LA FRANCE PITTORESQUE
Réforme pour garantir l’indépendance
de la magistrature (Appel à une)
(D’après « La Réforme sociale », paru en 1881)
Publié le jeudi 18 octobre 2012, par Redaction
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Dans un numéro daté de 1881 de La Réforme sociale dont il est le rédacteur en chef, Edmond Demolins évoque le discours de rentrée de la Cour d’appel de Paris de l’avocat-général Bouchez, qui avait choisi pour sujet la grave question de l’indépendance de la magistrature, avec l’intention de signaler le vice de l’organisation judiciaire et d’en indiquer le remède
 

Ce vice était l’assimilation du magistrat à un fonctionnaire. Selon le chroniqueur, les conséquences d’une pareille situation sont que la magistrature étant une carrière, chaque magistrat a la légitime ambition de la parcourir jusqu’au bout. Il sollicite donc, ou bien, ce qui est la même chose, on sollicite pour lui.

« Dès qu’une place devient vacante dans la magistrature, dit une ancienne circulaire ministérielle, souvent même avant que la mort ou la retraite du titulaire l’ait rendue disponible, ceux des magistrats qui se croient des titres à l’obtenir s’empressent, les uns de venir la solliciter en personne, les autres d’envoyer des demandes et des lettres de recommandation. Rien de plus inconvenant que ces visites dans lesquelles le candidat, tout au but qu’il poursuit, s’exalte sans mesure et ne craint pas de rabaisser les collègues, qu’il considère comme des rivaux ». Si de pareilles habitudes se généralisaient que deviendrait la magistrature ? Que deviendrait l’indépendance du magistrat vis-à-vis du pouvoir qui seul distribue les faveurs et dispose de l’avancement ?

Edmond Demolins

Edmond Demolins

Pour achever ce tableau, poursuit Demolins, il faudrait montrer à quelle instabilité, à quelle vie nomade est soumis le magistrat ; il faudrait le suivre dans ses pérégrinations à travers toutes les petites résidences de son ressort, depuis le poste de début jusqu’au chef-lieu d’assise, en passant par ce que l’on nomme, avec trop de raison, les tribunaux d’avancement ; les traversant, d’abord comme substitut, en attendant qu’il recommence comme procureur, ou qu’il coure d’un bout de la France â l’autre, en qualité d’avocat général. Il monte ainsi de classe en classe, mais reste étranger partout, n’ayant partout que des foyers de rencontre, traînant à sa suite sa famille et son mobilier, moins heureux que l’Arabe sous sa tente qui, du moins, emmène avec lui sa maison et ses troupeaux, ce qui l’abrite et ce qui le nourrit, assène le chroniqueur.

La dépendance et l’instabilité, telle est donc la situation faite au magistrat moderne. Pour y échapper, pour atteindre à ce grand but auquel aspirent la plupart des hommes, la stabilité et le repos, un grand nombre de jeunes substituts, de procureurs, viennent se réfugier dans la magistrature assise, à un âge où leur concours serait si précieux dans la magistrature debout. « Voilà donc, dit M. Bouchez, l’inamovibilité promise et conférée prématurément à des jeunes gens qui donnent tout au plus des espérances ; les fonctions judiciaires qui exigent plus qu’aucune autre la maturité, confiées à des hommes chez qui la tenue, la distinction ou la fortune ne sauraient suppléer à l’expérience et à l’autorité. Ainsi, l’existence d’une carrière judiciaire, indépendamment de ce qu’elle porte une grave atteinte à l’indépendance des magistrats, a pour conséquence nécessaire, un mauvais mode de recrutement de la magistrature ».

Pour remédier à ce mal, M. Dufaure avait institué des concours. Mais, comme l’observe fort justement M. Bouchez, cet essai de réforme n’a pas donné les résultats qu’on en attendait. En effet, les candidats ne font preuve, dans un concours, que de certaines facultés naturelles ou d’une certaine érudition. Quand il s’agit d’hommes faits (et le soin de juger ne devrait jamais être confié à d’autres), leur valeur, à ce point de vue, est chose connue et sur laquelle on ne saurait se faire que des illusions impardonnables, parce quelles seraient volontaires. Mais ce n’est pas seulement par là que doit se distinguer l’homme dont la fonction est d’écouter et de juger.

