LA FRANCE PITTORESQUE
30 avril 1883 : mort du peintre
impressionniste Édouard Manet
(D’après « Le Figaro » du 1er mai 1883)
Publié le dimanche 30 avril 2023, par Redaction
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Appartenant à l’histoire de la peinture dans le dernier tiers du XIXe siècle, Manet eut dès son enfance un goût irrésistible pour l’art, mais éprouva toutes les peines du monde à faire admettre ses tableaux au Salon annuel, avant de prendre la résolution de faire une exposition particulière en 1867
 

Né le 23 janvier 1832, Édouard Manet descend d’une vieille famille de magistrats ; son premier maître fut Thomas Couture ; c’est dans l’atelier de Couture que le jeune peintre se lia avec son camarade Antonin Proust qui, vingt-cinq ans après, étant devenu ministre des Arts, devait donner enfin au peintre si injustement dédaigné, cette croix de la Légion d’honneur, à laquelle Manet tenait tant, et parce qu’il souffrait de ne pouvoir orner sa boutonnière de ce petit bout de ruban rouge et parce qu’il le considérait comme une consécration de son art au point de vue commercial, comme un classement officiel de ses œuvres dans les collections.

Cette question d’argent le tourmentait autant que sa renommée et cela s’explique par cette circonstance atténuante que Manet ne vendait presque rien, qu’il vivait sur son patrimoine qui diminuait toujours et que le peintre n’envisageait pas sans de noires appréhensions sa vieillesse et l’avenir de sa famille. Dans les dernières années, cette préoccupation se faisait jour à travers les éclats de rire de son esprit et les révoltes hautaines de son réel talent souffrant du dédain de la foule.

Photographie d'Édouard Manet (colorisée) vers 1870, par Nadar

Photographie d’Édouard Manet (colorisée) vers 1870, par Nadar

Après avoir quitté l’atelier de Couture, le jeune Manet semblait devoir prendre un vol assuré vers le plus riant avenir ; il revint d’Espagne, le cœur rempli du plus pur enthousiasme pour Velasquez et Goya ; il exposa, dans un cercle artistique de la rue de Choiseul, son fameux Enfant à l’Épée, qui semblait sorti d’une toile de Velasquez au Musée de Madrid ; il avait poussé presque aussi loin que le Maître la science des noirs enveloppés dans une demi-teinte lumineuse ; c’est un superbe morceau de peinture, mais qui ne ressemble en rien à l’art impressionniste dans lequel Manet devait se jeter ensuite quand, vers 1863, il devint le chef de la fameuse école, dite des Batignolles, qui tenait ses assises au café Gerbois, et dont faisaient partie Degas, Claude Monet, Guillemet, Fantin Latour, Sisley, Pissarro, etc.

Jusqu’alors Manet, plein des souvenirs espagnols, avait hésité entre Velasquez et Goya ; de là ses tableaux si connus qui allaient de l’un de ces maîtres à l’autre, ces toréadors, joueurs de guitare espagnols, ces scènes de courses de taureaux, toutes ces pages intéressantes, brossées par un maître peintre d’un tempérament encore peu personnel, mais déjà du plus vif intérêt.

Ce fut la fameuse école des Batignolles qui devait jeter Édouard Manet dans sa voie définitive ; l’école des Batignolles avait son critique spécial, Duranty, et Manet trouva en Émile Zola un défenseur passionné. Au café Gerbois on jugeait que Courbet serait terrassé par Manet. Courbet avait levé l’étendard de la révolte dans ses magnifiques pages si longtemps dédaignées. Mais, si fier que fût l’art de Courbet, cela ne semblait pas encore assez à l’école des Batignolles.

Sans doute, Courbet avait marqué une étape dans l’affranchissement de la tradition académique. Mais ce n’était pas encore assez : ne s’avisait-il pas de modeler le morceau avec sa maîtrise ordinaire, taillant ainsi en plein dans la vie moderne des pages où l’on retrouve les plus belles qualités des grands maîtres acclamés.

