LA FRANCE PITTORESQUE
28 août 1590 : mort du poète savant
Guillaume du Bartas
(D’après « La vie et les oeuvres de Du Bartas. Thèse présentée
à la Faculté des lettres de Paris » (par Georges Pellissier), paru en 1883)
Publié le lundi 28 août 2023, par Redaction
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Astronomie, médecine, mathématiques, histoire naturelle, physique, histoire sacrée et profane : Guillaume du Bartas étudia tout et approfondit tout, manquant de calme et de tranquillité pour se consacrer pleinement à la poésie mais laissant une oeuvre en harmonie intime avec son existence
 

Guillaume de Saluste, seigneur du Bartas, naquit en 1544, et prit le nom d’une petite terre depuis longtemps possédée par ses ancêtres ; mais le lieu de sa naissance est Montfort (Gers), bourg situé à quelque distance du Bartas (2). Monfort, « ferme assis sur le front d’un rocher », explique Pierre de Brach, est une petite ville située près d’Auch : du Bartas nous rappellera bien des fois qu’il est originaire de la Gascogne.

Ce n’est pas là un hasard de la naissance, puisque sa famille comptait parmi les plus anciennes du pays. Son père, nous apprend Colletet, y exerçait une charge de trésorier de France. Lui-même, à part le court séjour qu’il fit en Angleterre et en Écosse, passa toute sa vie dans la province. Il est bien, par ses qualités et par ses défauts, de cette Gascogne qu’il a chantée avec amour, si féconde non pas seulement, comme il le dit, « en soldats, bleds et vins », mais aussi en poètes et en orateurs.

C’est au Bartas que se passèrent les jeunes années du poète. Si l’on se reporte au testament du poète (Revue d’Aquitaine, 1864), on voit que dans les dépendances du manoir se trouvaient « des méteries, des moulins, des preds et des bois. » À ces lieux qui inspirèrent sans doute ses premiers vers, rien ne manque, depuis le bois de haut fustage (paulum silvae) jusqu’à la belle fontaine d’eau vive (jugis aquae fons) ; des lieux charmants auxquels Guillaume du Bartas fut en partie redevable d’avoir aimé la nature et qui lui fournirent ses plus belles images.

Guillaume de Salluste, seigneur du Bartas. Gravure de Nicolas de Larmessin 1632-1694)

Guillaume de Salluste, seigneur du Bartas. Gravure de Nicolas de Larmessin 1632-1694)

L’ouvrage qui contribua le plus à rendre son nom célèbre est le poème intitulé Première Semaine ou Création du monde, en sept livres, qui fut suivi de la Seconde Semaine ou l’Enfance du monde. De la fenêtre du château où fut écrite sa Semaine, il avait pu entendre les chants de ces deux rossignols dont il a célébré le poétique duel. Combien de fois, dit-il lui-même dans le Cinquième jour de la Première Semaine,

O Dieu, combien de fois sous les feuillus rameaux
Et des chesnes ombreux et des ombreux ormeaux,
J’ay tasché marier mes chansons immortelles
Aux plus mignards refrains de leurs chansons plus belles !

S’il est des poètes qui ont chanté la campagne sans la connaître, du Bartas la connut dès ses premiers ans, et l’aima dès qu’il la connut. « Le père de du Bartas, voyant les lumières d’esprit qui dès sa jeunesse éclataient naturellement en lui, le destina d’abord à l’étude des belles-lettres, où, selon son désir, ce futur ornement de la France s’employa si heureusement et avec tant d’assiduité qu’il se rendit enfin, par ses longues veilles, un des savants hommes de son siècle », rapporte Colletet.

Nous n’avons pas de renseignements précis sur les premières études du poète ; mais il est facile de voir, par ses œuvres, qu’il reçut une de ces fortes éducations dont les grands écrivains du XVIe siècle nous offrent de nombreux exemples. Plus heureux que Ronsard, il ne dissipa point les années de sa jeunesse dans une existence fatigante et stérile. Celui-ci sut combler plus tard, grâce à un travail opiniâtre, les lacunes de son instruction première : quant à du Bartas, il fut, dès son enfance, initié aux lettres profanes et sacrées.

