LA FRANCE PITTORESQUE
18 avril 1803 : mort du mathématicien et député Louis Arbogast, à l’origine de l’adoption du système des poids et mesures
(D’après « La Revue du mois », paru en 1920)
Publié le mardi 18 avril 2023, par Redaction
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Professeur de mathématiques à l’école d’artillerie de Strasbourg, il fut député du Bas-Rhin sous la Convention, contribuant à la promotion du télégraphe de Chappe et à l’adoption du système métrique, cependant qu’il poursuivait ses brillantes recherches sur le calcul des dérivations
 

Louis-François-Antoine Arbogast est né en Alsace, à Mutzig, le 4 octobre 1759. On ne possède pas de renseignements sur les premières années de sa jeunesse, ni sur ses études. On le trouve inscrit comme avocat non plaidant au Conseil souverain d’Alsace, et il paraît résulter d’un de ses mémoires qu’il était en 1787 professeur de mathématiques à Colmar.

La Révolution française le trouva professeur de mathématiques à l’École royale d’artillerie, et de physique au Collège royal de Strasbourg. Nommé directeur du Collège, devenu Collège national, d’avril à octobre 1791, puis recteur de l’Université de Strasbourg, on le voit adhérer en même temps que le maire Dietrich, en octobre 1790, à la Société des Amis de la Constitution.

Louis Arbogast
Louis Arbogast

Ayant vite adopté les idées nouvelles, il prend une part active à la vie politique de son pays. D’abord notable de la commune de Strasbourg, il fut élu, le 26 août 1791, député de Strasbourg à l’Assemblée législative et, aux élections du 2 septembre 1792, fut élu député de Haguenau à la Convention nationale. Il participa aux travaux de ces deux assemblées, particulièrement en ce qui concerne l’Instruction publique et dans toutes les décisions où sa compétence scientifique pouvait être utile.

Nommé en 1794 « instituteur d’Analyse » à l’Ecole Centrale de Paris le 17 frimaire, il déclare d’abord « pour ne pas donner de prise à la calomnie » vouloir garder son siège de représentant. Mais le Comité de Salut public l’invite, le 26 du même mois, à occuper son poste. Chargé en juillet 1795 par le représentant du peuple Jard-Pauvillers de l’organisation de « l’École centrale du Bas-Rhin » qui remplaçait l’Université supprimée, il y accepta une place de professeur de mathématiques et de géométrie, qu’il remplit du 27 juillet 1796 au 7 septembre 1802. Il mourut le 18 avril 1803, peu de temps avant la suppression par Napoléon Ier de cette École, remplacée d’abord par le lycée et aussi par l’Université reconstituée en 1809.

Dans Arbogast, nous voyons un des mélanges les plus heureux de la tradition alsacienne et de l’esprit français. Le nom même d’Arbogast est un nom fréquent en Alsace. Il rappelle aussi le souvenir de saint Arbogast, évêque de Strasbourg, qui vécut sous le règne de Dagobert et dont un couvent de la ville porte le nom.

Arbogast, le mathématicien, lui-même né à Mutzig, ne quitte guère l’Alsace que pour aller à Paris remplir comme député un rôle des plus utiles. C’est à Strasbourg qu’il revient pour y professer à l’École centrale. C’est là aussi qu’il écrit son grand traité sur le Calcul des dérivations, publié en 1800, et c’est là enfin qu’il meurt relativement jeune en 1803. L’Alsace peut donc le revendiquer comme un de ses fils les plus fidèles. Et on voit se refléter chez lui cette éducation si particulière des Alsaciens qui, avec une connaissance très complète des choses d’Allemagne, leur donnait le désir d’en faire bénéficier la France tout entière.

C’est ainsi qu’à la Convention nationale, Arbogast, tout en contribuant à dresser un plan pour l’Instruction publique sur des bases entièrement nouvelles, n’hésite pas à se faire envoyer d’Allemagne et, grâce à sa connaissance de l’allemand, à commenter devant ses collègues, les ouvrages allemands de pédagogie où peuvent se trouver développées des méthodes intéressantes. Cette connaissance de la langue allemande et des publications allemandes donne d’autant plus de poids aux appréciations suivantes qu’on peut lire dans un rapport très intéressant qu’il présente à la Convention nationale au nom du Comité d’Instruction publique, sur la composition des livres élémentaires : « La langue française, qui, de toutes les langues usitées, aujourd’hui est la plus propre aux sciences, parce qu’elle est la plus précise et la plus élégante. »

Du calcul des dérivations, par Louis Arbogast (1800)
Du calcul des dérivations, par Louis Arbogast (1800)

Si Arbogast est Alsacien corps et âme, il n’en est pas moins Français. L’expérience, vécue par lui, du particularisme étroit que la royauté avait laissé subsister dans les diverses provinces françaises et du régime tout différent introduit par la Révolution, ne lui laisse aucun doute. Dans le même rapport, il s’exprime ainsi : « Les lois uniformes pour tous les citoyens ont fait de la France entière une grande famille, l’instruction se rapportant aux lois doit donc être uniforme aussi dans toute l’étendue de la République ».