C’est bien à tort qu’on confond volontiers Courbet avec les impressionnistes qui l’ont suivi. En dehors du parti pris de puiser les sujets de leurs œuvres dans la vie contemporaine, dans les scènes vues, rien de commun entre eux. Courbet, est un maître peintre et comme tel il s’efforce de modeler, c’est-à-dire de donner à ses personnages le relief de la nature ; il avait de plus que les autres réalistes la puissance de la palette parvenue en quelques pages à sa plus haute expression.

L’École des Batignolles trouvait l’art de Courbet encore trop compliqué, trop voulu ; selon elle, on ne devait voir dans la nature que les grands plans tels qu’ils se présentent quand on cligne des yeux ; de là est sorti le paysage de Claude Monet, qui ressemble, avec une grande justesse souvent, à la nature vue d’un train express, lancé à toute vapeur, et l’art de Manet qui ne rendait que les aspects superficiels tels qu’ils frappent l’œil à première vue c’est ce qu’on appelle dans les termes d’atelier : la tache en peinture.

L'Enfant à l'Épée. Peinture d'Édouard Manet (1861)

L’Enfant à l’Épée. Peinture d’Édouard Manet (1861)

Un exemple pour le profane précisera mieux cette note d’art qu’un cours d’esthétique. Il est certain que la contemplation première de la nature ne produit pour l’œil qu’une succession de taches. Ainsi, en voyant de loin un homme, sa silhouette se découpe soit sombre, soit lumineuse, sur le fond qui l’enveloppe. C’est par exemple une tache claire, la figure, contrastant avec la tache noire des vêtements sur le fond gris clair des constructions parisiennes. Le paysage se présente de la même façon à l’œil ; ce n’est qu’après cette première impression qu’on s’occupe des détails.

Cette étude du détail, cette contemplation amoureuse de la nature, l’École des Batignolles n’en voulait pas entendre parler. Pour elle, l’art tout entier était dans cette impression première et celui qui se hasardait au delà était une vieille perruque. Courbet, lui dont la science réelle fut si longtemps méconnue, n’était au fond pour l’École des Batignolles qu’une transition entre l’art appris et l’art individuellement senti. L’avènement de l’impressionnisme devait couronner l’œuvre.

La première étape de Manet dans cette voie date de 1863. Sa Partie carrée, exposée au premier Salon des refusés devait faire de lui le chef de cet art incomplet mais très intéressant par le principe véritable. Manet devint le dieu du café Gerbois, d’où part la peinture de taches, repoussant toute étude approfondie, se contentant des grands plans plats et affichant son mépris de tous ceux qui persistaient à vouloir modeler un coin quelconque de l’œuvre.

Courbet lui-même en voyant paraître, en 1864, au Salon, l’Olympia de Manet où une femme toute nue, mais plate par l’absence de l’étude, éclate comme une tache blanche à côté d’un chat qui est la tache noire, Courbet lui-même ne put s’accommoder de cet art moderne et s’écria : « C’est plat, ce n’est pas modelé ; on dirait une dame de pique d’un jeu de cartes sortant du bain. » Ce à quoi Manet, toujours prêt à la riposte, répondit : « Courbet nous embête à la fin avec ses modelés ; son idéal à lui c’est une bille de billard ! »

Le mépris de Manet pour ceux qui voyaient autre chose dans la nature que la surface plate des taches ne s’est jamais démenti. Quand il s’est agi de donner la médaille d’honneur à Puvis de Chavannes, qui n’est pourtant pas un académique dans le véritable sens du mot, Manet s’écria en plein Salon : « Jamais je ne voterai pour un homme qui sait modeler un œil ! »

En effet, pour Manet, l’œil n’était qu’une tache noire sur la tache claire de la peau ; ce qui se passait dans cet œil ne le regardait plus ; il se contentait de l’impression superficielle de la nature ; il voulait réduire la peinture à la simplicité des plans ; il apparaît ainsi après Courbet et bien au-dessous de lui, comme une protestation contre la vieille école qui compliquait l’art par des compositions cherchées et une peinture bitumée ; la tâche grise qui est la marque de la jeune école et dont Manet fut un apôtre, est donc venue comme une protestation contre l’abus du bitume et les aspects noirs des œuvres qui représentaient des scènes se passant au grand jour, dans la tonalité que donne l’atelier où la lumière n’entre que par une fenêtre. De là est venue l’école dite du plein air sur laquelle s’appuyait alors toute la jeune peinture française ; les meilleurs parmi les jeunes artistes de l’époque ont pris de la sorte à Manet son principe d’art, mais mieux avisés que lui, ils ont jugé que ce n’était pas là l’art tout entier.

