancien (1568)

Danse des paysans. Peinture de Pieter Bruegel l’Ancien (1568)

Veuve de ses initiatives mâles et des amoureuses aptes à susciter la passion, à stimuler, pour être conquises, la paresse des esprits mornes, la population rurale, assurent les sociologues, verra décroître toujours son niveau moral et spirituel. Seuls, les gros cultivateurs et les gens incapables de servir à l’atelier demeureront aux villages. Des maîtres et des esclaves. Le citoyen disparaîtra des champs. Bien que la petite propriété se multiplie, les hypothèques considérables qui la grèvent en laissent la disposition au laboureur d’une manière absolument fictive. Les établissements de crédit se font les véritables détenteurs du sol et des fermes. Ces banques se peuvent syndiquer, former un trust. Alors les champs passeront dans les mains de compagnies financières prêtes à exploiter le fonds plus habilement au moyen de la science.

Partout les créanciers acquièrent indirectement le bien du pauvre. Créanciers inexorables parce qu’ils demeurent anonymes, parce que des commis et des règlements les représentent, parce que les actions changent de titulaires, au gré des mouvements de Bourse. Certain jour, les assemblées d’actionnaires pourront obtenir les champs de leurs débiteurs malheureux afin d’y établir, avec des instruments aratoires et des cornues, les ingénieurs agronomes à leurs gages.

Déjà le paysan ne possède plus de terre. Comme les usines et l’outillage industriel, elle devient l’apanage du capital. En sorte que l’évolution collectiviste s’accomplit, en ce qui concerne la vie agricole, autour des corbeilles, dans les bourses et dans les cabinets des administrateurs. Les apôtres du communisme n’ont point à prêcher leurs théories aux prolétaires de la campagne. La finance se charge de réaliser d’abord leur désir sans révolution. Or les comptoirs de crédit prospèrent mal. Leurs affaires ne sont pas brillantes. Rien n’annonce qu’elles puissent s’amender. A mesure que leur situation empire, la nécessité surgit de nouveaux systèmes.

Probablement faudra-t-il en venir à créer, puis affermer des établissements de moyenne culture, les plus rémunérateurs, mais de culture chimique, sur les terrains des propriétaires insolvables. La petite et la très grande exploitation ne donnent pas de bénéfices appréciables : la première, parce que l’état de son rendement ne permet guère l’achat des engrais, des machines ; la seconde, parce que le transport des ouvriers et du matériel sur une vaste étendue coûte trop de temps, de salaires, de travail animal ou d’installations mécaniques. Pour ces raisons, les Américains s’en tiennent au juste milieu, les découvertes de laboratoire fertilisant davantage les efforts des agronomes dans un lieu convenablement mesuré.

Fini le naïf orgueil d’être le possesseur du lopin, le maître de l’arpent, des poules et de la vache, le seigneur absolutiste de l’âtre où tisonne la ménagère soumise. Bientôt des gens viendront pour l’enrôler dans les équipes et lui offrir un salaire. Il dormira dans une demeure commune ; il fatiguera la terre pour des maîtres inconnus. Le blé ne sera pas répandu dans son aire, mais dans les alvéoles de machines monstrueuses, aux membres d’acier vif et muet que des démons gouailleurs activeront. Le paysan ne comprendra point la grandeur d’abdiquer son indépendance illusoire au bénéfice de tous, afin que la terre produise en grand nombre des fruits meilleurs et moins chers, savoureux sur toutes les bouches.

Dix-huit siècles de christianisme ne l’ont pas instruit des magnificences de cette joie qui s’exalte en sachant les dons de ses labeurs. Il ne ressentira que l’ennui d’avoir perdu la possession jalouse, lamentable et précaire d’un pauvre bien. Plus de salaire et plus d’aisance ne le consoleront pas. Car, en dépit de l’évidence, très peu de gens, et parmi les mieux éduqués, s’aperçoivent combien le renchérissement des salaires, loin de ruiner les industries qui le mettent en pratique, au contraire, augmente la production et la richesse. L’ouvrier américain reçoit les honoraires les plus élevés qu’on accorde au travail. Cependant les courtiers yankees offrent sur tous les marchés d’Europe, malgré les tarifs de douane, des produits excellents à des prix inférieurs.

La concurrence est difficile à soutenir pour les fabriques d’Allemagne même, où le prolétaire reste le moins rémunéré. C’est qu’aux Etats-Unis un travailleur d’usine, placé dans des conditions identiques aux nôtres, crée pour 150 francs de marchandises, alors que, dans le même temps, l’Européen en crée pour 100 francs. En effet, une hygiène favorable, de l’aisance, une bonne nourriture, choses octroyées par la haute paye, valent à l’ouvrier une énergie de qualité supérieure, une ingéniosité, une adresse, une vigueur et un goût qui font défaut à notre prolétaire abêti par sa gêne, en butte aux mille inconvénients de la misère. On peut dire hardiment que plus le salaire s’élève et plus l’usine enfante. M. Daniel Halévy, dans son livre sur le mouvement ouvrier, Essais sur le mouvement ouvrier (1901), le remarque et le prouve de manière judicieuse et parfaite.

Versant au villageois plus d’or que n’en rapporte sa petite propriété, les trusts agricoles augmenteraient certes la fertilité du sol arable par l’amélioration de l’effort humain. Mais notre rustre n’admettra que lentement les mérites de cet essai. Avoir du bien, fût-ce la cause de la douleur permanente, lui paraîtra longtemps préférable à tout. Le sens atavique de la propriété l’affole. Dans quelque vingt années, la lutte sera terrible entre cette foi rustique et les entreprises des compagnies financières voulant soutenir la concurrence contre les importateurs d’outre-mer par l’exploitation directe et scientifique du domaine foncier.

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