« Ayant joint l’art et la nature, il joignit la connaissance des sciences à l’intelligence des langues mortes et vivantes », explique Colletet. La manière dont il parle de l’hébreu en plusieurs passages de ses œuvres, notamment dans le chant de la Seconde Semaine qui a pour titre Babylone, a fait justement supposer qu’il connaissait cette langue. Ses nombreuses imitations des poètes grecs et latins, sans compter tout ce qu’il emprunte aux historiens, aux philosophes, aux érudits de l’antiquité, montrent assez combien il était versé dans les lettres classiques.

On doit penser qu’il connaissait l’anglais, puisque Henri de Navarre le choisit pour accomplir au delà de la Manche une délicate mission ; l’allemand ne pouvait pas lui être étranger, s’il est vrai qu’il fut aussi envoyé comme négociateur de l’autre côté du Rhin ; dans tous les cas, il s’autorise plusieurs fois de cette langue pour défendre certaines particularités de son élocution.

Quant aux arts et aux sciences, son instruction n’est pas moins étendue ni moins solide ; les œuvres mêmes du poète en font foi : c’est toute une encyclopédie que renferment les deux Semaines. Sans parler du dessin, qu’il cultivait avec succès, si nous en croyons les Lettres de divers points de sciences de d’Aubigné, sans excepter la musique, dont certains passages de son dernier poème montrent bien qu’il possédait au moins la théorie, il n’est aucun domaine de la science contemporaine qu’il n’ait parcouru dans tous les sens : astronomie, médecine, mathématiques, histoire naturelle, physique, histoire sacrée et profane, il a tout étudié et tout approfondi. Le poète en souffre, il est vrai, trop souvent ; cette vaste érudition est parfois bien lourde et bien pédantesque, mais n’est-ce pas là un défaut du temps ?

Sa première jeunesse se passa tout entière livrée à ces graves études, au sein de la retraite, dans les habitudes vertueuses et simples de la vie champêtre, où il devait cueillir les plus belles fleurs de sa poésie ; elle n’eut rien de semblable à celle de son coreligionnaire d’Aubigné. Ce dernier s’abandonna tout jeune à bien des licences et porta jusque dans les plaisirs et les débauches la fougue naturelle de son tempérament indompté : sans doute, quels que fussent les excès où il se laissait entraîner, il conserva toujours, même dans les dérèglements de son adolescence, un coin de puritanisme et un fond de moralité vigoureuse ; mais il associa longtemps les dissipations les plus effrénées à la ferveur religieuse, et l’âge seul finit par contenir ses passions.

Du Bartas, au contraire, grandit sous une discipline ferme et austère : et si, comme Brach et d’Aubigné lui-même nous l’apprennent, il ne fut point étranger aux ardeurs et aux plaisirs de la jeunesse, on peut affirmer qu’il ne connut jamais les déportements où le futur auteur des Tragiques passa la première partie de son existence.

Nous n’avons que peu de renseignements sur la vie du poète. Quant à ses œuvres, du Bartas n’y parle que fort peu de lui-même, et sa personnalité ne s’y marque guère que par le souffle d’enthousiasme qui les anime et leur caractère d’élévation morale.

Avec l’étude, qui absorba sans doute la plus grande partie de sa vie, les camps et la diplomatie y ont le principal rôle. Rien ne prouve que du Bartas ait participé aux premières guerres de religion. La Monnaie a même prétendu qu’il n’avait jamais porté les armes ; ce qui peut expliquer une erreur aussi flagrante, c’est l’aversion que manifeste si souvent le poète pour ces luttes fratricides dont il s’indignait à la fois comme chrétien et comme Français. Quoi qu’il en soit, nous ne trouvons aucune indication qui nous autorise à lui donner une part quelconque dans les guerres civiles avant le règne de Henri III. Il peut même, en 1574, adresser le sonnet suivant à Florimond de Rémond, conseiller au Parlement de Bordeaux :

Mon cher Rémond, qui sais dextrement marier
La lyre de Phœbus aux textes de Scœvole,
Tu t’enquiers si, depuis que j’ay quitté l’escole,
J’ay suyvi le barreau ou bien le train guerrier.
La vente des estats, le mespris coustumier
De la sainte Thémis qui de ça bas s’envole,
L’horreur du fer civil qui nostre France affole,
M’ont fait tant dédaigner l’un et l’autre mestier,
Que loin d’ambition, d’avarice et d’envie,
Je passe oisivement en mon Bartas la vie,
Me contentant du bien par les miens acquesté ;
Mais tel, mon cher Rémond, et nuit et jour se peine
Pour s’immortaliser, dont peut-estre la peine
Ne sert tant au public que mon oisiveté.