Honoré Daumier, le grand artiste, a admirablement résumé Manet en disant : « Manet me dégoûte de la peinture compliquée de l’école, sans me faire aimer sa peinture à lui. » Par ces mots, le grand dessinateur précisait le rôle du novateur à merveille, en applaudissant au principe sans accepter le résultat qui restait incomplet.

Il est curieux que les deux pages lumineuses dans l’œuvre de Manet, L’Enfant à l’Épée et Le Bon Bock, n’ont rien de commun avec l’art impressionniste dont il voulait être le chef. La première de ces toiles est faite sous l’influence de Velasquez ; la seconde rappelle Franz Hals. Entre l’œuvre de début et celle qui devait donner son seul grand succès au peintre dans sa maturité, que de toiles dédaignées, de pages purement impressionnistes, toujours magnifiques dans une partie, frisant souvent le ridicule dans l’autre, œuvres éternellement incomplètes et clouant l’artiste sur place ; on peut croire que, malgré son air hautain, Manet a beaucoup souffert de cet abandon.

Le Bon Bock. Peinture d'Édouard Manet (1873)

Le Bon Bock. Peinture d’Édouard Manet (1873)

Lorsque, quelques années avant sa mort, les jeunes hommes du jury décidèrent enfin de donner à Manet une seconde médaille pour le mettre hors concours, le peintre en éprouva une joie réelle malgré l’apparent dédain dans lequel il se drapait. Quand, plus tard, Antonin Proust eut le courage de décorer son ami, Manet éprouva peut-être la plus grande satisfaction de sa vie ; mais avec l’âge, les illusions s’étaient envolées. Un de ses amis le félicita chaudement en lui disant : « Eh bien, te voilà enfin arrivé ! Quand Gambetta sera président de la République, tu seras son peintre officiel. » Manet, avec amertume, répondit : « Gambetta ! Il ne sera pas plutôt à l’Élysée qu’il se fera peindre par Bonnat ! »

Édouard Manet s’est souvent plaint de la critique, mais il était autrement acerbe que les journalistes ; à l’appui de ses théories, il avait comme une arme terrible, son esprit réel, toujours prêt à la répartie sanglante ; les mots les plus cruels qui circulaient dans les ateliers étaient de Manet ; lui et Degas étaient les deux artistes contemporains ayant lancé dans la circulation les jugements les plus méchants sur les autres artistes.

Mais Manet avait de plus que son camarade, un autre homme de talent incomplet, l’amabilité personnelle de tout son être, une figure joviale et toujours souriante, une des plus séduisantes têtes d’artiste au teint rose, aux yeux bleus et à la barbe blonde, formant un ensemble de cavalier distingué et bien parisien, lançant la flèche empoisonnée avec grâce. Impossible de se fâcher de ses impertinences dites avec un tel abandon ; ses meilleurs amis n’échappaient pas à sa verve caustique.

Faure lui-même, un des rares amateurs des tableaux de Manet (il possédait les meilleurs) reçut de sa part, en pleine poitrine, une des plus cruelles boutades du peintre. À un moment donné, Faure s’était épris pour l’art précieux, pointillé de l’italien Boldini. Furieux, Manet lui dit : « Cela prouve bien, mon cher Faure, qu’au fond vous ne comprenez rien à la peinture. — Soit, répliqua Faure, mais je me connais toujours en dessin et Boldini dessine mieux que vous ! » Et Manet se redressant : « Mon cher Faure, tout ce qu’on dit n’est pas toujours vrai et la preuve en est qu’il y a cinq minutes, devant moi, un imbécile a prétendu que vous chantez moins bien que Berthelier ! »

Il était, du reste, très difficile de se brouiller avec ce charmant garçon ; chacun l’aimait ; à l’heure où la nouvelle de sa mort prochaine commençait à circuler dans Paris, ce fut une procession chez son concierge ; chacun voulait s’inscrire sur le registre et donner une dernière preuve d’estime à l’artiste. Lui, déjà pris par l’impitoyable gangrène de la jambe, trop faible pour supporter l’amputation, ne se doutait nullement de la gravité de sa situation. L’œil avait conservé son rayonnement dans cette tête livide ; l’énergique peintre du Bon Bock, s’acheminait vers la mort, en faisant des projets pour l’avenir ; sa vieille mère et Mme Manet l’entouraient de toutes leurs tendresses sans se douter, elles aussi, du dénouement prochain que le sculpteur Leenhoff, le beau-frère du peintre, était seul à prévoir.

