LA FRANCE PITTORESQUE
République et liberté de façade :
du harcèlement fiscal
et administratif des citoyens
(Extrait de « La Revue hebdomadaire », paru en 1895)
Publié le jeudi 11 janvier 2018, par Redaction
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En 1895, l’essayiste et journaliste Marie-Justin-Maurice Coste, dit Maurice Talmeyr, vitupère contre une liberté de façade de citoyens dont les représentants de la République guettent le moindre faux pas, et qu’ils criblent qui d’une fiscalité lourde, qui de formalités administratives ubuesques : il dénonce cette « vie surveillée, timbrée, visée, poinçonnée, sur toutes ses faces, sur tous ses coins », sans la contrepartie d’un gouvernement sûr et d’une quiétude sociale à cette véritable coercition
 

Quelqu’un a-t-il pensé à regarder par le menu la vie que lui font nos impôts, sous notre régime de liberté ? Prenons le Français le moins imposé, celui de la campagne, et voyons son existence. Avant même d’avoir payé sa maison et de pouvoir s’y dire chez lui, il a déjà payé des droits de mutation, c’est-à-dire qu’il ne paye pas seulement ce qu’il achète, mais le droit de le payer, et le prix du prix, outre le prix lui-même. Le bon Français, cependant, paye sans murmurer, subit docilement ce péage à sa propre porte, et se trouve ensuite soumis, une fois dans son domaine, et rien que pour y rester, à trois taxes différentes. Il paye pour le « foncier », pour les « portes et fenêtres » et pour le « mobilier ».

En dehors même de la vie proprement dite, et avant que je commence à vivre, quatre défenses me sont faites, sous peine des plus dures sanctions. Défense de m’acheter une maison sans payer pour la payer, défense d’en posséder les quatre murs sans payer pour les quatre murs, défense d’y avoir une porte ou une fenêtre sans payer pour la porte et pour la fenêtre, défense d’y avoir une chaise ou une commode sans payer pour la chaise et la commode.

Je paye une première fois mon logis parce que j’en débourse les deniers, une seconde fois parce que je l’ai, une troisième fois pour y voir clair, une quatrième fois pour ne pas y rentrer par la cheminée, une cinquième fois pour ne pas y coucher par terre, et même encore une sixième fois, en vertu de la « cote personnelle », qui me rançonne parce que je suis moi, et qu’en étant moi je ne suis pas un autre ! Ai-je donc au moins la permission de coucher dehors ? Je ne l’ai pas, et on me condamne comme vagabond si je n’ai pas de logis du tout ! Voilà comment les lois, dans un « pays libre », commencent à vous garantir la liberté.

Car ses premières impositions ne sont qu’un prélude, et le contribuable français n’a rien souffert encore en les subissant. Une fois chez lui, il doit s’alimenter, se vêtir, aller et venir, se défendre, plaider, élever ses enfants, les établir, succéder soi-même à ses parents, semer, récolter, commercer, travailler, même aussi se délasser et prendre des récréations, en un mot vivre. Or, nous allons le voir continuer à payer, outre la valeur des choses de la vie, le payement même de ces choses, et de presque toutes.

Il ne peut avoir ni un cheval, ni une voiture, ni un chien sans que l’État le sache et l’impose pour son cheval, sa voiture et son chien. Il n’a pas la liberté d’aller en cabriolet, et d’être suivi d’un caniche, sous le règne de la Liberté. Et si ses allumettes lui viennent de Genève ou de Bruxelles ? Il commet un délit ! Il n’a pas le droit, sous la République, d’allumer son feu comme il l’entend. Il est taxé pour se chauffer, et pour boire, et pour fumer, et pour jouer aux cartes, et pour son verre de vin, et pour sa tasse de café, et pour son cigare, et pour sa partie de bésigue.

Interdiction de tenir boutique, de louer chez lui en meublé, de distiller, de transporter un panier de cognac de sa cave dans son cellier, si la cave et le cellier ne sont pas du même côté du chemin ! Et il n’est ainsi libre de rien, en rien, pour rien, ni de faire le commerce qu’il veut, même le plus modeste et le plus inoffensif, ni de s’habiller à sa guise avec le tissu qui lui plaît, ni de chasser à sa fantaisie sur ses propres terres, de tuer son propre gibier, de pêcher son propre poisson.

