LA FRANCE PITTORESQUE
Épopée industrielle Peugeot (L’) :
audace et esprit d’anticipation
(D’après « Peugot-revue », n° d’octobre 1927)
Publié le mardi 23 octobre 2012, par Redaction
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En 1927, un peu plus d’un siècle après que Jean-Pierre et Jean-Frédéric Peugeot aient créé près d’Hérimoncourt une fonderie d’acier bientôt transformée en fabrique de scies, un chroniqueur de Peugeot-revue retrace cette véritable épopée industrielle dont le fil conducteur est tant l’audace qu’une capacité à anticiper les attentes du monde moderne, la société lançant en 1891 une voiture à essence parcourant brillamment 2500 kilomètres à la vitesse moyenne de 15 kilomètres à l’heure
 

Il est de mode, surtout depuis la guerre, de chanter les louanges de l’Amérique et d’admirer les procédés de travail rapide – conséquence dos découvertes de Taylor – qui y sont en honneur, peut-on lire dans le numéro d’octobre 1927 de Peugeot-revue. En ce qui concerne plus particulièrement l’industrie automobile, les journaux techniques et même la presse quotidienne, citent souvent des chiffres impressionnants de production et de rendement, en célébrant la vitalité de cette industrie et son prodigieux développement par delà l’Océan. Il semblerait à les entendre que seules les usines de création récente soient capables de concurrencer les usines américaines.

Quand Peugeot fabriquait notamment des moulins à café, scies et outils divers

Quand Peugeot fabriquait notamment des
moulins à café, scies et outils divers

On pourrait donc croire très en retard les firmes anciennes au long passé industriel. On les suppose enlisées encore dans la routine la plus profonde, et placées devant la nécessité de reconstruire tout à neuf pour pouvoir suivre la loi nouvelle. Doivent-elles donc nécessairement péricliter, à cause même de ce passé qui s’opposerait à une modernisation intense des procédés do travail ?

L’histoire que nous allons conter prouve le contraire. C’est qu’aussi bien une industrie menée depuis longtemps par une volonté énergique est un perpétuel « devenir ». Les facteurs économiques qui ont déterminé sa création ne sont pas les seuls éléments du succès. Ces facteurs sont eux-mêmes instables, ils se modifient profondément de décade en décade. Qui ne suit pas leur évolution doit nécessairement disparaître. Quand on considère une industrie plus que centenaire et parvenue à un haut degré de prospérité et de développement, on est en droit de conclure que la routine en a toujours été chassée et que l’œuvre immense dont nous tracerons le tableau plus loin a sa source dans l’effort de progrès soutenu de génération en génération. A tous les moments de son histoire, ses dirigeants ont dû toujours tourner leurs yeux vers l’avenir pour en discerner les possibilités. C’est à ce prix seulement qu’ils ont pu durer et poursuivre la marche on avant.

LA MARQUE NATIONALE
Qui ne connaît le nom de Peugeot ? Depuis plus de cent ans il a été prononcé par des millions d’acheteurs dans le monde entier, toutes les fois qu’on a parlé d’acier laminé, de ressorts, de scies, d’outils de toute espèce, de moulins à café, de tondeuses, de bicyclettes, de motocyclettes, d’automobiles, de camions, de moteurs, de canots..., et nous en oublions. Comment une firme est-elle ainsi parvenue à rayonner sur tout le globe et comment a-t-elle su s’imposer dans toutes ces multiples branches de l’industrie, au point que depuis longtemps on l’appelle la Marque Nationale ?

La grande industrie est un phénomène économique auquel nous sommes habitués. Qui de nous s’est demandé pourquoi une industrie était née, pourquoi elle avait prospéré là plutôt qu’ailleurs ? En vérité, de même que les villes n’ont pas été construites au hasard, l’industrie n’est pas le résultat d’un caprice. Il y a des raisons économiques qui président à la prospérité d’une entreprise, mais, comme nous l’avons dit plus haut, il faut aussi une chaîne ininterrompue de volontés et un esprit « constructif » perpétué de génération en génération.