Jusque vers l’an 1576, ou peut-être même jusqu’à la guerre des Amoureux, dont le Midi fut le principal théâtre, du Bartas vécut sans doute dans son château, tout entier à l’étude et à la poésie ; c’est ce que nous pouvons conclure du sonnet précédent. Lorsqu’il composa ses premiers vers, il n’était pas encore « en l’avril de son âge » ; en 1574, il publie le poème de Judith et l’Uranie ; en 1579 paraît la Première Semaine.

À cette dernière date, du Bartas avait dû, depuis quelque temps déjà, prendre part aux guerres de religion. En maint endroit de son poème, il se plaint du malheur des temps, qui ne lui permettent pas de se consacrer entièrement à la poésie. « Comme il vesquit en un temps où souvent le bruit de Mars troubloit le repos et la tranquillité des Muses, parmi les désordres du royaume il se vit contraint de quitter l’agréable séjour de son cabinet pour endosser le harnois à la campagne », écrit Colletet. C’est sans doute au retour d’une de ces expéditions militaires, que Pierre de Brach lui adressa un sonnet pour le mettre en demeure de choisir entre les armes et la poésie, entre « le party d’Apollon » et celui de « Mars » :

Et masse et coutelas appans doncques ici,
Casque, lance, cuirasse, et pistoles aussi,
Prends congé de chevaux, de soldats, de gens d’armes ;
Prends un adieu dernier de cet horrible Mars,
D’enseignes, de tabours, de fifres, d’estendards :
Car, pour suivre Apollon, il faut quitter les armes.

Ce choix entre Mars et Apollon, du Bartas ne put le faire. Il est ballotté de l’un à l’autre, n’ayant jamais devant lui des garanties de calme et de tranquillité qui lui permettent de se consacrer pleinement à la poésie. C’est seulement à la génération suivante que la vie des écrivains deviendra exclusivement littéraire ; dans cet orageux XVIe siècle, ils prennent tous plus ou moins de part aux agitations politiques et religieuses ; le bon Régnier fait seul exception. Les uns, comme Ronsard, défendent avec la plume leur roi ou leur religion ; les autres, comme du Bartas, ont l’épée à la main presque aussi souvent que la plume.

Le château du Bartas à Cologne au XXe siècle (Gers)

Le château du Bartas à Cologne au XXe siècle (Gers)

Cependant, tous les loisirs que lui laissaient les armes, du Bartas les passait dans son château ; et, sans y trouver ce calme profond qui, à une pareille époque, eût bien pu ressembler à de l’égoïsme, il goûtait encore dans cette retraite, souvent troublée, la joie de se livrer avec une tranquillité relative à ses chers travaux. Jamais, pourtant, il ne put achever tout d’une haleine quelque chant de ses deux derniers poèmes. « Il est aisé à voir, dit son commentateur Simon Goulart, que ce grand esprit-là ne s’était point assujetti à suivre tout d’un train le parachèvement de son œuvre, mais qu’il dressait ses desseins selon que son Uranie l’échauffait, se prenant tantôt à une histoire, tantôt à une autre, comme le fragment des Pères et de Jonas nous le monstre. »

On peut croire que cette méthode de composition ne tenait pas seulement au génie du poète ; il faut peut-être le classer parmi ceux qui, selon le mot de la Bruyère, « écrivent par humeur » ; mais les circonstances au milieu desquelles il composait ses poèmes, et les interruptions forcées que lui faisaient subir ses devoirs de soldat, peuvent expliquer aussi ce manque de régularité. Nous le voyons faire effort sur lui-même pour s’abstraire autant que possible des agitations extérieures (Seconde Semaine, La Loy) :

Clairons haut-esclattans, alarmeuses trompettes...,
Soufflez, bruyez, broyez et remplissez nos terres
De vacarmes, d’effrois, de rages, de tonnerres ;
Instrumens de la mort, vous travaillez en vain :
Le cornet à bouquin que je tiens en ma main
Tient toujours le dessus.

