LA FRANCE PITTORESQUE
Aune des merciers,
précurseur du système métrique
(D’après « Bulletin de la Société archéologique et historique de Nantes et de la Loire-Inférieure » paru en 1933)
Publié le vendredi 22 janvier 2010, par LA RÉDACTION
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Avant l’établissement du système métrique décimal, qui eut lieu à la fin du XVIIIe siècle, on se servait en France des mesures les plus incommodes et les plus compliquées. L’unité de longueur était le Pied de Roi, et l’unité de poids était la Livre.
 

Ces deux mesures étaient généralement employées dans tout le Royaume, mais il n’existait entre elles aucune corrélation apparente et simple, analogue à celle que donne aujourd’hui notre système métrique, où le volume d’eau contenu dans le litre et le décimètre cube pèse un kilogramme, par définition.

Pied de Roi

Pied de Roi

D’après l’ancienne métrologie française, les volumes et les poids semblaient complètement indépendants les uns des autres. La longueur même donnée au Pied de Roi était tout à fait arbitraire ; elle fut modifiée en 1668, comme nous le verrons plus loin, et ce changement n’était sûrement pas le premier. Les anciennes mesures de longueur portaient le nom de Coudées ou de Pieds. La coudée était usitée surtout en Orient ; le pied, d’origine moins ancienne, semble-t-il, était employé en Grèce, à Rome et en général dans l’Occident.

La dimension exacte de ces unités ne pouvait être fixée d’une façon absolument mathématique et invariable, comme la science s’est efforcée de le faire pour notre mètre actuel. De sorte que la mesure portant le nom de pied ou de coudée n’avait pas une longueur uniforme dans toutes les contrées où elle était en usage. « Ce qui est une cause d’erreur, disait à ce sujet Talleyrand en 1790, c’est surtout la différence des choses dans l’uniformité des noms ». Le pied, par exemple, était en moyenne de 0m30, avec des variantes de 0,03 en plus ou en moins.

Les conquérants romains qui envahirent notre pays sous les ordres des Empereurs, y avaient apporté leur civilisation ainsi que leur système de poids et mesures. Quelle était la véritable dimension de leur unité de longueur, c’est-à-dire du pied romain ? C’est une question qui a fait couler beaucoup d’encre et qu’on est arrivé à peu près à résoudre. Ce qu’il y a de certain c’est que les unités romaines, surtout les mesures itinéraires, restèrent en usage pendant des siècles en France ; cela s’explique par la présence des bornes milliaires le long des chemins. Le temps, cependant, efface toutes choses, même les chaussées romaines.

Nos rois désiraient aussi faire acte de souverain en légiférant sur les poids et mesure. Des changements nombreux et radicaux furent donc effectués à diverses reprises et il semblerait même que rien ne devrait rester du système métrique de nos anciens vainqueurs, après une période de 2000 ans. Eh bien, il est cependant une mesure d’origine romaine qui a résisté au temps et subsisté jusqu’au commencement du XIXe siècle. On remarquait jadis la règle métrique suspendue horizontalement par une tige attachée au plafond, ou fixée au comptoir, et qui servait au commis mercier à auner sa dentelle et ses étoffes. D’après une tradition constante, affirmée par les auteurs anciens ou modernes qui s’en sont occupés, l’Aune des Merciers avait jadis une longueur équivalente à 4 pieds de l’antique mesure romaine.

Parmi les rois qui ont essayé de mettre un peu d’ordre dans le chaos des vieilles mesures, on peut citer Henri II. En 1554, il créa dans son duché de Bretagne un certain nombre d’arpenteurs jurés ou gauleurs, pour mesurer les terrains figurant dans les actes de vente ou d’échange. En 1557, « par un notable édit » rapporte Loyseau, il réglementa aussi les poids qui devaient être uniformes en France ; il permit cependant aux seigneurs d’y faire figurer leurs armoiries. La même année, Henri II rappela également que la longueur de l’Aune des Merciers, à Paris, devait être de 3 pieds 7 pouces 8 lignes du Pied de Roi, conformément à l’ordonnance de son père, François Ier. C’était, d’après la tradition dont nous avons parlé, l’équivalent de 4 pieds romains anciens.

Une mesure-type, ou étalon, fut déposée dans la Chambre des Merciers, rue Quincampoix, à Paris. L’aune était divisée d’un côté en 1/2, 1/4, 1/8 et 1/48 et de l’autre en 1/3, 1/6, etc. Elle servit pendant près de deux siècles à contrôler toutes les mesures analogues employées dans le commerce parisien. Or, vers l’année 1745, la Mairie et les Echevins de Nantes décidèrent d’adopter l’Aune de Paris pour les marchandises à vendre dans la Ville par les Merciers.