Il lui faut tout ensemble une raison droite et ferme, la connaissance des hommes, celle des passions et des intérêts qui les mettent habituellement aux prises ; il lui faut une certaine aptitude spéciale à démêler la vérité de l’erreur, à démasquer la ruse et la mauvaise foi ; il lui faut surtout l’impartialité reconnue, la constance du caractère, la dignité de la vie, en un mot tout ce qui fait qu’un homme s’est élevé plus haut dans la considération publique, que sa parole sera mieux obéie, ses décisions plus respectées. Tout le monde comprend que ces qualités là ne peuvent faire la matière d’un concours, qu’il n’y a pas d’épreuve au monde qui permette de discerner, encore moine de classer, ceux qui les possèdent.

Bouchez propose alors, comme mode de recrutement, une sorte de système mixte, d’après lequel le Garde des SZceaux serait obligé de choisir les magistrats, sur une double ou sur une triple liste de présentation dressée, par la Compagnie dans laquelle se serait produite la vacance, par une assemblée où seraient représentés les principaux auxiliaires de la justice, auprès de cette même compagnie, et enfin par certains corps électifs. Mais le remède radical et véritablement efficace proposé par l’avocat général et que l’Ecole de la Réforme sociale réclame depuis longtemps, écrit Demolins, serait d’ajouter à l’inamovibilité de la magistrature assise, son immobilité.

« Le magistrat, dit avec beaucoup de raison M. Bouchez, doit être placé chez lui, auprès de ceux qui le connaissent et l’estiment, parce que, l’ayant suivi dans sa carrière antérieure, ils peuvent rendre témoignage de la fermeté de son caractère et de l’honorabilité de sa vie. C’est là, qu’il faut l’immobiliser. Partout ailleurs il serait le même homme, mais il aurait en moins la réputation, qui, pour être justifiée, n’est pas toujours universelle. Cette immobilité n’est-elle pas le sort habituel de l’officier ministériel et de l’avocat ? L’un n’abandonne pas sa charge, ni l’autre son barreau ; ils n’en conquièrent pas moins des situations presque toujours honorées, souvent brillantes, que les magistrats de passage, dans leur résidence, auraient parfois des raisons de leur envier ». En conséquence, poursuit le chroniqueur, l’avocat général de la cour de Paris propose la suppression de l’avancement dans la magistrature assise, et demande que les membres des tribunaux et les membres des cours soient complètement assimilés.

Tous les reproches qui viennent d’être faits à l’organisation actuelle de la magistrature peuvent être également adressés à la plupart de nos services publics, explique Demolins. Nos fonctionnaires sont exposés à la même instabilité que nos magistrats. Sur un ordre d’un ministre ou d’un supérieur, ils sont envoyés d’une extrémité de la France à l’autre, et l’on me citait dernièrement l’exemple d’un fonctionnaire qui s’était fait construire une bibliothèque spéciale, pouvant se transporter avec les livres sur les rayons. Cela est peut-être ingénieux, niais c’est le symptôme d’un état de choses absolument anti-social.

Le bourgeois, le boutiquier, le paysan, l’ouvrier même, peuvent se fixer dans un foyer avec leur famille ; nos fonctionnaires seuls ne le peuvent pas : ils sont condamnés à errer perpétuellement, comme la feuille emportée par un vent d’automne ; dans cette France où chacun est de quelque part, ils sont, eux, étrangers partout. Un fonctionnaire, fils de fonctionnaire, auquel je demandais à quelle province il appartenait, me répondait avec esprit : « A aucune, je suis né un peu partout ».

Lorsque les classes riches et lettrées cessent ainsi d’avoir toute attache au sol, lorsqu’elles ne parcourent plus que des étapes, sans se fixer nulle part, elles perdent peu à peu toute influence sociale, elles décroissent rapidement et la direction de la société passe aux familles mieux avisées, qui ont su jeter dans le sol des racines profondes, conclut Edmond Demolins.

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