Mais le poète a beau dire : les troubles et les malheurs de la France ne laissent pas de le solliciter jusque dans sa retraite, lorsqu’ils ne l’en arrachent pas ; et bien souvent il ne peut se dispenser de ceindre lui-même le baudrier. Dans les jours de répit dont les guerres civiles lui laissent la libre disposition, on dirait que du Bartas veuille réparer par une ardeur infatigable le temps enlevé à ses travaux. Il s’est imposé une tâche, et il montre pour l’accomplir une persévérance que rien ne peut décourager. Il est poursuivi par son œuvre, et n’aura jamais de repos tant qu’elle ne sera pas achevée. Le zèle du poète éclate en maint passage de ses poèmes. Tantôt (Première Semaine, chapitre II) il nous montre « celuy que les Muses chérissent »

Faisant avant le jour, d’un fusil affilé
Bluetter le caillou sur le drap my-bruslé ;

tantôt c’est lui-même qu’il représente à sa table de travail, tout épuisé par les veilles (Seconde Semaine, Babylone) :

Traçant ces derniers vers et comme à demi-las
Du labeur attrayant de la sainte Pallas,
Je frappe bien souvent du menton ma poitrine ;
Mes deux yeux, arrosez d’une humeur ambrosine,
Se ferment peu à peu ; je perds le mouvement,
La plume de ma main coule tout bellement.

Et dans un autre passage (Première Semaine, chapitre I) :

Ja desja j’attendoy que l’horloge sonnast
Du jour la dernière heure, et que le soir donnast
Relasche à mes travaux ; mais à peine ay-je encore
Dessus mon horizon vu paraistre l’Aurore,
Mon labeur croist toujours.

Cette ardeur n’est pas seulement celle du poète : du Bartas se considère comme une sorte de missionnaire et d’apôtre ; en lui le chantre et le moraliste chrétien ne font qu’un ; et voilà pourquoi (Seconde Semaine, Babylone)

...le tan sacré sainct de l’amour qui l’enflamme
Ne peut mesme en dormant laisser dormir son âme.

Cependant, malgré tout son dévouement à une tâche qu’il regardait comme sacrée, il ne faut pas isoler l’auteur des Semaines dans ses graves travaux si l’on veut se faire une idée de sa vie au manoir du Bartas, quand les troubles de son pays lui permettaient d’y trouver pour quelque temps le calme et la paix. Il connaissait d’autres devoirs que ceux du poète. Pour nous représenter son existence toute patriarcale et dont la gravité débonnaire contraste si vivement avec les mœurs habituelles des autres poètes ses contemporains, nous devons y associer sa femme et ses enfants, ses domestiques eux-mêmes et tout son entourage.

La date de son mariage n’est pas exactement connue ; mais nous voyons dans son testament que sa fille aînée, Anne de Saluste, devait jouir de tous les biens laissés par lui à sa deuxième fille, Jeanne, jusqu’à ce que « ladite Jeanne eût atteint l’âge de treize ans » ; Anne avait donc atteint dès lors et probablement dépassé cet âge ; or, comme le testament est daté de 1587, il faut porter le mariage du poète aux environs de l’année 1572 : il avait alors 28 ans. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il était marié depuis quelque temps déjà en 1576. Dans le recueil de poésies publié par Pierre de Brach, à Bordeaux, cette même année, un sonnet adressé à du Bartas fait mention de sa femme :

Puisque le saint désir de voir ta femme aimée
Te force malgré toi d’avancer ton retour.

Catherine de Manas ou d’Homs existait encore en 1587, lorsque du Bartas écrivait son testament ; mais il ne tarda pas à la perdre, si, comme le pense Goujet, c’est à sa mort qu’il fait allusion dans la Seconde Semaine, au commencement du second jour. La question n’a pas d’ailleurs pour nous un grand intérêt ; ce qui nous importe davantage, c’est la vie domestique du poète ; et, sur ce point, l’on peut affirmer que, si nous étions à même d’en retracer le tableau, ce serait celui d’une union fondée sur les sentiments les plus doux et les plus graves d’amour, de confiance et de mutuelle estime. Lui-même nous montre en maints passages de ses œuvres quelle haute et religieuse idée il se faisait du mariage (voir notamment le chapitre IV de Judith).

