LA FRANCE PITTORESQUE
Abbaye de Moyenmoutier (Vosges)
sauvée par ses cloches
et le frère Smaragde en 984
(D’après « Le Pays lorrain » paru en 1907
et « Bulletin de la Société philomatique des Vosges » paru en 1888)
Publié le mercredi 28 mai 2014, par LA RÉDACTION
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Lorsqu’en 983, durant la trouble minorité de l’empereur Othon III, le bruit se répandit dans les Vosges que l’armée du roi de France Lothaire, en marche vers la Germanie, allait trouver devant elle les troupes du duc de Souabe, Cuonon, l’émoi fut grand au couvent de Moyenmoutier
 

La douloureuse Lorraine, tour à tour ravagée par ses voisins de l’est et de l’ouest, récemment dévastée par les incursions successives des bandes hongroises, allait-elle offrir un nouveau champ de bataille au heurt des convoitises guerrières et conquérantes ?

Les saints refuges où le labeur pacifique des hommes, la contemplation et l’étude tentaient de s’organiser à l’ombre de la croix, allaient-ils être livrés à la brutalité des gens de guerre, violemment dépossédés de leurs richesses et des reliques de leurs fondateurs, et rendus, par l’effet d’un seul combat peut-être ou du simple passage des soldats victorieux, à la désolation et à l’abandon d’où il faudrait des années pour les tirer ensuite ?

C’est en 671 que saint Hydulphe (ou Hidulphe), originaire du Norique, ancienne province romaine, avait fondé l’abbaye. Né en 612, il étudia les lettres et embrassa la cléricature à Ratisbonne ; mais c’est à Trèves qu’il fit profession de la vie monastique, et fut rapidement associé au gouvernement du diocèse. Il y rencontra Gondelbert, archevêque de Sens, et Déodatus, évêque de Nevers, qui quittèrent le monde et cherchèrent un asile dans les montagnes des Vosges : ce fut probablement à la suite d’entretiens avec eux qu’Hydulphe forma lui aussi le projet de se réfugier dans la solitude et de s’établir dans la même vallée que saint Gondelbert, un peu au-dessous, à distance égale de Senones et d’Étival, à douze kilomètres de Jointures, fondé et gouverné par Déodatus.

Saint Hydulphe ou Hidulphe

Saint Hydulphe ou Hidulphe

Hidulphe arriva dans les montagnes des Vosges avec une suite de prêtres et de serviteurs, les solitaires de la région l’accueillant avec empressement, chacun des monastères de la vallée arrosée par le Rabodeau lui cédant une portion de son territoire. De généreuses libéralités, soit en Alsace, soit dans la vallée, complétèrent bientôt le domaine de l’abbaye qui devint et resta jusqu’à ses derniers jours une des plus opulentes de la contrée. Hydulphe s’établit sur la rive gauche du Rabodeau, au confluent du Rupt-de-Pierry, Rivus Petrosus, qui descend de La Chapelle et du Paire ; il imposa à son monastère le nom de Medianum Monasterium, dont nous avons fait Moyenmoutier, parce qu’il est situé à distance presque égale de Senones à l’orient, d’Étival au couchant, de Saint-Dié au midi, et de Bonmoutier au nord.

La légende rapporte que les miracles se multiplièrent à Moyenmoutier. A la prière d’Hydulphe, les aveugles voyaient, les estropiés étaient guéris, les démons prenaient la fuite. Il fallut construire en dehors de l’enceinte monastique pour accueillir la foule nombreuse, sous peine de troubler le recueillement de la jeune communauté. Le saint mourut le 11 juillet 707. Vers le milieu du Xe siècle, l’église d’origine, construite pauvrement et à la hâte, menaçait ruine. L’abbé Adalbert, probablement en 963, entreprit de la reconstruire sur de plus vastes proportions, exhuma le corps de saint Hydulphe et l’enferma dans une châsse de bois décemment ornée.

Un éclatant miracle signala cette cérémonie fixée au 7 novembre. Depuis un mois, des pluies continuelles désolaient la contrée, avaient détrempé le sol et ne permettaient pas de sortir des cloîtres. Rien ne présageait un temps serein. Cependant abbés et religieux assemblés pour la translation demandaient à se rendre avec la châsse, la croix, les cierges, les encensoirs et les ornements sacrés, de l’église monastique à l’église paroissiale. A peine eut-on soulevé le couvercle du cercueil, tout à coup le sol s’affermit sous les pieds, et le soleil, longtemps voilé, brilla radieux. La procession se fit avec pompe, et toute l’octave fut favorisée d’un ciel pur.

Vingt ans plus tard, le vieil abbé Adalbert, qui avait relevé de ses ruines le monastère de Moyenmoutier et y avait fait refleurir la règle bénédictine, voyait avec douleur en 984 les menaces que la cruauté des temps faisait pendre sur l’effort de toute sa vie. Frappé de paralysie et sentant prochaine une fin que ses membres perclus appelaient comme une délivrance, il passait ses journées et ses nuits en prières, affalé plutôt que prosterné devant la châsse de Saint-Hydulphe, et priant avec larmes le bienheureux fondateur d’écarter de son monastère le fléau du conflit opposant Lothaire et Cuonon, ou d’abréger les jours de l’abbé.