LES DÉBUTS
On pourrait commencer cette histoire comme un conte de fée. Il y avait une fois un homme qui s’appelait Jean-Pierre Peugeot. Il vivait à la fin du XVIIIe siècle près de Montbéliard, dans la petite commune d’Hérimoncourt (Doubs) dont il était le maire. A cette époque, le comlé de Montbéliard – marche française d’esprit et de cœur – était encore sous la suzeraineté des ducs de Wurtemberg. Il apparaît que le suzerain d’alors, le prince Frédéric-Eugène, n’était pas en odeur de sainteté auprès de ses sujets puisqu’en 1791 on retrouve la trace des démêlés de Jean-Pierre avec le prince.

Jean-Pierre eut quatre fils qui, après la rafale de la Révolution, eurent l’âge d’homme. A ce moment, la France renaissait et l’industrie, grâce à la machine à vapeur et aux découvertes des chimistes, commençait à prendre son essor. Les quatre jeunes gens cherchèrent leur voie ; Jean-Pierre Peugeot était tisserand-teinturier. Les deux cadets se tournèrent vers la filature. Ils ouvrirent deux usines dans le pays. Les deux, aînés, Jean-Pierre et Jean-Frédéric, entreprenants et audacieux, installèrent, vers 1815, à Sous-Crétet, vers Hérimoncourt, une fonderie d’acier qui, malgré leurs efforts, périclita bientôt. Sans se décourager, en 1819, ils la transformèrent en fabrique de scies. On peut dire que de cette usine date l’origine de l’immense affaire actuelle.

Les deux frères Peugeot eurent sept fils à eux deux. Il faut croire que déjà cette nouvelle génération avait l’esprit moderne, puisque l’un de ces fils, Fritz, à peine âgé de vingt ans, découvrit un procédé de laminage de l’acier qui supprimait la fabrication à la main des lames de scies. Du coup, la modeste fabrique prit un essor prodigieux pour l’époque. Les lames Peugeot furent bientôt connues dans toute la France. On construisit à Terre-Blanche, près d’Hérimoncourt, une usine et, en 1843, les deux chefs de famille acquirent une fabrique de quincaillerie et d’outillage créée à Valentigney depuis 1820.

Jean-Pierre Peugeot (1768-1852), qui fonda avec son frère Jean-Frédéric la fonderie d'acier, ancêtre de la société actuelle

Jean-Pierre Peugeot (1768-1852), qui fonda avec
son frère Jean-Frédéric la fonderie d’acier,
ancêtre de la société actuelle

Vers le milieu du siècle, devant l’extension de l’affaire et le nombre des héritiers, il fallut scinder en deux l’association familiale. Deux des fils de Jean-Pierre exploitèrent les usines de Terre-Blanche et de Valentigney, tandis que deux des fils de Frédéric conservèrent l’usine de Sous-Crétet tout en installant une nouvelle usine à Pont-de-Roide, qui d’ailleurs devait se réunir plus tard avec les usines principales. C’est ainsi que naquit là Société en commandite Peugeot Frères, devenue plus tard les Fils de Peugeot Frères [puis Société des Automobiles Peugeot] universellement connue aujourd’hui.

LE DÉVELOPPEMENT
En 1865, les usines Peugeot occupaient déjà plus de 500 ouvriers, chiffre remarquable pour l’époque. Les progrès suivaient d’ailleurs une courbe continue. Les fabrications s’ajoutaient aux fabrications, les usines croissaient régulièrement. Un caprice de la mode vint augmenter la prospérité de l’affaire d’une manière bien inattendue. Nos grands-pères seuls savent quelle fut la vogue de la crinoline de 1855 à 1870. Cette vaste cloche était maintenue en place par une cage de fanons de baleines, fragiles et coûteux. Peugeot, grand spécialiste de l’acier laminé et toujours à l’affût de la nouveauté, inventa les baleines en acier dont le succès fut immense. La guerre de 1870 ralentit pour un temps l’activité des usines, puis la marche en avant fut reprise.