Avant d’entrer plus en détail dans sa vie politique, il faut bien marquer qu’Arbogast fut un mathématicien de grande valeur. Pendant qu’il était encore professeur à Colmar, et alors qu’il n’était âgé que de 28 ans, il prend part au concours pour un prix proposé en 1787 par l’Académie impériale des sciences de Saint-Pétersbourg, sur une question qui avait déjà provoqué des discussions passionnées entre les plus grands mathématiciens et il gagne le prix. Son mémoire est couronné dans l’Assemblée du 20 novembre 1790 et imprimé à Saint-Pétersbourg par les soins de l’Académie en 1791.

Il envoie ensuite à l’Académie des sciences de Paris au printemps de 1789 un mémoire intitulé Essai sur de nouveaux principes du calcul différentiel et intégral indépendant de la théorie des infiniment petits et de celle des limites. Ce mémoire ne fut pas imprimé ; mais Lagrange en fait mention dans sa Théorie des fonctions analytiques et Lacroix le cite dans le premier volume de son Traité de calcul différentiel et intégral.

Ce sont là ses œuvres de jeunesse. Mais la Révolution survient. Un de ses biographes dit alors : « Malheureusement Arbogast se laissa entraîner hors de sa carrière par la politique ». Mais ses séjours à Paris comme député ne durent que de 1790 à 1795 et lui donnent l’occasion d’entrer en relation avec des mathématiciens comme Monge, comme Laplace, pour lesquels lui-même professe la plus grande admiration et dont la fréquentation n’a pu que lui être profitable. Il dit lui-même dans le rapport déjà cité : « II est reconnu que la France, dans ces derniers temps a surpassé tous ses voisins dans les sciences exactes : aucun empire ne renferme des géomètres aussi profonds, des chimistes qui aient montré autant de justesse et de sagacité, des écrivains aussi élégants ».

Et même dans cette période troublée, il n’abandonne pas l’étude des mathématiques et mûrit dans son esprit le plan de son grand ouvrage de 1800. Il le dit assez clairement lui-même dans la préface de cet ouvrage en parlant du mémoire inédit de 1789 que nous venons de mentionner. « Ce travail me fit faire des réflexions sur les principes de la seconde sorte. J’en vis naître dès lors les premiers germes des idées et des méthodes qui développées et étendues forment la matière du présent ouvrage », et plus loin : « Cet ouvrage est annoncé depuis longtemps et il y a plus longtemps encore que l’impression en est commencée. Elle a été interrompue plusieurs fois par différentes circonstances. » L’ouvrage en question, intitulé Du calcul des dérivations, ayant paru à Strasbourg en 1820, il est assez plausible d’inférer des explications précédentes que c’est en pleine période révolutionnaire, de 1789 à 1795, qu’Arbogast en a jeté les fondements dans son esprit et qu’il a utilisé la période moins agitée de son retour à Strasbourg de 1796 à 1800 comme professeur à l’École Centrale du Bas-Rhin pour le rédiger et faire procéder à l’impression avec les difficultés qu’il signale.

Mémoire d'Arbogast présenté à l'Académie impériale des sciences pour concourir au prix proposé en 1787
Mémoire d’Arbogast présenté à l’Académie impériale des sciences
pour concourir au prix proposé en 1787

Le talent d’Arbogast déjà consacré par le prix que lui avait décerné l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg est définitivement reconnu par l’Académie des sciences de Paris, qui le nomme correspondant le 18 août 1792. Il est nommé membre associé non résident de la section de mathématiques de l’Institut national de France le 28 février 1796 par la Convention et de nouveau membre correspondant lors de la réorganisation en 1803 de l’Institut national par Napoléon Ier.

Suivant l’un de ses biographes, « Arbogast doit être placé parmi les meilleurs géomètres de France ; il réunissait les qualités qui constituent le vrai savant une grande droiture dans le caractère et un caractère noble et bienfaisant ». Que ses écrits aient exercé une influence sensible sur les mathématiciens de son temps, c’est ce que signalent les historiens modernes des mathématiques.

L’aptitude particulière de son esprit explique peut-être en partie son action politique et l’influence qu’il a exercée sur la Convention et surtout dans le Comité de l’Instruction publique. Ses interventions dans ce comité dont il fut deux fois président ont eu dans plusieurs occasions une importance sociale considérable. C’est ainsi qu’il contribua avec Lakanal et Daunou à faire accepter le télégraphe Chappe qui jusqu’à l’invention du télégraphe électrique rendit les plus grands services. C’est ainsi qu’en sa qualité de rapporteur, il fit voter, le 1er avril 1793, une loi introduisant le système métrique dans toute l’étendue de la République.

On a été pourtant jusqu’à reprocher à la Convention de n’avoir pas voulu attendre que les savants nommés par l’Académie des sciences aient fini de procéder à la nouvelle détermination d’un arc de méridien. Arbogast montre très bien que cette nouvelle détermination rendra les plus grands services, mais que les mesures déjà faites ayant permis de déterminer les nouveaux étalons « avec l’exactitude suffisante aux usages ordinaires de la société et du commerce » il n’y avait pas lieu de différer plus longtemps l’adoption du nouveau système des poids et mesures.