Depuis deux ans, entre les crises, Manet se remettait toujours à la besogne, quoique depuis Le Bon Bock, il n’eut plus rien produit de saillant. Dans son atelier les toiles s’entassaient, elles étaient toutes là ou à peu près, depuis la fameuse Olympia chantée par Baudelaire, jusqu’à ce portrait de Pertuis et qui, à l’un des derniers Salons, ameuta la foule devant la toile. Dans les moments de trêve que lui laissait la maladie, on retrouvait le spirituel camarade de sa jeunesse. La dernière fois que je fus chez lui, me montrant un portrait achevé que le modèle s’obstinait à refuser, Manet me dit, rapporte le critique d’art Albert Wolff le lendemain de la disparition du peintre : « Ils sont tous les mêmes ! J’ai fait ce portrait gratis ; aussi on n’en veut pas. Désormais je les ferai payer vingt mille francs ; on se les arrachera et j’exigerai dix mille francs d’avances pour être bien sûr qu’on ne me le laissera pas pour compte. » De la sorte il cachait sous une plaisanterie son amertume de ne pas être coté.

Un jour, poursuit Albert Wolff, j’ai analysé sa place dans l’art moderne en disant de Manet qu’il était le poteau indicateur qui montrait à la jeune école la route à prendre ; il s’était beaucoup amusé de ce résumé de sa situation et chaque fois que je le rencontrais, immobile comme un cantonnier, il étendait le bras droit comme pour m’indiquer un chemin.

Chez le père Lathuille. Peinture d'Édouard Manet (1879)

Chez le père Lathuille. Peinture d’Édouard Manet (1879)

Édouard Manet fut un de ceux ayant le plus énergiquement montré à la jeune poussée la route de la vérité dans la nature et de la plus grande simplicité dans la peinture comme choix du sujet et moyen d’exécution ; il a ainsi frayé la route à quelques jeunes hommes de grand talent, et qui, plus que lui, avaient souci des études solides de l’éducation première artistique.

La propre situation de Manet devait toujours se ressentir de cette négligence dédaigneuse de ce qui fait le fond durable de l’artiste. Édouard Manet avait les plus belles aptitudes pour laisser une œuvre durable ; en quelques-unes de ces toiles ces qualités éclatent lumineuses. D’autres fois, rivé par son passé à l’impressionnisme pur quoiqu’il eût quitté ses camarades pour aller au Salon, il semble soucieux de demeurer le chef de ce groupe, en dépassant en excentricité l’école des Batignolles.

À la vérité, depuis qu’il envoyait ses toiles au Salon, Édouard Manet était déchu de son grade de chef d’école ; on l’accusait d’avoir fait des concessions comme Fantin-Latour, comme Guillemet. On peut croire qu’il tenait beaucoup à demeurer le chef de l’école des Batignolles, devenue l’école des impressionnistes et c’est pour cela que dans les derniers temps il exposa au Salon quelques toiles qui, à première vue, semblaient être brossées en cinq minutes pour porter un défi à la foule rebelle, mais qui en réalité, se trouvaient être le résultat d’un labeur des plus pénibles ; le peintre détruisait constamment, en essayant d’aller plus loin, le premier jet de son œuvre qui était toujours remarquable et il ne parvenait plus jamais à ressaisir ce premier résultat fugitif quand il ne s’y était pas arrêté.

Avec Édouard Manet disparaissait une des plus intéressantes personnalités artistiques de ce temps ; les quelques œuvres supérieures, conçues en dehors de toute préoccupation révolutionnaire, sorties de la pure flamme de l’artiste, devaient rester. Manet n’eut pas la satisfaction de voir une de ses toiles au Luxembourg.

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