Le même esprit de progrès et d’initiative transmis de père en fils régnait toujours dans la maison. Dès 1885, les usines se mirent à fabriquer des bicycles. Quand on parcourt les journaux du temps, remplis de brocards et de railleries pour les insensés qui osaient se percher sur une grande roue, on comprend quelle dose d’optimisme et quelle prescience de l’avenir il fallait avoir pour se lancer ans cette fabrication. Le bicycle fit bientôt place à la bicyclette et le développement de cette dernière fabrication entraîna la construction de l’usine de Beaulieu d’où sortent aujourd’hui [1927] des centaines de mille de vélos par an.

En 1889, Peugeot, qui occupait alors 2000 ouvriers, fit une exposition très remarquable de-ses produits à la Galerie des Machines. Dans un coin de son stand, on pouvait voir un objet étrange. C’était une sorte de tricycle muni d’une chaudière (!) et d’un moteur à vapeur Serpollet. Les visiteurs regardaient cet engin bizarre avec un scepticisme qu’ils ne. cherchaient pas à déguiser. Mais le vieil esprit d’avant-guerre était toujours là ; Peugeot avait deviné l’avenir de la locomotion mécanique. On se lança résolument dans l’inconnu et on fit des automobiles. Raconter ce que furent ces débuts serait raconter toute l’histoire de l’automobile. Constatons simplement ceci :

En 1889, on exposait une sorte de monstre à peine capable de circuler sur quelques kilomètres. Moins de deux ans après, en 1891, les usinés Peugeot sortaient une voiture à essence, munie d’un moteur Daimler et qui fit sans grands accrocs le trajet de Valentigney, dans le Doubs, à Brest et retour, soit 2500 kilomètres, à la vitesse moyenne de 15 kilomètres à l’heure. Ne sourions pas. Étant donnés les moyens dont disposaient les ingénieurs d’alors et l’inconnu dans lequel ils se mouvaient, il fallait vraiment du courage et une foi invincible pour réaliser un pareil tour de force.

De ces ancêtres de l’automobile, il en reste quelques-unes et qui marchent encore. Récemment, on a pu en voir une circuler sur les boulevards. Elle est à la fois touchante et un peu ridicule comme une vieille dame qui a gardé ses anglaises et sa crinoline, mais les ingénieurs d’aujourd’hui la considèrent avec un respect attendri. Depuis cette époque héroïque, Peugeot marche à pas de géant. En 1894, c’est la course Paris-Rouen ; en 1895, Paris-Bordeaux. L’automobile prend son essor si bien que, en 1899, il faut songer à donner plus de liberté à la nouvelle branche des fabrications Peugeot. De même qu’en 1850, on divise les fabrications. La maison mère garde les anciennes usines, et la Société des Automobiles Peugeot voit le jour par la création, à proximité de celles-ci, de nouveaux ateliers d’Audincourt et de Sochaux.

Les deux affaires progressent parallèlement. En 1910„ la Société des Automobiles, reprenant l’usine de Beaulieu, adjoint aux autos la fabrication des vélos. Seize ans plus tard, celle-ci redeviendra indépendante par la création de la Société des Cycles Peugeot, parce que les nouvelles conditions économiques l’exigeront. A la veille de la guerre, la Société des Automobiles Peugeot était en plein développement. Elle possédait trois usines dans le Doubs, une à Lille, d’importants locaux à Paris et une organisation de succursales déjà étendue. Des courses glorieuses dans lesquelles Peugeot portait haut et ferme le drapeau national étaient autant de succès. Des milliers d’ouvriers travaillaient sans relâche. Une grande industrie était née.

