LA FRANCE PITTORESQUE
Rites liés au Jour des Morts
et croyances relatives au 2 novembre
(D’après « Fêtes et coutumes populaires » paru en 1911)
Publié le mercredi 6 octobre 2010, par LA RÉDACTION
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Dans combien de ménages parisiens, par exemple, demande Hugues Le Roux, le dialogue suivant ne s’engage-t-il pas, le matin du 3 novembre, entre Madame et la cuisinière :
« Eh bien, Marie, avez-vous fait un bon marché ?
- Ah ! oui, Madame, vous pouvez le dire, un joli marché ! Je ne rapporte pas de poisson...
- Comment pas de poisson ?
- On ne peut pas s’en procurer. Les poissardes disent que c’est comme cela tous les ans le 3 novembre... A cause du « coup de vent des morts ».
- Le coup de vent des morts ?... »

Madame demeure bouche bée. C’est pourtant sa cuisinière qui a raison. Vous pouvez prendre le train, ce jour-là, pour n’importe quelle plage de la Manche, de l’Océan ou de la Méditerranée : de Dunkerque à l’embouchure de la Bidassoa et du cap Cerbère à Menton, vous ne verrez pas une voile de pêcheur sur la mer. Devant l’église, sur les estacades, à l’intérieur des cabarets ou d’un de ces Abris du Marin fondés par M. de Thézac et qui rendent tant de services à nos populations maritimes, les hommes sont assis, la pipe aux dents, leur bonnet de laine sur l’oreille, les bottes et la vareuse sèche.

Ils ne se fient pas à l’accalmie qui suit la tempête. Ils savent à quoi s’en tenir sur ces invites du flot. S’ils y cédaient, ils ne tarderaient pas à voir remonter du large ces théories de noyés dont parle le poète, « hâves, un cierge au poing, le front dans des cagoules », qui tournent autour des barques en réclamant la sépulture d’une voix lamentable. Deux fois dans l’année, le 2 novembre et le 25 décembre, au Jour des morts et à Noël, les crierien émergent de l’abîme et se rendent en procession vers les villes englouties du littoral, cette Tolente ou cette Ys merveilleuse que frappa la colère divine. D’immenses cathédrales, aux cintres lumineux, étincellent sous les eaux. Ys seule en comptait trente.

Église de l'île de Sein, dédiée à saint Guénolé

Église de l’île de Sein, dédiée à saint Guénolé

Le bruit des cloches qu’on entend au large dans la nuit du 1er au 2 novembre vient de ces églises sous-marines où officient, devant le peuple des noyés, les « évêques de la mer ». Singuliers prélats, par parenthèse, mitrés, chapés et crossés, mais dont la croupe se recourbe en queue de poisson ! Une légende veut qu’ils soient commis à la garde d’un des trois vêtements de sainte Véronique, le linge même où s’imprima, sur la route du calvaire, la face auguste du Christ et dont le voile conservé au Vatican ne serait qu’une réplique...

Est-ce pour commémorer le souvenir de ces infortunées victimes de la mer et rappeler aux vivants combien ils pèsent peu dans la main de l’Éternel ? Toujours est-il qu’au début du XXe siècle encore, sur le littoral breton et notamment à l’île de Sein, la vigile des Morts prêtait à un usage singulier : le tro ann anaoun ou « tour des âmes ». Le matin de la Toussaint, au prône de la première messe, le « recteur » (curé) désignait en chaire huit hommes de la paroisse chargés de tenir le rôle d’anaoun. Une quête à domicile était faite dans la journée par leurs soins.

La nuit venue, après les trois Nocturnes des morts, quatre d’entre eux rentraient à l’église pour sonner le glas qui ne cessait plus de tinter. Les quatre autres, avec des clochettes, faisaient le tour du village. Ils s’arrêtaient devant toutes les maisons et, de préférence, devant celles où il y avait eu des morts pendant l’année. Leur mélopée frissonnante s’élevait alors dans la nuit :

Christenien, divunet,
Da pedi Doue gan ann anaoun tremenet,
Da lavarat eur pater hag eun ave :
Requiescant in pace !

Chrétiens, éveillez-vous ;
Priez Dieu pour les âmes des défunts,
Et dites à leur intention un pater et un ave :
Qu’ils reposent en paix !

De l’intérieur, des voix répondaient Amen... Cette lugubre procession ne se terminait qu’au petit jour.

La coutume des quêtes, au Jour des morts, n’est du reste pas spéciale à la Bretagne. On la retrouve en Italie, où le peuple, dans la voix du glas, croit entendre la voix même des trépassés :

Padre, madre,
Fratre, sorelle,
Apportate mi
Qualche cosa !

Mon père, ma mère,
Mon frère, ma sœur,
Apportez-moi
Quelque chose !

De fait, il y a ce jour-là, dans les églises, une telle abondance de dons et d’offrandes que l’intérieur en ressemble plutôt à une halle qu’à un lieu de prière. Tous ces présents sont en nature ; le clergé les revend aux enchères et l’argent sert à payer des messes pour les âmes du Purgatoire.

En certaines contrées, le sentiment populaire qui fait participer les défunts pendant un jour de l’année, à la nourriture des vivants, a conduit à de curieuses pratiques. A Bruges, par exemple, on pétrissait autrefois dans chaque ménage, le Jour des morts, des galettes spéciales nommées pankoeken, qu’on faisait bénir à l’église, puis qu’on répartissait entre tous les membres de la communauté. Chaque galette dévotement croquée rachetait une âme.

Par une déviation singulière de l’usage, on en fabriqua dans certains restaurants et cabarets populaires, où les meurt-de-faim de la localité, ravis de l’aubaine, se tenaient en permanence pendant toute la journée du 2 novembre et, moyennant une petite rémunération et quelques chopes supplémentaires, se chargeaient d’engloutir autant de galettes funèbres qu’on voulait bien leur en offrir. On avait acquis la conviction que le pankoeken pouvait être mangé par n’importe qui et que, pourvu qu’on le mangeât à l’intention d’un défunt bien déterminé, l’acte conservait toute son efficacité...

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