LA FRANCE PITTORESQUE
Laïcisation (Quand la)
confine à l’acharnement grotesque
(D’après « Le Gaulois », paru en 1907)
Publié le vendredi 19 janvier 2018, par Redaction
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Brillant chroniqueur collaborant à de nombreux journaux, l’académicien Émile Faguet dénonce, quelque temps après la loi sur la séparation de l’Église et de l’État, la laïcisation des noms de rues consistant à remplacer « les noms de bienfaiteurs par des noms d’écrivains révolutionnaires, les noms rappelant une tradition locale par des noms ne pouvant avoir aucune signification pour les gens du cru, et surtout les noms de saints par des noms malsains »
 

Considérant qu’il s’agit là d’un jeu de la haine et du hasard très peu innocent, Émile Faguet nous fait partager en 1907, le temps d’un éditorial du journal Le Gaulois, un tour de France de ses découvertes hautes en couleur les plus emblématiques.

Je sais telle ville, écrit notre académicien, où un nom pittoresque et qui rappelait qu’il y avait eu une grotte dans cet endroit-là, rue de la Baume, a été remplacé par celui-ci : rue Scheurer-Kestner ». Je n’en veux point à l’ombre de Scheurer-Kestner, qui était un brave homme et qui avait, paraît-il, ce qui du reste est plutôt gênant, une « âme de cristal » ; mais je vous demande un peu ce que le nom de Scheurer-Kestner peut représenter à l’âme cristalline ou argentine, et peu importe, des habitants d’une petite ville de l’Ouest. Ils n’y trouvent rien si ce n’est que c’est difficile à prononcer.

Rue de la Liberté, à Sarlat (Dordogne)

Rue de la Liberté, à Sarlat (Dordogne)

J’ai beaucoup connu une autre ville, poursuit Faguet, celle-ci du centre, où les noms de rues faisaient le désespoir de mes correspondants. Les naturels de ce pays-là avaient un certain goût de l’abstraction. Ils donnaient à leurs rues des noms abstraits : rue de la Liberté, rue de l’Indépendance, rue des Droits de l’Homme, rue de la Civilisation. La rue de la Civilisation n’était pas plus civilisée que la rue de l’Indépendance et il arrivait à la rue de la Liberté d’être barrée ; mais surtout c’était un peu long à écrire sur les adresses de lettres. Mes correspondants me disaient : « Vous me faites écrire en mots longs d’une toise ». Je leur répondais : « Excusez-moi ; ce n’est pas ma faute. Du reste, je quitte la rue de l’Indifférence en matière de religion, où j’habite, pour aller habiter celle de l’Amélioration physique et morale de la Classe la plus nombreuse, la plus laborieuse et la plus pauvre ».

Souvent et presque toujours, les édiles libres penseurs se livrent à la taquinerie spirituelle de donner à la rue où se trouve la cathédrale, ou à la rue où est l’évêché, un nom bruyamment anticlérical. En cent lieux, depuis quinze ans, la rue habitée par l’évêque s’appelle rue Diderot, et la rue où se dresse la cathédrale se nomme rue Voltaire C’est très mordant. Oh ! quelle morsure !

Seulement, explique Émile Faguet, les édiles ne réfléchissent pas à ceci que, le mot d’ordre étant donné et très bien suivi, ils donnent ainsi, par toute la France, une indication diligente, empressée et officieuse à tous les gens qui veulent se rendre à la cathédrale et à l’évêché. Ils font une réclame à ces édifices qu’ils abhorrent. Du moment que rue Voltaire veut partout dire rue de la Cathédrale et rue Diderot rue de l’Archevêché, c’est précisément comme si, avec piété, on les appelait rue de l’Evêché et rue de la Cathédrale. S’il passait par l’esprit d’un tyran satirique, d’appeler rue de l’Ignorance chaque rue de chaque ville où se trouverait l’Université, il aurait fait juste la même chose que s’il l’avait cataloguée rue Universitaire.

L’antiphrase passée en usage ne peut pas avoir un autre effet, selon l’académicien. Les évêques français, affirme-t-il, entre eux, s’en amusent : « Vous demeurez rue Voltaire, n’est-ce pas ? — Non, rue Diderot. — Bien, ce ne pouvait être que l’une ou l’autre. J’avais mis les deux sur l’adresse. — Moi aussi pour vous. Il n’y a pas à se tromper. C’est très commode. »

Il arrive assez souvent qu’à ce jeu les journaux s’embarrassent et ne savent plus comment s’en tirer, poursuit Faguet. Je sais telle ville où le conseil municipal se trouve en face de ce nom : « Rue des Jacobins ». Il frémit d’aise. A la bonne heure ! Voilà une rue bien nommée ! Ce doit être un souvenir de notre immortelle révolution.

— Faites attention ! observa un conseiller qui avait été archiviste, faites attention ! il y a jacobins et jacobins. Il y a des jacobins qui sont les pionniers de la civilisation. Vous en êtes. Mais il y a des jacobins qui sont des moines, qui sont même des Dominicains, ce qui doit vous hérisser d’horreur. Or, cette rue est ainsi nommée d’un couvent de Jacobins qui y fut jadis. Faites attention. Je propose de laïciser cette rue cléricale.