Du Bartas eut plusieurs enfants ; mais ce ne furent que des filles. Dans une épitaphe composée en son honneur, mention est faite de deux fils que Catherine d’Homs lui aurait donnés :

Ça bas laissa ses os, sa vie à son ouvrage,
Son nom à ses deux fils et sa gloire aux François.

Le testament du poète suffit pour dissiper cette erreur longtemps accréditée, puisque ses filles héritent de tous les biens qu’il laisse ; et d’ailleurs, c’est son gendre qui prend après lui le nom de Bartas et qui lui succède comme gentilhomme de la Chambre. Nous y voyons que du Bartas avait quatre filles : Anne de Saluste, Jeanne, Isabeau et Marie, les deux dernières ayant sans doute pour marraines deux sœurs du poète, dont le même document nous indique les noms. Dans un endroit de la Seconde Semaine, l’auteur parle du « soin de ses enfants » ; on peut lire dans le poème de Judith tout le passage où il nous montre Mérari élevant sa fille, si l’on veut se faire une juste idée de ce qu’il entendait par là.

Première Semaine ou Création du monde, par Guillaume du Bartas

Première Semaine ou Création du monde,
par Guillaume du Bartas

Parmi les poètes, il en est qui semblent en dehors des lois ordinaires ; souvent ils doivent à leurs égarements mêmes leurs plus belles inspirations : aussi la postérité est-elle indulgente pour eux ; les yeux fixés sur leurs œuvres, elle oublie les dérèglements de l’homme pour ne plus se rappeler que le génie du poète. Avec toute la vivacité d’une imagination sujette à bien des écarts, du Bartas, nous l’avons déjà dit, ne connut jamais, même dans sa jeunesse, la vie licencieuse dont tant de poètes lui donnaient l’exemple. Il fut dans tout le cours de son existence un modèle de simplicité et de rondeur : « Loué comme homme rond », dit-il en parlant de lui-même.

Il serait facile de multiplier les citations qui ont trait à sa droiture, à sa bonhomie, à son éloignement pour toute affectation et pour toute prétention. Dans ses vers, il se prend parfois, comme la plupart des poètes, à célébrer sa propre gloire avec peu de réserve : mais cet orgueil candide et d’ailleurs bien excusable, il ne l’a jamais eu en prose. « Malgré sa grande réputation, dit de Thou, il parlait toujours avec beaucoup de modestie de lui-même et de ses vers » ; « il mettait sa Semaine mille pas après la Franciade » ; et, quand il présenta son œuvre à d’Aubigné, celui-ci « eut peine à lui donner bonne opinion de sa besogne ».

Du Bartas possédait d’assez grands biens, si nous en jugeons par ses legs : ce sont, outre le château du Bartas, une maison avec jardin à Monfort, la même peut-être où il était né, le bien du Milair, les prés de Labriffe, des droits seigneuriaux avec métairie et dépendances au lieu d’Homs, la salle du Merlet, la métairie de la Marche, celles de Cornoueilhac, Nougues et Maupeau, etc. Il devait sans doute faire un digne usage de sa fortune : dans son testament, il donne 50 écus d’or aux pauvres de Cologne, Montfort et Mauvezin ; il déclare vouloir que, le jour de sa sépulture, on habille dix pauvres de Montfort, dix de Cologne, dix de Mauvezin, deux de Barcelonnette, deux de Grilhon et deux d’Homs ; on le voit songer au sort de ses valets, laisser aux uns une petite somme d’argent, assurer à d’autres leur nourriture tant qu’ils vivront. Ces legs du poète s’accordent avec ce que nous connaissons déjà de son caractère : ils répondent sans nul doute à l’emploi qu’il avait fait pendant sa vie de biens considérables.

Si cette existence retirée ne nuisit pas à l’homme, elle fut sans nul doute fâcheuse pour le poète. Le séjour de Paris aurait assurément épuré son goût et sa langue ; et nous trouverions chez lui en moins grand nombre ces traits d’esprit alambiqués, et surtout ces façons de parler triviales et basses qui font tache dans ses ouvrages. Mais du Bartas « aima si fort la solitude, qu’il la préféra au bruit et au tumulte de la cour comme à l’attachement des grands, dont il eût pu espérer de grandes récompenses ». Cependant, il ne se dissimulait pas quel profit il aurait tiré de relations suivies avec les esprits cultivés et polis, avec les poètes qui donnaient alors le ton. « Il se plaignait souvent, écrit de Thou, que l’éloignement de son pays et les conjonctures où il se trouvait ne lui eussent pas permis de consulter les gens d’esprit et de goût, et de qui il aurait pu apprendre à connaître ses défauts et les moyens de les réparer. Il avait résolu de s’en dédommager par un voyage qu’il voulait faire à Paris aussitôt que nos troubles seraient apaisés ».