Les édiles s’adressèrent, afin d’avoir une mesure-type bien exacte, aux sieurs Jean Lordelle et Jacques Lemaire, maîtres fondeurs ingénieurs, demeurant à Paris, quai des Morfondus, paroisse de St-Barthélemy. Lordelle prit les dimensions de son aune, 3 pieds 7 pouces 8 lignes, dans le Dictionnaire du Commerce, dit-il ; voulant ensuite la comparer à la mesure de la rue Quincampoix, il s’aperçut que cette dernière mesure était trop longue. La Chambre des Merciers parisiens, immédiatement prévenue, demanda que l’Aune de Paris fut « ajustée par des experts ».

Le 23 septembre 1745, sur l’ordre de M. de Maurepas, MM. Camus et Hellot, membres de l’Académie royale des sciences, se transportèrent au bureau de la rue Quincampoix : le sieur Lordelle, « ouvrier en instruments de mathématiques », accompagnait les académiciens. Les experts se firent présenter la mesure qu’ils avaient à vérifier. « C’était une grosse règle de fer portant vers les extrémités deux saillies de fer qui y sont attachées perpendiculairement, entre lesquelles on peut appliquer l’aune que l’on veut mesurer ; au dos de la règle, on a gravé en grosses lettres capitales : AULNE DES MARCHANDS MERCIERS ET GROSSIERS 1554. La vieille mesure, après 200 ans, ne comportait d’altération presque insensible qu’à l’extrémité des talons en fer, le bas était entier et parfaitement conservé ».

Détermination de la longueur moyenne d'un pied (gravure parue en 1575)

Détermination de la longueur moyenne d’un pied
(gravure parue en 1575)

On en vérifia soigneusement la dimension à l’aide d’un grand compas, aux pointes très fines. « Les mesures prises par nous ont été faites, dit le procès-verbal, avec un pied étalonné sur une toise ajustée à celle du Châtelet, dont on a fait usage au pôle et au Pérou ». C’était la fameuse toise, dite du Pérou, qui rappelait les mesurages du méridien terrestre récemment exécutés et qui ont honoré la science française du XVIIIe siècle. L’aune ainsi bien vérifiée fut trouvée égale à 3 pieds 7 pouces 10 lignes 5/6 c’est-à-dire que les merciers semblaient avoir raison, leur aune était trop grande. Mais les académiciens firent remarquer qu’une ordonnance royale de 1668 avait réduit la longueur du Pied de Roi d’une quantité minime, il est vrai, mais qui suffisait à justifier la faible différence constatée dans les deux mesurages.

Le vieil étalon type fut donc reconnu exact ; cependant ses divisions en tiers et en quart n’étant pas tout à fait égales entre elles, les experts décidèrent qu’il ne servirait plus. Le sieur Lordelle en fabriqua plusieurs autres qui consistèrent « en une lame de cuivre dite léton étempée, bien dressée et polie en ses quatre sens ayant 15 lignes (34 millimètres) sur 6 lignes (13 millimètres et demi), aux deux bouts de laquelle sont deux platines d’acier trempé, appliquées de champ et qui excèdent son épaisseur et sa largeur de 4 lignes 1/2 (1 centimètre environ), formant une espèce de talon. Sur ces platines d’acier sont deux autres platines de cuivre, ornées de moulures servant à fortifier les platines d’acier et d’embases à deux fleurs de lis de cuire jaune, dit léton, qui ornent les extrémités de la mesure ». L’aune fut divisée d’un côté en 1/2, 1/4, 1/8 et 1/48, .de l’autre en 1/3, 1/6, etc. Sur l’épaisseur de la lame on écrivit : longueur totale 3 pieds 7 pouces 10 lignes 5/6, et de l’autre, l’adresse du fabricant : Lordelle, à Paris, à la Sphère, 1746.

Feydeau de Marville, alors Lieutenant de Police à Paris, après s’être fait présenter la nouvelle Aune au Bureau des Merciers, autorisa à l’employer et commanda que l’on mit à l’un des bouts une marque contenant les armes du corps desdits marchands merciers, qui sont « 3 navires surmontés d’un soleil enfermé dans un nuage », avec ces mots : AULNE de Paris. L’expertise des Académiciens était suivie avec attention par les commerçants de nantes. Sur la demande du Maire et des Echevins de la ville, le Parlement de Bretagne ordonna que l’aune de la ville de Nantes serait ajustée à 3 pieds 7 pouces 10 lignes 5/6 du Pied de Roi, réduit en 1668, c’est-à-dire qu’elle serait conforme à l’aune de Paris. Un des modèles fabriqués par le sieur Lordelle fut, en conséquence, déposé à la mairie de Nantes en 1747 ; il avait été vérifié par le Prévôt et les Echevins de Paris et portait cette inscription : « Aulne étalonnée sur la mesure matrice étant au bureau des marchands merciers à Paris, suivant le procès-verbal fait au bureau de ladite ville, le 18 avril 1747 ».

