LA FRANCE PITTORESQUE
Fête de Saint-Vincent, Sainte-Marthe
et Sainte-Liliate à Collioure
(Pyrénées-Orientales)
(D’après « Le Magasin pittoresque », paru en 1903)
Publié le samedi 6 août 2016, par LA RÉDACTION
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Du passage d’Annibal et de l’occupation des Romains, le Roussillon a gardé dans ses coutumes populaires des traces si puissantes, que vingt siècles de christianisme n’ont pu les effacer
 

Les deux influences — païenne et chrétienne — se sont combattues, puis juxtaposées par endroits, confondues en d’autres, et c’est ensemble qu’elles tendent maintenant à disparaître devant la civilisation moderne.

De ce parallélisme des influences païenne et chrétienne les preuves abondent : à côté de Port-Vendres, par exemple, cet antique Portus Veneris, Port de Vénus, a été bâti voilà fort longtemps un ermitage dédié à Notre-Dame de Consolation et où les habitants du Port de Vénus ne laissent pas d’aller annuellement en pieux pèlerinage.

Les Bacchanales de l’antiquité se sont continuées en se transformant, et à certaines périodes de l’année ; à Port-Vendres, Cosperons, Banyuls-sur-Mer, Collioure et en combien d’autres villes roussillonnaises, des fêtes populaires, accompagnées de ripailles vraiment rabelaisiennes, donnent encore le curieux spectacle d’officiants catholiques dialoguant avec la foule qui, elle, a conservé nettement le fond païen, si l’on en juge par ses réponses, lesquelles varient peu, quant à l’esprit, des altercations, ripostes et monologues qui accompagnaient joyeusement le char de Thespis roulant par les villes antiques.

Barques de pêche et église Saint-Vincent (Collioure). Aquarelle originale de Robert Lépine

Barques de pêche et église Saint-Vincent (Collioure). Aquarelle originale de Robert Lépine

Ce char de Thespis, après avoir passé par les mystères et les soties du Moyen Age, est devenu la barque de Collioure. Collioure est une petite ville, fort ancienne, aux maisons rouges et noires, rongées par le temps, brûlées par le soleil, et qui est mollement couchée dans une anse bordée des hauts contreforts des Pyrénées, devant la mer bleue.

Ville de propriétaires aisés et de pêcheurs pauvres, surtout de pêcheurs pauvres. A quelques encâblures du rivage, sur un rocher, est bâtie l’église Saint-Vincent, antique et sombre, qui est reliée à la terre par une jetée flanquée d’écueils noirs, pointus, aux allures de bêtes mauvaises, sans cesse battus et déchiquetés par les vagues accourant de la haute mer. C’est dans cette ville pittoresque qu’est célébrée une des fêtes les plus populaires en Roussillon, et certainement la plus curieuse : la fête de Saint-Vincent, Sainte-Marthe et Sainte-Liliate, martyrs, qui furent mis à mort à Collioure même.

Le 16 août, à huit heures du soir, dans l’éclat de milliers de torches aux flammes fauves, une grande barque se détache du rivage et vogue vers l’église et la jetée. Sur cette barque se tient, dans ses habits sacerdotaux, le clergé de la paroisse, entouré des prêtres et des religieux accourus de tous les clochers de la région.

Au vacarme des cantiques hurlés de cette voix rauque propre aux gens de mer, les officiants débarquent sur la jetée, entrent dans l’église à la suite de la foule bariolée de couleurs vives, constellée de bougies, de cierges, de torches qui brûlent et fument, et en ressortent peu après, portant les bustes et les reliques des trois martyrs. Ils remontent sur la barque, qui reprend la mer et cingle vers le rivage.

Là, des traverses ont été disposées parallèlement, soigneusement graissées, et qui forment comme un chemin de bois allant du rivage à l’église paroissiale. Sur la grève, les pieds dans l’eau, d’innombrables marins attendent, les manches troussées, cependant que la foule rit, crie, chante, que les torches remplissent la nuit de lueurs d’incendie et que la barque, poussée par les rames et le vent, approche...