Et si, malgré toutes ces entraves, il arrive à être riche ? Il ne dispose pas de son argent, n’a pas le droit de le laisser à qui bon lui semble, et ses enfants eux-mêmes ne peuvent pas le recueillir sans en abandonner quelque chose au fisc. Le gendarme, le percepteur, l’huissier, la contrainte ou le procès-verbal sont là à chacun de ses pas. Il ne solde même pas la facture d’un fournisseur sans être tenu d’y apposer le timbre prescrit. Il ne lui est permis de payer ses dettes qu’en payant pour les payer ! Et nous ne considérons toujours que l’imposé de la campagne, c’est-à-dire le moins frappé !

Si nous passions aux villes, et surtout aux grandes villes, la nomenclature des objets et des actes qu’atteint l’impôt ne finirait pas. On en dresserait presque un dictionnaire. Là, c’est à peu près tout ce qui se vend et se consomme, depuis ce qu’il faut pour les bêtes jusqu’à ce qu’il faut pour les gens, dont on n’use qu’avec l’assentiment du douanier, de l’employé de l’Octroi ou du buraliste.

C’est la vie surveillée, timbrée, visée, poinçonnée, sur toutes ses faces, dans tous ses coins, et nous souffrons tout cela, nous le tolérons, nous l’acceptons sans nous plaindre, nous allons même jusqu’à admettre qu’on le décore du nom de Liberté ! Nous ressemblons, en fait d’impôts, à ces soldats d’autrefois qui supportaient sans révolte les costumes et les équipements les plus torturants et les plus lourds, et couchaient toute leur vie avec leurs bottes ou dans leur chemise de fer, sans songer à le trouver extravagant.

Si patients que nous soyons, on pourrait cependant essayer de nous soulager, mais on s’ingénie au contraire à nous écraser de plus en plus. On nous remet, tous les ans, quelques kilos sur les épaules, et quelques liens aux chevilles et aux poignets. Tant que nous remuons on nous garrotte, et tant que nous ne tombons pas on nous charge. Le ministre du semestre, ou les députés de sa suite, cherchent ce qui n’est pas « encore frappé » dans notre existence, le frappent dès qu’ils l’ont trouvé, et gagnent ainsi leur traitement à découvrir les veines où nous n’avons pas été saignés. On peut encore, se dit l’un, avoir un domestique sans que nous nous en mêlions ? Frappons les domestiques. Il reste encore, se dit un second, une vexation à exercer contre les rentiers ? Frappons les rentiers. Il est encore permis, remarque un troisième, d’avoir un piano sans notre visa ? Frappons les pianistes. On laisse encore aux gens, imagine un quatrième, le droit de monter à bicyclette sans rien leur prendre ? Frappons les bicyclistes. Il y a, réfléchit un cinquième, des personnes qui descendent d’un grand général, d’un grand savant, d’un grand poète, d’un bon Français, et l’on n’a pas encore pensé à les empêcher d’être les petits-fils de leur grand-père ? Frappons les titres de noblesse. D’autres, avise un sixième, peuvent ne pas se marier sans nous en rendre compte, et l’on est encore libre d’être célibataire ? Frappons le célibat.

Et ministres, députés, sénateurs, rivalisent à qui inventera de nouveaux moyens de nous achever, comme les animaux dans la fable du lion gâteux. L’un propose un impôt bête, un autre un impôt méchant, un autre un impôt facétieux, celui-ci un impôt perfide, et celui-là l’impôt de l’âne. Nous sommes imposés par une ménagerie. Et si encore, à cette tyrannie de chaque minute, à ce despotisme tracassant que nous retrouvons sans cesse entre l’existence et nous, il y avait des compensations ?

Si tous les droits que nous payons, droits de boire, de manger, de nous loger, d’avoir notre table, notre lit, notre toit, notre feu, et droits même de respirer et de voir le soleil chez nous, si le payement de ces droits qu’on ne devrait pas payer nous représentaient au moins un échange ? S’ils nous procuraient quelque chose, comme réalité, ou seulement comme illusion ? Si nous avions, en retour, soit un gouvernement sûr, soit un état social tranquillisant, soit quelque sujet de gloire ou de rêve capable de nous consoler ou de nous bercer, soit même une saine vie matérielle bien assurée, la simple et grossière certitude du râtelier ?

Mais nous n’avons rien de tout cela, ni le brillant, ni le solide, ni l’illusoire, ni le réel. Nous sommes le peuple à qui on demande le plus pour le servir le plus mal. Nous souffrons pour qu’on nous vole, nous payons pour qu’on se moque de nous, et nous devons encore, par-dessus ce mauvais marché, avoir l’air de nous croire libres, et nous dire en République, tout en n’ayant plus aucune des libertés courantes et naturelles de la vie.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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