Le rapport des académiciens délégués rue Quincampoix indiquait que l’abbé Picard et Auzout, auteurs contemporains spécialisés dans l’étude des mesures, croyaient que l’Aune des Merciers était égale à 4 pieds romains antiques. « Même avec le secours des magistrats, ajoutaient les délégués, nous n’avons pu trouver d’acte indiquant l’origine de cette mesure, usitée également à Lyon. Mais elle est sûrement très ancienne, et le roi Henri II n’a fait qu’en bien fixer la longueur [les Académiciens semblent avoir ignoré l’édit de François Ier, qui avait donné la même dimension à l’aune dès 1540]. Il n’aurait pas employé un chiffre aussi compliqué pour une mesure nouvelle. La vieille aune de fer est respectable par son ancienneté et par le rapport exact qu’elle a avec le pied romain dont elle peut perpétuer la longueur ; nous sommes d’avis qu’elle soit conservée avec autant de soin que les poids originaux de Charlemagne que l’on conserve à la Cour des Monnoyes ».

Le vœu des académiciens a été exaucé : la vieille mesure se trouve aujourd’hui au Conservatoire des Arts et Métiers, à Paris, près des poids de Charlemagne (qui en réalité ne datent que du roi Jean) et près de la toise de Mairan ou du Pérou. D’après nos unités nouvelles, l’Aune de 1747 avait une longueur de 1m188. Le pied romain, qui en était le quart, aurait donc eu 297 mm. Mais ce dernier chiffre est un peu trop grand. En effet, une plaque de marbre du Capitole de Rome, sur laquelle est gravée la longueur de l’ancien pied romain, représente le pied capitolin, résultat d’une étude spéciale faite vers l’an 1570 par Lucas Petto, jurisconsulte et antiquaire qui, travaillant dans Rome, était à portée de consulter les anciens monuments. En 1760, un mathématicien très habile, Jacquier, mesura le pied capitolin avec la plus grande exactitude et lui trouva 1306 ou 1307 dixièmes de ligne (294 mm 6 ou 8).

Un autre moyen de vérifier la dimension du pied romain serait de mesurer la distance qui sépare les bornes milliaires placées sur les anciens chemins, et qui doit être de 1 000 pas ou de 5 000 pieds. Malheureusement, très peu de ces bornes sont restées en place et presque toutes sont isolées. Le géographe Danville effectua des mesures sur la route entre Beaucaire et Nîmes, le premier mesurage donnant un pied de 293 mm, le deuxième un pied de 293 mm 9, et le troisième un pied de 294 mm 7. Enfin, Manfredi, en 1770, mesura les bornes placées sur la route d’Albano à Rome, qui est en ligne droite, et trouva entre elles une distance correspondant à un pied de 294 mm 6.

Ce dernier mesurage semble avoir été fait avec soin, puisqu’il contient des fractions et qu’il donne au pied romain la longueur qu’il a sur la table gravée du Capitole. L’aune de nos Merciers de Nantes et de Paris (297 mm 1) donnerait au mille une longueur de 1485m50, s’écartant beaucoup trop des mesurages exécutés le long des voies romaines, dont le plus élevé est de 1473m seulement.

Les métrologues ont employé un autre procédé pour retrouver la longueur de l’ancienne mesure des Romains. Une très vieille loi de la République avait fixé à 80 livres le poids de l’eau contenue dans un pied cubique. Le dictionnaire d’archéologie de dom Leclercq nous donne le dessin d’un beau poids étalon datant de Justinien et qui est conservé au musée du Louvre à Paris. Ce poids, qui est la livre romaine, est de 323 g 51. Par conséquent, le pied cube d’eau pesait 323 g 51 x 80, ou 25 kg 880. La racine cubique de ce dernier chiffre donne au pied romain une longueur de 295 mm 6.

D’une analyse des opinions des métrologues anciens et modernes, il résulte que la longueur du pied romain serait de 295 mm, ce qui correspondrait à très peu près avec la longueur du pied du Capitole et donne pour la longueur du mille itinéraire 1475 mètres. Il y aurait donc, en définitive, une différence de 8 mm environ entre 4 pieds romains et la longueur, trop grande, de l’aune nantaise. Cette légère différence s’explique très-bien par les changements qui se sont produits dans la fabrication ancienne des mesures destinées aux commerçants et par le défaut, au Moyen Age surtout, d’une mesure-type bien fixe pouvant résister aux siècles.

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