LA FRANCE PITTORESQUE
Étranges créatures peuplant
le monde souterrain des ministères...
(D’après « Annales politiques et littéraires », paru en 1906)
Publié le mercredi 31 août 2016, par Redaction
Imprimer cet article
En juillet 1906, Georges Courteline brosse dans les Annales politiques et littéraires un portrait caustique et enlevé de l’employé de ministère Van der Hogen, florissant à la direction des Dons et Legs, « personnage épique, s’il en fut, et dont nous ne saurions, sans risquer de manquer gravement à nos devoirs, ne point crayonner en ces pages la pittoresque silhouette »
 

Bourré de grec, bourré de latin, bourré d’anglais et d’allemand, ex-élève sorti premier de l’École des Langues Orientales, et absolument incapable, avec ça, de mettre sur leurs pieds vingt lignes de français, Théodore Van der Hogen évoquait l’idée d’une insatiable éponge de laquelle rien n’eût rejailli.

Georges Courteline

Georges Courteline

Tour à tour, il avait parcouru, comme sous-chef, chacun des huit bureaux de la direction, sans que jamais on eût pu obtenir de lui autre chose qu’une activité désordonnée et folle, un sens du non-sens et de la mise au pillage qui lui faisait retourner comme un gant et rendre inextricable, du jour au lendemain, un fonctionnement consacré par de longues années de routine. Il s’abattait sur un bureau à la façon d’une nuée de sauterelles, et, tout de suite, c’était la fin, le carnage, la dévastation : la coulée limpide du ruisselet que la chute d’un pavé brutal a converti en un lit de boue. Le seul fait de sa présence affranchissait tout un petit monde d’employés, superflus de cet instant même, et n’ayant plus qu’à se croiser les bras devant l’effondrement sinistre de ce qui avait été leur service.

A la fin, le directeur, M. de La Hourmerie, cédant aux supplications de ses collègues, avait consenti à se l’adjoindre, et, comme on abandonne un objet inutile aux pattes meurtrières d’un gamin, il lui avait abandonné la gestion des AFFAIRES CLASSÉES. Là, au sein même du dieu Papier, que Van der Hogen était bien ! Libre de nager, de patauger, de s’ébattre, en pleine mer de documents officiels, de débats jurisprudentiels, de rapports administratifs accumulés les uns sur les autres depuis les premiers âges de la direction, il passait d’exquises journées à galoper de son cabinet aux archives, où il s’éternisait inexplicablement et d’où il revenait blanc de poussière, pressant sur son plastron, de ses mains de charbonnier, des dossiers que, visiblement, il avait dû aller chercher à plat ventre sous les arêtes aiguës des toits, embroussaillées de toiles d’araignée. Il avait apporté une échelle double, du haut de laquelle, souriant et âpre, il fouillait les recoins de sa pièce, sondant de coups de poing le plafond et les murs, avec l’espérance que, peut-être, d’autres documents en jailliraient encore !...

Le fier employé de ministère

Le fier employé de ministère

Sur sa tête, à demi vénérable déjà, d’antiques cartons, arrachés violemment à l’étreinte de leurs alvéoles, s’ouvraient, lâchant des avalanches de paperasses qui se répandaient par le vide, pareilles à des vols d’albatros, pour se venir écrouler en monceaux sur le sol ; mais il ne s’en parfait pas, ravi plutôt, chez soi au cœur de ce pillage, et gardant, du haut de son perchoir une face silencieusement rayonnante. Et quand, enfin, autour de lui, c’était le triomphe du chaos, l’orgie auguste du pêle-mêle, l’enchevêtrement définitif et à tout jamais incurable, Van der Hogen prenait sa plume et documentait à son tour, lancé maintenant dans des flots d’encre.

Entre deux murailles de dossiers équilibrés à chaque extrémité de sa table et que le passage de voitures agitaient de grelottements inquiétants, il couvrait, de sa large écriture, d’innombrables feuilles de papier qu’il envoyait, par charretées, au visa directorial et qu’on retrouvait aux W.-C. le lendemain matin : tartines extraordinaires, où se voyaient favorablement accueillies les revendications d’obscurs collatéraux enterrés depuis des années ; où des notaires envoyés à Toulon en 1818 pour faux en écritures authentiques étaient signalés au Parquet comme coupables d’infractions à des circulaires abrogées.

Il brochait ces âneries d’une main convaincue, s’interrompant de temps en temps pour brandir, à travers l’espace, des bâtons enflammés de cire rouge, abattre au hasard du papier des coups de timbre secs formidables, qui sonnaient comme, au creux d’une caisse, les coups de marteau d’un emballeur. Il regrimpait à son échelle, en redescendait aussitôt, s’en retournait ensuite aux archives pour, de là, rappliquer chez le bibliothécaire, — une vieille bête que tuaient de chagrin, à petit feu, ses façons de charcuter le Dalloz, le recueil des avis du Conseil d’État et la collection de l’Officiel. Il bouleversait la direction de son importance imbécile. Son inlassable activité était celle d’un gros hanneton tombé au fond d’une cuvette. Mystérieux, solennel, profond, il détenait des secrets d’État.

Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

Imprimer cet article

LA FRANCE PITTORESQUE