LA FRANCE PITTORESQUE
Mont Saint-Michel, baie
de Cancale (Manche et Ille-et-Vilaine)
(D’après un article paru en 1833)
Publié le samedi 16 janvier 2010, par LA RÉDACTION
Imprimer cet article

Un des points les plus intéressants du littoral de la France est la baie de Cancale, situé à la limite des départements de la Manche et d’Ille-et-Vilaine. L’historien, l’antiquaire, le naturaliste, y trouvent le sujet de nombreuses études ; le commerçant y recueille de grandes richesses ; la mer y présente des phénomènes peut-être plus variés qu’en aucun autre point de notre territoire maritime, et l’amateur des bonnes huîtres n’en prononce le nom qu’avec respect.

Le mont Saint-Michel

Le mont Saint-Michel

Granville est au nord de la baie, et Saint-Malo à l’ouest ; le fond n’est qu’une vaste plaine de sables comprenant environ dix lieues carrées de superficie, qui chaque jour sont deux fois couvertes par la mer, et deux fois par elle abandonnées. C’est dans cette espèce d’entonnoir, dont le mont Saint-Michel occupe l’extrémité, que les phénomènes du flux et reflux sont les plus curieux et les plus imposants.

La disposition particulière des côtes, celle des bancs, des plateaux de roches et des îles nombreuses qui s’étendent dans le nord jusqu’à la pointe de la Hague, exercent sur la grandeur des marées une telle influence, que les eaux s’y élèvent à une hauteur plus que double de celle des autres points de France. Tandis que la mer ne monte guère qu’à 21 pieds à Cherbourg et à 24 pieds dans le port de Brest, elle atteint à Granville jusqu’à 45 pieds.

Qu’on se figure cette énorme masse d’eau, au moment où le flot arrive, s’élançant dans le fond de la baie, vers le mont Saint-Michel, qui, au moment de la mer basse, en est éloigné de deux lieues, et qui bientôt n’est plus qu’une île entourée de toutes parts de vagues agitées. La rapidité de la mer est telle, dans les grandes marées d’équinoxe, que le cheval le plus agile serait bientôt dépassé sue ce terrain sablonneux et mouvant. Heureusement, les heures exactes de la marée étant bien connues d’avance, on peut, sans craindre d’être envahi, aller explorer les plages qu’elle laisse à découvert.

Bon nombre de gens n’y font faute, et on voit les femmes et les enfants cherchant des chevrettes et des coquillages, tandis que les hommes, munis de filets, entrent dans l’eau jusqu’à mi-corps, suivent la mer pendant qu’elle se retire, et capturent des soles et d’autres poissons. Le retour de la mer n’est pas le seul danger que les imprudents aient à redouter : ils en rencontrent un plus imminent dans la mobilité des sables fins et légers qui constituent cette grève.

Tous ceux de nos lecteurs qui ont lu les Oeuvres de Walter Scott, et qui connaissent la Fiancée Lammermoor, se rappellent sans doute avec quelle émotion inquiète ils ont suivi le sire de Ravensten dirigeant sa course vers les sables mouvants ; sans doute ils ont aussi partagé la douleur du bon Caleb, lorsque, cheval et cavalier, tout disparut dans le sein de cette plage, trop fluide pour supporter les pas de l’homme. De même, au milieu des grèves qui environnent le mont Saint-Michel, sont disséminées des fondrières dangereuses qui ont reçu dans le pays le nom de lises ; le curieux doit se faire accompagner par des guides habiles, car un œil peu exercé ne sait point reconnaître le sol ferme et solide de celui qui engloutit tout ce qui vient à peser sur sa surface.

On assure que, vers la fin du XVIIIe siècle, un bâtiment échoué sur cette grève s’est enfoncé si profondément, que tout a disparu, jusqu’au sommet des mâts, et qu’en 1780, le propriétaire de ce bâtiment ayant fait tailler en cône une pierre du poids de 300 livres, et l’ayant fait poser la pointe en bas sur le sable, elle s’enterra si bien dans l’espace d’une nuit, qu’on ne put même retrouver le bout d’une corde de 40 pieds qu’on y avait attachée.