Elle approche, mais elle est encore loin du bord, que déjà des pêcheurs sont allés fixer à sa proue le bout de longues amarres auxquelles s’attellent des centaines de marins. Et quand les câbles sont assurés, que tout est prêt pour la formidable promenade, les vieux matelots arrêtent la barque à quelques mètres du bord. Un dialogue s’établit entre les hommes qui sont à terre et les prêtres debout dans la barque. Demandes et réponses tendent à expliquer de qui et de quoi est chargé, le vaisseau, où il veut aller, ce que ses passagers prétendent faire.

Une fois qu’il est bien entendu que la nef porte les saints martyrs, qu’elle veut se promener à travers la ville et entrer dans l’église paroissiale, la foule entière pousse des cris formidables ; les amarres se tendent, les marins qui y sont attelés tirent de toutes leurs forces, courent le long du chemin formé par les traverses ; et la barque, frémissante, craquant par toutes ses jointures, dodelinant du mât, sort toute ruisselante de la mer et s’engage avec une vitesse vertigineuse sur les traverses graissées. Elle glisse, file à travers les rues, cependant que les marins tirent sur les câbles, courent en avant, et que la foule, agitant les torches, invective le clergé, les marins, les hommes qui sont sur la barque et qui répondent, cramponnés aux cordages, attachés aux mâts, grimaçants de rires... ou de peur.

Cela est d’un effet extraordinairement fantastique, saisissant et d’une puissance d’émotion que redoublent l’éclat profond d’une nuit d’été et les mugissements des vagues sur les rochers voisins. Et souvent, la barque s’arrête, car à chaque carrefour un changement de direction s’impose, difficile, dangereux ; et les dialogues reprennent de plus belle, grotesquement émaillés de toutes les gauloiseries du paysan, qui lâche sa nature. lui donne franchement de l’air et de la liberté.

Le port et les barques de pêche (Collioure). Aquarelle de Louis Lasbouygues

Le port et les barques de pêche (Collioure). Aquarelle de Louis Lasbouygues

Le char de Thespis, les Bacchanales sont devenus une barque de marins et de prêtres chargés de reliques chrétiennes, une fête catholique au milieu des débordements d’une foule en joie. Si la barque n’a pas chaviré — ce qui arrive parfois — et si les prêtres sont indemnes de blessures, les saints sont déposés en grande pompe sur l’autel de l’église paroissiale ; la foule retourne au rivage, précédée d’un groupe de musiciens, célèbre dans tout le Roussillon, qui va de fête en fête, exécutant avec une originale maîtrise des airs du Joseph de Méhul ou de vieilles romances du terroir. Un bal s’improvise à la lueur des torches ; filles et marins sautent en cadence, et la fête redevient franchement païenne licencieuse, magnifique de mouvements, de cris, de rires, de saouleries joyeuses, d’appétits satisfaits et de libre enthousiasme.

Ces dialogues entre une foule irrévérencieuse et les acteurs de la fête se retrouvent encore en d’autres localités, notamment à Banyuls-sur-Mer, lors de la fête de Noël. Toute la population de Banyuls - marins et vignerons - assiste à la messe de minuit, se divise spontanément en deux groupes et chante alternativement un naïf Noël catalan par demandes et par réponses. Tout cela pendant que le prêtre célèbre les trois messes et que les mousses caquettent librement avec les jeunes filles, dans les coins sombres de la vieille église.

Mais barques, danses, chansons, dialogues, tout tend à disparaître. Les prêtres voient de mauvais œil la foule bruyante envahir l’église en plein office et troubler les cérémonies par ces chansons lancées à plein gosier, avec accompagnement de rires mal contenus, de coups frappés en cadence sur les bancs, les chaises, les murs...

A Collioure on a peur des accidents. A Banyuls on veut plus de gravité et moins de bruit : et les fêtes antiques s’en vont avec les vieilles gens, les vieux costumes, les vieux langages, les anciens plaisirs et les mœurs d’antan.

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