Fervent huguenot, ami du roi de Navarre, le poète, malgré son désir de s’adonner tout entier à l’étude et à la poésie, ne manqua point à ses devoirs envers Dieu et son prince. Nous savons déjà qu’il prit part aux guerres religieuses. Mais le futur Henri IV trouva aussi en lui un habile négociateur, et l’employa bien des fois à des missions de confiance. Le brave capitaine, le poète enthousiaste et exubérant était, semble-t-il, doublé d’un diplomate ; c’était du moins l’opinion de son maître, qui se connaissait en hommes.

Dès 1586, le roi de Navarre avait assez apprécié ses talents diplomatiques pour lui confier des missions considérables et délicates ; sa renommée d’habile politique fut bientôt solidement établie ; à en croire Colletet, « la Cour le considérait comme un grand homme d’État ». Sainte-Beuve suppose qu’il aurait été au nombre des envoyés que le roi de Navarre dépêcha en Allemagne dans le courant de l’année 1586, pour hâter la marche de secours promis et pour dissiper les bruits de trêve qu’on avait fait courir. Mais nous n’avons trouvé aucune trace de cette ambassade.

Seconde Semaine ou l'Enfance du monde, par Guillaume du Bartas

Seconde Semaine ou l’Enfance du monde,
par Guillaume du Bartas

Pour ses missions en Angleterre et en Écosse, les documents ne manquent pas. Il débarqua à Londres, accompagné par Henri de Sponde, qui lui servait sans doute de secrétaire, en mai 1587, et resta en Angleterre jusqu’à la fin de juin. Nous voyons, dans une missive de l’ambassadeur Courcelle, qu’une des charges du poète était « de faire tous bons offices pour la royne d’Angleterre ». On sait d’ailleurs qu’il eut des relations personnelles avec Élisabeth. Mais la grande affaire du négociateur était en Ecosse. Il y débarqua à la fin de juin. « L’occasion principale de sa venue, écrit l’ambassadeur de France à la Cour de Londres, M. de l’Aubespine-Châteauneuf, est pour le faire passer en Écosse vers le roy qui jà par plusieurs foys l’avoit demandé au roy de Navarre, pour estre ledit roy d’Ecosse si amoureux des œuvres dudit Bartas, qu’il en a tourné la plus grande part en vers escossois et a dit souvent que, s’il avoit ledit du Bartas près de soy, il s’estimeroit le plus heureux prince du monde ».

Quelle était la mission dont Henri de Navarre avait chargé son envoyé ? Il eut vraisemblablement à s’occuper des négociations relatives au mariage de Jacques avec la sœur du Béarnais. Mais il y avait encore autre chose : l’ambassadeur de Courcelle, chargé par Henri III de savoir ce qu’il fallait penser des différents rapports qu’on lui avait faits à ce sujet, répond que l’agent du roi de Navarre était présent à l’audience de Jacques VI et qu’ils ont eu l’air de ne pas se connaître ; que du Bartas doit, avant tout, négocier le mariage du roi d’Écosse avec la sœur du Béarnais ; qu’il est aussi chargé de gagner la reine d’Angleterre, mais « non toutesfoys, ajoute-t-il, sans avoir recherché secours par deçà, s’il l’eust pu obtenir, en faveur du roi de Navarre, ayant promis au laird de Wymes, avant son partement, qu’il seroit plus commode et méneroit à moindres frais cinq cens sauvages de ce royaulme qui pourront de beaucoup plus servir au roy de Navarre que ceux qu’il menoit avec lui ». Nous savons, par la fin de cette lettre, que du Bartas échoua dans ce second objet de sa mission.

