LA FRANCE PITTORESQUE
Croix d’absolution placée
sur les morts au Moyen Age
(D’après un article paru en 1860)
Publié le lundi 18 janvier 2010, par LA RÉDACTION
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Il existe une coutume funèbre au sein de l’Église grecque, et qui est pratiquée dans l’empire de Russie : c’est un bandeau qui couronne le front du défunt et de la formule d’absolution que le pope lit sur le mort après le service des funérailles ; il la dépose ensuite dans la main du défunt, afin qu’il l’emporte avec lui dans la tombe. Un usage entièrement semblable existait il y a sept ou huit siècles dans toute l’Eglise latine, qui, très probablement, l’avait emprunté à celle de l’Orient. Nous avons rencontré plusieurs preuves écrites ou monumentales qui démontrent l’existence de cette coutume en France et en Angleterre pendant le onzième et le douzième siècle. Nous reproduisons ici quelques-unes de nos croix françaises.

La première fois, dit M. l’abbé Cochet, que nous avons eu connaissance d’une coutume si extraordinaire et pourtant si répandue chez nos vieux normands, ce fut en 1842 dans le cimetière de Bouteilles, ancienne paroisse située entre Dieppe et Arques. Des ouvriers étaient alors occupés à tracer, à travers l’église démolie, le chemin de grande communication n°1 qui conduit de Dieppe à Neufchâtel.

Croix d'absolution des onzième et douzième siècles, trouvées, en 1857, à Bouteilles, entre Dieppe et Arques

Croix d’absolution des onzième et douzième siècles,
trouvées, en 1857, à Bouteilles, entre Dieppe et Arques

Leurs pioches rencontrèrent d’anciens tombeaux faits en dalles de moellon avec entaille pour la tête. Sur la poitrine des défunts qui remplissaient ces sarcophages, on recueillit quatre croix en plomb qui affectaient la forme d’une croix de Malte.

Sur ces croix avaient été tracées, à l’aide d’un instrument aigu, des formules d’absolution encore parfaitement lisibles. Les caractères étaient ceux du onzième et du douzième siècle de notre ère. Les formules n’étaient autres que celles que l’on retrouve dans nos manuels et rituels de Rouen, aussi bien dans ceux d’autrefois que dans ceux d’aujourd’hui. Voici le texte d’une des absolutions de Bouteilles ; les autres s’en rapprochent entièrement, à quelques modifications près :

Croix d’absolution des onzième et douzième siècles,
trouvées, en 1857, à Bouteilles, entre Dieppe et Arques

« Prions Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui a dit à ses disciples : Tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel ; ayant bien voulu, malgré notre indignité, nous admettre au nombre de ses ministres, que lui-même, Emmeline, vous absolve, par notre ministère, de tous les péchés que vous avez commis par pensée, par parole, par action et par omission ; et qu’après vous avoir absoute de toutes vos fautes, il daigne vous introduire au royaume des cieux, lui qui, étant Dieu, vit et règne dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. »

Cette découverte, aussi curieuse qu’inattendue m’inspira la pensée de rechercher dans l’église détruite et dans le cimetière sécularisé de Bouteilles des monuments analogues. J’y pratique quatre fouilles successives pendant les années 1855, 1856 et 1857. Dans ces quatre campagnes, je découvris onze croix nouvelles, ce qui porte à quinze le nombre total de celles qui sont sorties de cette petite localité. Quatre de ces croix ont été déposées à la Bibliothèque de Dieppe, une est à Caen, au Musée de la Société des antiquaires de Normandie, et les dix autres sont à Rouen, dans le Musée départemental des antiquités.