LES TEMPS MODERNES
L’ouragan faillit ébranler la puissante Société : Lille occupée dès le mois d’août 1914, les usines du Doubs presque sous le feu de l’ennemi, le personnel dispersé par la mobilisation. On en avait vu bien d’autres. Comme au cours des péripéties du siècle dernier, il fallait simplement s’adapter à un nouvel état de choses. Ce fut vite fait. Lille manquait ? On construisit de nouvelles usines à Paris. Le Doubs fut réorganisé et, malgré les bombes d’avions, les usines travaillèrent jour et nuit pour la défense nationale jusqu’à l’armistice.

Voiture Peugeot à moteur Daimler, de 1891

Voiture Peugeot à moteur Daimler, de 1891

La démonstration n’est-elle pas faite ? Comment une industrie qui avait fait preuve pendant cent ans de tant de vitalité, où il régnait un tel esprit constructif, une telle clairvoyance de l’avenir, pouvait-elle faillir à la tâche nouvelle qui lui incombait de se reconstituer après la tempête et de s’adapter aux temps nouveaux ? En peu de mots, la situation en 1919 était la suivante : les usines du Doubs avaient leur matériel fatigué par un travail intensif, et d’ailleurs ce matériel, adapté aux fabrications de guerre, ne pouvait guère servir à autre chose.

De l’usine de Lille, il restait seulement les murs. Les usines parisiennes créées pendant la guerre n’étaient que provisoires. Le personnel d’avant-guerre ne revenait que lentement. Une grande partie avait disparu. Tout le service commercial était à réorganiser. Tout le passé était détruit et les graphiques économiques bouleversés comme le baromètre pendant la tempête. Tous les paramètres d’avant-guerre étaient périmés. Les transports insuffisants, les matières premières raréfiées, la monnaie changeant de valeur tous les jours, tous les obstacles s’accumulaient. Devant soi, il n’y avait que l’inconnu. Il semblait impossible d’établir un programme. Pourtant, malgré les dangers des prévisions à longue échéance, dès 1920, la route était tracée.

Une grande affaire industrielle, au long passé de travail, est comme une petite patrie. Il semble qu’elle porte toujours en elle les éléments de vitalité qui lui permettent de traverser les pires événements et de poursuivre sa marche en avant. À point nommé, elle trouve toujours aux heures du danger les hommes qu’il lui faut. En voici la preuve.

En 1927, moins de huit ans après la tourmente et malgré toutes les incertitudes de l’après-guerre que tout le monde connaît, voici le tableau rapide que l’on peut faire de la Société des Automobiles Peugeot : douze usines spécialisées à Paris, dans le Doubs et à Lille ; douze succursales en France, cinq filiales étrangères ; d’immenses locaux, magasins de vente, bâtiments, etc., à Paris ; deux gares modernes spécialement affectées aux expéditions ; 20000 personnes occupées, y compris les agents directs ; 120 hectares d’usines, des centaines de maisons ouvrières ; 10000 machines-outils, 35000 chevaux de force motrice, absorbant 40 millions de kilowatts-heure ; 2500000 mètres cubes de gaz consommé ; des ateliers de réparations pour 250 voitures par jour ; une puissance de production de 50000 voitures par an sans compter les moteurs marins, les canots, les vedettes, les véhicules à gazogène, les camions, etc.

Ajoutons à ce tableau les usines de la Société les Fils de Peugeot Frères de Valentigney et de Terre-Blanche, celles de Pont-de-Roide qu’exploitent MM. Peugeot et Cie, enfin, l’usine de Beaulieu qui appartient à la Société des Cycles Peugeot actuellement en pleine extension. Voilà ce qu’est devenue, en cent ans, la modeste fabrique de scies installée en 1819 à Sous-Crétet, près d’Hérimoncourt, par Jean-Pierre et Frédéric Peugeot.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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