Dans les cellules des religieux, dans les ermitages et les manses qui dépendaient du couvent, la vie claustrale, les exercices de piété, les travaux de tout genre étaient abandonnés, laissant place à une désolation gémissante et vaine ou à des prières qui, malgré leur ferveur, tenaient bien plus d’une supplication d’enfant que d’un acte de foi de chrétien. Et c’est à peine si, dans le désarroi universel, un religieux songeait à célébrer la messe dans l’une des cinq églises encloses dans l’enceinte du monastère.

L'abbaye de Moyenmoutier du XIVe au XVIIe siècle

L’abbaye de Moyenmoutier du XIVe au XVIIe siècle

Dans ces conjonctures, le frère Smaragde eut une vision pendant son sommeil. C’était un homme simple, fils d’un tenancier du couvent, et que les moines avaient de bonne heure pris à leur service parce qu’il avait une âme fidèle et fruste. En témoignage de ces qualités qui brillaient d’une lueur paisible et calme pareille à l’éclat loyal de l’émeraude, ils lui avaient donné le nom de Smaragde, que ne semblaient guère appeler sa lourde encolure, la gaucherie de sa démarche et la rusticité de ses manières. Seul de tous les religieux et de leurs serviteurs, il avait continué ses occupations coutumières au milieu de l’inquiétude où s’affaissait le couvent tout entier.

De prime à none et de matines à complies, il n’était heure canoniale où il ne sonnât les cloches du monastère pour des offices le plus souvent négligés ; et, tour à tour, des cinq églises Notre-Dame, Saint-Pierre, Saint-Jean, Saint-Epvre et Saint-Grégoire, le tintement argentin qui s’échappe des campaniles sonores continuait par ses soins à clamer dans la solitude forestière la fraîcheur aigrelette du matin, la pleine saveur du milieu du jour, le recueillement du crépuscule. Il ne négligeait pas d’arroser, dans les coins perdus que laissait inoccupés l’enchevêtrement des cloîtres et des préaux, les légumes et les fleurs que chérissait son esprit rustique. Et son plaisir était toujours de guider, le long de minces cordelettes, l’enroulement des plantes grimpantes - comme si l’incendie et le pillage n’avaient pas menacé d’anéantir bientôt, sous l’injure des échelles dressées et la fumée des torches, la fragile croissance des liserons et des clématites.

Quand Saint Hydulphe apparut au frère Smaragde, il était revêtu de ses ornements épiscopaux et tenait son bâton pastoral à la main, tel que le figurait son portrait suspendu dans l’oratoire Saint-Epvre. Il sembla même au naïf garçon que la peinture qu’il avait si souvent contemplée dans le demi-jour de la chapelle représentait le saint fondateur sous des traits plus imposants, avec une auréole plus éblouissante ; une moindre magnificence lui paraissait émaner du personnage plus humain qui, cette nuit-là, vint interrompre son sommeil de bon et simple travailleur. Mais il n’eut pas le loisir de s’étonner, car le saint prit aussitôt la parole, et, après avoir évoqué la détresse des temps, demanda à frère Smaragde s’il était homme à sauver le monastère.

Malgré sa foi ingénue et l’attachement instinctif qu’il portait à cette abbaye où tenaient toutes ses racines, le frère Smaragde avait trop le sentiment de la hiérarchie pour accepter que le bienheureux patron de Moyenmoutier vînt proposer à un humble serviteur comme lui quelque chose qui, sans doute, ressemblerait fort à un miracle. Il répondit donc sans ambages : « Et comment, grand saint Hydulphe, ne vous adressez-vous pas à l’abbé lui-même ? N’est-ce pas lui qui fit déposer vos reliques dans notre plus chère église ? Et, le jour même où ces dépouilles sacrées y furent transportées, n’est-ce pas lui que vous honorâtes d’un éclatant miracle en faisant luire tout à coup, au ciel pluvieux de novembre, le soleil caché depuis deux mois, et en redressant toute droite, malgré la bise, la flamme courbée des cierges ? »

Vue de l'ancienne abbaye de Moyenmoutier Carte éditée pour le 13e centenaire de sa fondation

Vue de l’ancienne abbaye de Moyenmoutier. Carte éditée pour le 13e centenaire de sa fondation