Dans la forme grandiloquente de l’époque, Arbogast concluait ainsi la première partie de son rapport : « La philosophie aimera un jour à contempler, dans l’étendue des pays et l’écoulement des siècles, le génie des sciences et de l’humanité, traversant les orages des révolutions et des guerres, riche du fruit des paisibles travaux et des méditations profondes d’hommes modestes et célèbres, donner aux nations l’uniformité des mesures, emblème de l’égalité et gage de la fraternité qui doit unir les hommes. »

Pendant son séjour à la Convention, Arbogast comme d’autres éminents conventionnels n’a cessé de s’attacher à la réforme de l’Instruction publique. C’est à lui en particulier qu’on doit le plan général de l’Instruction publique à tous les degrés présenté au nom du Comité d’Instruction publique de la Convention. Le but du rapport est de recommander l’adoption de mesures propres à encourager la composition de bons livres élémentaires pour les divers ordres. Arbogast fait remarquer combien est déplorable l’habitude qui n’est malheureusement pas perdue de gaspiller le temps des élevés à leur faire prendre copie d’un cours dicté par le professeur. Arbogast disait : « Avec un bon ouvrage qui sert de base aux leçons, un homme à talent, quand même il ne serait pas profond dans toutes les branches de la science ou de l’art qu’il doit enseigner, acquerra bientôt ce qui peut lui manquer encore. N’étant pas obligé de composer des cahiers, il consacre à se perfectionner dans la partie à laquelle il se voue, le temps qu’il aurait employé à compiler des écrits médiocres et pleins d’erreurs ».

Il ne faudrait pas croire, comme le laissent entendre certains auteurs, que l’activité des conventionnels en ce qui concerne l’Instruction publique et la Science a été purement verbale lorsqu’elle n’a pas été destructrice. Le vœu d’Arbogast en ce qui concerne les ouvrages d’enseignement est très clair :

« Élevons les livres qui contiendront les éléments des sciences à la hauteur où sont parvenues ces sciences elles-mêmes. Le défaut ou la disette de bons ouvrages élémentaires a été jusqu’à présent un des plus grands obstacles qui s’opposaient au perfectionnement de l’instruction... Il n’y a que les hommes supérieurs dans une science, dans un art, ceux qui en ont sondé toutes les profondeurs, ceux qui en ont reculé les bornes, qui soient capables de faire des éléments où il n’y ait plus rien à désirer ; parce qu’eux seuls peuvent leur donner la précision, la clarté et la netteté nécessaires et extraire de tout l’ensemble de la science les idées fondamentales et les théories qui doivent entrer dans des éléments servant d’introduction à toutes les branches connues de la science elle-même. »

Rapport de Louis Arbogast sur l'uniformité et le système général des poids et mesures
Rapport de Louis Arbogast sur l’uniformité et le système général des poids et mesures

Ainsi la lacune à combler est nettement signalée. Un résultat a-t-il été atteint ? Adressons-nous au grand physicien Biot qui n’est pas suspect de tendresse pour les Jacobins. Voici comment il s’exprime dans son Essai sur l’Histoire générale des sciences pendant la Révolution française, publié en 1803. Parlant de la création de l’École Normale, il poursuit : « Cependant la plus belle partie de cette institution, l’esprit qui l’avait animée, subsista dans le recueil de ses séances. Cet ouvrage, en rendant élémentaires des méthodes réservées jusqu’alors aux savants, écarta les notions imparfaites et vagues que l’on avait coutume d’y substituer. Des écrivains distingués, des professeurs habiles répandirent cette semence féconde et la méthode philosophique ainsi popularisée changea pour toujours la face de l’enseignement. »

D’ailleurs ce n’est pas seulement à Paris qu’Arbogast travaille à l’avancement des sciences, en dehors de ses recherches propres et de son enseignement. C’est ainsi qu’il collabore à la fondation de la première société savante strasbourgeoise. Il n’y avait jamais eu en effet aucune société ni académie d’ordre scientifique à Strasbourg avant la Révolution. À peu près à la même époque où se fondait à Colmar la « Société d’émulation du Haut-Rhin », dont le neveu d’Arbogast, François, fut le premier secrétaire, c’est à Strasbourg « dans le sein de l’École spéciale de Médecine et de l’École Centrale que prit naissance la Société nouvelle.

Les professeurs de ces deux établissements invitèrent à se réunir à eux les savants, les gens de lettres, les fonctionnaires publics et les particuliers qui se livraient par goût à l’étude des sciences physiques ou naturelles ou à celle de la littérature ». Cette société se constitua le 29 prairial an VII (17 juin 1799), sous le titre de Société libre des Sciences et Arts jusqu’en 1802 où se constitua la Société des Sciences, Agriculture et Arts du département du Bas-Rhin.

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