Ces lises se rencontrent plus particulièrement au voisinage des ruisseaux qui traversent cette vaste grève ; on peut en former artificiellement en piétinant pendant quelque temps sur le sable, qui se transforme alors en une espèce de bouillie gélatineuse : si l’on restait immobile pendant quelques minutes à la même place, on y enfoncerait. Dans le cas où l’on se trouverait engagé sur une lise, il faudrait la traverser avec le plus de rapidité possible, évitant de suivre les pas de ceux qui auraient précédé ; si néanmoins on se sentait engouffré, le meilleur procédé pour se dégager consisterait à s’étendre sur le sol et à se rouler jusqu’à ce qu’on s’en soit éloigné. Lorsque, malgré toutes les précautions, une charrette, un attelage ou des voyageurs se sont enlisés, on étend autour de la lise de la paille, des planches ; l’on piétine dessus avec ardeur, et il arrive quelquefois que l’on parvient à dégager ainsi les corps engloutis.

Le mont Saint-Michel. Vue prise du côté de l'est.

Le mont Saint-Michel. Vue
prise du côté de l’est.

C’est au fond de ces vastes grèves qu’est situé, comme nous l’avons déjà dit, le mont Saint-Michel. Une masse granitique s’élance à 180 pieds, et sert de base à un développement prodigieux d’édifices : longues murailles, tours élevées, modestes maisons, château-fort, monastère gothique, clocher, toutes ces constructions échelonnées, atteignent une telle hauteur, que, du niveau de la plage au sommet du clocher, l’œil étonné mesure 400 pieds.

Sous l’ancienne monarchie, c’était au mont Saint-Michel que l’on renfermait les grands coupables de lèse-majesté ou de sacrilège. Il existait dans l’intérieur une cage de fer qui acquit une triste célébrité, et dans laquelle les prisonniers étaient exposés aux plus horribles souffrances ; plus tard cette cage fut remplacée par une cage en bois, formée d’énormes solives placées à trois pouces les unes des autres. A l’époque de la Révolution, sous la terreur, on enferma dans ce cloître trois cents prêtres qui n’avaient pu être déportés à cause de leur vieillesse ou de leurs infirmités. L’abbaye, l’église et le château-fort servent encore aujourd’hui de maison centrale de réclusion. Des ateliers ont été établis dans l’intérieur pour les nombreux prisonniers qui y sont envoyés des différentes parties de France. On y trouve maintenant tout à la fois les prisonniers politiques et les prisonniers pour délits et crimes ordinaires. La fondation des ateliers remonte à 1802. Les deux tiers du produit du travail appartiennent aux détenus.

Un témoin oculaire a donné la description des édifices situés sur le rocher, tels qu’on les voit aujourd’hui. On arrive sur le plateau du mont Saint-Michel par une première porte d’entrée, où l’on remarque deux vieilles pièces de canon prises sur les Anglais, lors du siège que le Mont soutint en 1423. Cette porte s’ouvre sur une cour où se voit un corps-de-garde. Après avoir franchi encore deux autres portes, on traverse une rue dans laquelle sont établies quelques auberges. Sur les remparts plusieurs escaliers conduisent à la porte du château même, flanqué de deux tourelles construites en pierres de granit.

Au milieu du véritable labyrinthe de pierres où l’on pénètre, on remarque les souterrains, les caves, les magasins à poudre et à boulets ; l’immense voûte où l’on a placé la machine au moyen de laquelle on hisse les provisions le long d’une muraille de 70 pieds de hauteur ; les oubliettes, affreux cachots nommés les in pace ; la voûte aux trappes sur les oubliettes, et les vastes souterrains de Montgomery et du Réfectoire, qui règnent dans une longueur de 200 pieds sur 18 d’élévation. Le monastère, qui couronne le sommet, fut fondé en 708, et reconstruit entièrement en 1022.

On remarque l’église, qui est d’une rare beauté, et les piliers souterrains qui en supportent une partie ; la longueur de l’église est de 170 pieds, son élévation sous voûte est de 68, et sa plus grande largeur est de 150. Dans cette église on montre surtout la chapelle Saint-Sauveur, où étaient renfermés les reliques, le trésor, le grand tableau de saint Michel, sa statue couverte de feuilles d’or, et en face de l’autel, le vaste écusson contenant le nom et les armoiries des braves qui, en 1423, repoussèrent les Anglais.

L’abbaye fut pendant longtemps le rendez-vous religieux d’un pèlerinage très zélé. Louis XI y institua, en 1469, l’ordre de Saint-Michel.

Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

Imprimer cet article

LA FRANCE PITTORESQUE