Revenu d’Écosse vers la fin de l’année 1587, du Bartas passa dans la maladie et au milieu de tribulations domestiques les trois années qui lui restaient encore à vivre. Il avait déjà eu bien des ennuis, bien des épreuves de toutes sortes ; ses dernières œuvres nous en offrent maintes traces. C’est ainsi que, dans la Seconde Semaine, décrivant les fléaux de l’humanité, il ne peut s’empêcher d’apostropher la fièvre dont il souffrait cruellement depuis plusieurs années (Seconde Semaine, Furies) :

Je te doy bien congnoistre, ô mastine traistresse,
T’ayant dedans mon cœur quatre ans eu pour hostesse ;
Si que je porte encor de tes plus grands efforts
Les marques dedans l’âme et les traces au corps.
Car outre que desjà tu m’as succé, cruelle,
Et des veines le sang et des os la moelle,
Je sens de mon esprit esteinte la vertu.
L’enthousiasme tiède et le fil rabatu,
Et ma mémoire encor cy-devant telle quelle
Semble, ô juste douleur, à l’onde dans laquelle
Un trait est aussi tost effacé que tracé.
Et c’est pourquoy, maugré mon plus soigneux estude,
Mes vers sont devenus fiévreux par habitude,
Vers tantost animez d’une divine ardeur,
Et tantost frissonnans d’une indocte froideur.

Dans un autre passage, il se plaint d’avoir vu glacer, non plus son enthousiasme, mais sa verve poétique (Seconde Semaine, Arche) :

Si vous ne coulez plus ainsi que de coutume
Et sans peine et sans art, ô saincts vers, de ma plume...
Accusez de ce temps l’ingrate cruauté,
Le soin de mes enfants et ma foible santé,
Accusez la douleur de mes pertes nouvelles,
Accusez mes procès, accusez mes tutelles.

Dans son chant sur la victoire d’Ivry, il déplore que les Muses, « chiches de leurs douceurs, laissent son âme à sec. » Par tous ces passages, auxquels nous pourrions en ajouter d’autres, on voit combien les dernières années de son existence furent assombries ; mais il ne nous est pas possible de déterminer au juste quels furent ces soucis dont notre poète se plaint. Il faut nous en tenir à ce qu’il dit, quitte à rester dans le vague.

Si nous pouvons supposer qu’il fait allusion à la mort de sa femme, et peut-être à celle de son frère, Alexandre de Saluste, lorsqu’il se plaint de ses « pertes nouvelles », nous n’avons aucun renseignement sur les tutelles et les procès qu’il allègue. Quant à « l’ingrate cruauté du temps », il faut certainement voir dans ces mots l’expression de la douleur patriotique et chrétienne que lui causent les guerres civiles, dont les fureurs n’ont jamais été plus ardentes.

Du Bartas trouvait d’ailleurs quelque consolation dans ses travaux, toujours troublés, comme il s’en plaint, jamais interrompus. Ce qu’il demande à Dieu — la religion fut de tout temps associée par lui à la poésie —, c’est de pouvoir terminer sans faiblir l’œuvre à laquelle il s’est consacré (Seconde Semaine, Arche) :

...Que je sois tel qu’un fleuve qui, naissant,
D’un stérile rocher goutte à goutte descend ;
Mais tant plus vers Thétis il fuit loin de sa source,
Il augmente ses flots, prend force dans sa course,
Fait rage de choquer, de bruire, d’écumer,
Et dédaigne orgueilleux la grandeur de la mer.

On ne saurait dire que la prière du poète ait été exaucée. Il se trouve pourtant encore de beaux passages dans les chants de sa Seconde Semaine qu’il composa les derniers, et il y a bien de l’éclat et du mouvement dans le Cantique d’Ivry, qui fut, comme on l’a dit, son chant du cygne. Prit-il part à la bataille qu’il chante avec un si fier enthousiasme ? C’est ce que rien ne prouve : les missions diplomatiques de notre poète sont plus connues que ses campagnes. Nous avons vu qu’il joua un rôle actif dans les dernières guerres civiles, tout en les maudissant, et qu’il sut être en même temps fidèle huguenot et bon Français.

Colletet nous apprend qu’il servait, vers la fin de sa vie, sous la conduite du maréchal de Matignon. Celui-ci, ajoute-t-il, « l’aimait pour la bonté de son esprit et pour ses inclinations généreuses. Ce fut dans ce changement de fortune et de vie qu’après avoir rendu des preuves insignes de valeur et de courage, il mourut à la fleur de son âge, dans sa terre natale véritablement, mais au milieu du bruit des trompettes ».

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