Frère Smaradge s’étonna dans son sommeil de sa soudaine éloquence. Lui qui d’ordinaire ne sortait de son mutisme coutumier que pour retomber bientôt, après un petit nombre de paroles, dans un silence plus obstiné, il sentit croître sa surprise quand, le saint lui ayant demandé une seconde fois s’il était prêt à sauver le couvent, il répliqua vivement : « Il y a encore, grand saint Hydulphe, le diligent Valcandus, qui est, dit-on, aussi savant que tous les autres moines réunis. Il ne sort guère de sa celle écartée que pour aller chercher, sur les rayons de la librairie, les livres les plus gros et les plus lourds qu’il peut trouver. Et il convient de ne pas oublier non plus le vénérable Tietfried. Vous savez qu’il a découvert jadis, grâce à une apparition de saint Boniface, les restes de ce glorieux martyr de la légion thébéenne. N’est-ce pas à lui que reviendrait, plutôt qu’à moi, l’honneur de sauver le monastère auquel il a donné ainsi un protecteur nouveau ? »

Et comme le saint réitérait son appel : « Notre prévôt Encibold, de qui je dépends pour toutes mes tâches domestiques, m’en voudrait certainement si j’étais l’artisan de salut choisi de préférence à lui. Vous ne sauriez croire, grand saint Hydulphe, quel homme ingénieux est le père Encibold. C’est lui qui a trouvé que l’abbaye de Moyenmoutier est au centre d’une croix formée par les cinq monastères du Val de Saint-Dié, et comme son office veut qu’il se tienne lui-même au milieu de ce couvent-ci, il dit en souriant qu’il est au centre de la chrétienté dans les Vosges. Il serait si heureux d’être l’instrument d’un miracle ! »

Smaragde fut lui-même effrayé d’en avoir tant dit, et d’avoir rappelé la plaisante vanité d’Encibold, dont s’égayait tout le monastère. Il vit d’ailleurs que saint Hydulphe le regardait sévèrement, et il ajouta avec humilité : « Mais si vous persistez, ô grand saint, à descendre jusqu’à moi, le plus infime de vos serviteurs, pour sauver le monastère que vous avez fondé, je suis prêt à donner ma vie pour vous obéir. »

Le saint lui répondit : « Ta résistance serait châtiée dès ici-bas si elle ne venait de ta grande ingénuité de cœur. Sache que tu as été choisi de préférence à d’autres parce que, seul de tous ceux du couvent, tu as marqué par la simple constance de tes occupations que tu croyais à ta manière au miracle dont tu vas être l’instrument. A ton réveil, tu prendras avec toi cinq chariots attelés de bœufs ; avec l’aide des bûcherons de la forêt, tu dépendras les cloches du monastère, et tu iras les cacher en divers lieux écartés. Laisse faire ensuite à Dieu et continue de le servir à ta façon. »

La Haute-Pierre, haute de 580m

La Haute-Pierre, haute de 580m

Smaragde se réveilla au point du jour et accomplit point par point les prescriptions du saint. Les cloches des cinq églises furent enlevées et placées sur des chariots, pour être transportées au pied de la Haute-Pierre, à Malfosse, à Coichot. La plus grosse de toutes et la plus aimée fut cachée sous le pont du Rabodeau : c’était celle dont jadis l’abbé Adalbert avait doté l’abbaye, et qui, cédée pour un temps à l’évêque de Toul, avait perdu la suavité de son timbre pendant toute la durée de son exil dans la ville épiscopale.

Et voici comment s’accomplit le miracle promis par saint Hydulphe. Le duc de Souabe, poursuivant jusqu’à la Meurthe le roi Lothaire qui battait en retraite, campa avec ses bandes non loin de Moyenmoutier, à la celle de Saint-Ehrhard, sur le ruisseau d’Hurbache. Ayant décidé de rançonner le couvent, il se mit en route dans la direction de la vallée de Rabodeau : le rapport de ses éclaireurs affirmait que la sonnerie des cloches du monastère suffirait à le guider dans les forêts d’alentour. Mais son armée, découragée, se débanda peu à peu à la suite d’un prodige inouï : pendant deux jours et une nuit, des tintements de cloches résonnèrent en cinq endroits différents de la montagne et de la vallée. Une large sonnerie de fête s’échappait des rives du Rabodeau, tandis que d’agiles carillons, des tocsins précipités se faisaient écho du sein des solitudes forestières.

On eût dit que cinq couvents célébraient à la fois toutes les cérémonies, appelaient à tous les offices, annonçaient toutes les heures du jour et de la nuit. Rien n’apparaissait cependant aux regards : mais une nappe sonore semblait sourdre en divers endroits de la terre, des rochers et des arbres. Les hordes du duc Cuonon, courant de l’un à l’autre de ces invisibles clochers, se remplissaient de colère et de confusion : peu s’en fallut qu’elles n’en vinssent aux mains avec elles-mêmes, et le chef souabe donna le premier l’ordre de la retraite pour éviter une mêlée fratricide.

Quant au frère Smaragde, il reprit sa vie laborieuse et simple et demanda comme unique faveur, lorsqu’il sentit sa mort prochaine, d’être enseveli près du pont de Rabodeau, à l’endroit où la plus harmonieuse de ses cloches avait, trente-six heures durant, vibré de tout son métal pour décevoir l’envahisseur barbare et l’écarter du monastère.

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