Toutes ces croix sont en plomb et portent des caractères tracés a la pointe. Treize sur quinze nous offrent des formules d’absolution, accompagnées parfois d’oraison pour les morts. Une seule ne montre qu’une oraison, et une dernière enfin a donné avec l’absolution le Confiteor ou la confession qui la précède. La coupe des croix, la forme des prières et les caractères de l’écriture, reportent ces petits monuments au onzième ou au douzième siècle de l’ère chrétienne. Le type de la croix grecque appartient surtout à cette époque : on la retrouve partout, sur les monnaies, sur les vitraux, sur les manuscrits, sur les croix de consécration et sur les croix de cimetière. A Bouteilles même est une vieille croix de pierre, dite de la Moinerie, qui a la forme d’une croix de Malte et qui doit remonter au douzième siècle.

Ces croix ont été recueillies sur le sein même des défunts, qui, avec leurs bras croisés, les pressaient sur leur poitrine. Dans leur foi simple et robuste, ces pauvres gens pressaient sur leur coeur cette dernière prière, comme leur suprême consolation dans cette vie et leur plus chère espérance en l’autre. Dans la pensée de nos pères, et même dans celle des Grecs d’aujourd’hui, cette croix était un passeport assuré pour aller de cette vie dans un monde meilleur. Nous croyons que si nous n’avons pas trouvé plus d’absolutions de ce genre à Bouteilles ou ailleurs, cela vient de ce qu’elles étaient écrites sur du bois, du papier ou du parchemin, comme cela se pratique tous les jours en Russie. La terre aura détruit ces substances.

Un seul village de Normandie autre que celui de Bouteilles nous a donné une croix d’absolution analogue : c’est le hameau de Quiberville-sur-Mer, canton d’Offranville, où une croix de plomb a été recueillie en 1846. Mais nous ne doutons pas que l’on n’en trouve ailleurs si l’on fait des recherches sérieuses et bien dirigées. Dans le reste de la France, il n’en a jusqu’ici été révélé de semblables qu’à Angers et à Périgueux. À Saint-Front de Périgueux, l’absolution qui était très lisible portait la date de 1070, et à Saint-Aubin d’Angers on a lu la date de 1136 ; toutefois on ne parle pas d’absolution.

La règle monastique donnée par le célèbre Lanfranc stipulait que chaque frère mourant devait avoir sur sa poitrine une formule d’absolution que chacun venait lire à son tour. Saint Jean Gualbert, le fondateur de Vallombreuse, mort en 1073, emporta avec lui une profession de foi écrite ; Maurice de Sully, évêque de Paris, décédé en 1201, avait sur sa poitrine un acte d’espérance en la résurrection.

Citons deux faits populaires se rapportant aux onzième et douzième siècles, et montrant combien la pratique qui nous occupe était passée dans les moeurs de cette époque. Le premier fait est tiré des Miracles de saint Benoît, traité écrit au onzième siècle, par André Fleury, moine de Saint-Benoît sur Loire. On y voit qu’un homme du diocèse de Troyes, qui avait volé l’abbaye, fut rejeté de la terre par trois fois consécutives, jusqu’à ce que sa femme eût restitué ce qu’il avait pris et qu’elle eût placé une cédule d’absolution sur la poitrine du défunt.

Enfin, il est encore dans l’histoire monastique un événement qui se rapporte à trois personnages dont le nom a traversé les siècles. Mabillon raconte dans ses Annales de l’ordre de Saint-Benoît qu’après la mort d’Abélard, arrivée en 1142, Héloïse écrivit à Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, pour obtenir de lui une formule d’absolution qu’elle pût déposer sur la tombe du célèbre théologien.

L’absolution fut gracieusement accordée, et voici en quels termes elle était conçue, toujours d’après Mabillon : « Absolution de Pierre Abaëlard : Moi Pierre, abbé de Cluny, qui ai reçu Abaëlard parmi les religieux de mon ordre, et qui ai accordé à Héloïse, abbesse du Paraclet, et à ses religieuses le corps du défunt qui leur a été remis secrètement, de l’autorité du Dieu tout-puissant et de tous les saints, j’absous Abaëlard de tous ses péchés. » Un vieil auteur bénédictin dit que cette formule fut placée sur le corps d’Abélard.

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