— Nous ne pouvons pourtant pas avoir l’air de proscrire le Jacobinisme. Nous passerions immédiatement accusés de réaction.

— Vous ne pouvez pourtant pas perpétuer et honorer le souvenir d’une caverne de moines !

Rue des Jacobins, à Amiens (Somme)

Rue des Jacobins, à Amiens (Somme)

Ils ne s’en tirèrent pas ; ils restèrent empêtrés pendant longtemps. Je crois qu’ils s’en sont évadés en appelant la rue : rue du Jacobinisme. L’abstraction ; il n’y a que l’abstraction, raille Émile Faguet.

Les noms de saints eux-mêmes sont gênants, étant souvent amphibologiques. Une ville possède une rue Saint-Evremond. « Un saint ! Jamais ! » s’écrie le conseil municipal radical-socialiste, nouvellement en fonctions.

— Pardon ! hasarde le maire qui avait été bibliothécaire municipal, je crois que Saint-Evremond était un auteur français du XIVs ou du XVe siècle qui n’avait rien de clérical et qui même prit parti pour l’empereur d’Autriche dans la querelle des Investitures.

— Ça ne fait rien ! Il a été canonisé. Il ne faut pas de saint.

Saint-Evremond fut déboulonné. Pour Saint-Simon, ce fut bien pire, la difficulté se multipliant. On discuta très longtemps pour savoir de quel Saint-Simon il pouvait bien être question, et si c’était le saint ou si c’était le duc, ou si c’était Saint-Simon le saint-simonien. On fit appel aux lumières du professeur d’histoire du collège, qui étudia les trois questions et qui fit un beau rapport. Sur ce rapport, le conseil municipal délibéra encore et enfin prit la décision suivante :

« Attendu que Simon, dit saint Simon, a été apôtre, duc très aristocrate et l’un des fondateurs du socialisme en France ; qu’il n’appert point des recherches et des discussions faites jusqu’ici que ce soit en sa qualité de saint, de duc ou de socialiste qu’il a été honoré d’un nom de rue par nos prédécesseurs, trop ignorants, du reste, pour avoir pu entrer suffisamment dans ces distinctions délicates ; que s’il nous serait agréable, à notre tour, de l’honorer en tant que démocrate, il est de notre devoir démocratique de l’écarter en tant que défenseur du trône, de l’autel et de la féodalité ; et encore plus en tant que propagateur d’une religion obscurantiste ; que les deux tiers au moins de sa personnalité complexe font tort à la tierce partie, reconnue par nous digne de considération et que, selon la loi de la pluralité, il doit être, en conséquence, plus blâmé qu’honoré ; qu’en tout état de cause des confusions pourraient être faites qui réjouiraient les esprits éternellement ennemis du progrès des lumières et de l’évolution sociale ; délibère : le nom de Saint-Simon sera remplacé en la rue qui porte jusqu’à présent son nom par celui d’Edgar- Quinet ».

Et cela continue, enchaîne Émile Faguet. Voici une ville qui avait encore deux rues suspectes, c’est à savoir la rue des Capucins et la rue Saint-Honoré. Ces noms lui ont déplu profondément. On a eu beau faire valoir au conseil municipal qu’il y avait eu de bien bons capucins, notamment le capucin Chabot, qui fut un excellent jacobin, ayant changé d’ordre ; on répondit comme M. de Bülow, qu’une hirondelle ne fait pas le printemps, et l’on remplaça le nom de Capucins par celui de Rabelais, sans songer que Rabelais fut Bénédictin et n’a jamais cessé d’être bon catholique. Voilà, un nom de rue qui paraîtra réactionnaire avant qu’il soit longtemps.

Rue Voltaire, à Nantes (Loire-Atlantique)

Rue Voltaire, à Nantes (Loire-Atlantique)

Et l’on remplaça le nom de Saint-Honoré par celui d’Honoré de Balzac, comme autrefois le conseil municipal de Paris remplaça le nom de rue d’Enfer par celui de Denfert-Rochereau. Voilà qui est bien ; mais ces conseillers municipaux-là n’ont donc jamais lu une ligne de Balzac ! Ils sauraient, se moque notre académicien, s’ils avaient parcouru le moindre ouvrage de cet illustre auteur, qu’il a été réactionnaire fieffé, rétrograde insigne, aristocrate intransigeant et royaliste forcené ! Voilà une belle leçon et un bel exemple à donner aux habitants du lieu !

Saint-Honoré était plus neutre. Car, enfin, les opinions politiques de saint Honoré sont généralement peu connues et tout ce que le commun sait de lui, c’est qu’il est le patron des boulangers. Balzac est autrement compromettant pour un conseil municipal radical. Voilà des réélections qui deviennent douteuses.

Mais quelle est cette ville qui remplace des Capucins par des Bénédictins et des Saint-Honoré par des Balzac ? interroge Faguet. C’est une ville qui s’appelle Saint-Etienne. Comment, si elle est logique, s’appellera-t-elle elle-même ? On ne s’appelle pas Saint-Etienne. Si Saint-Etienne était Montbrison, elle ne donnerait à aucune de ces rues le nom de rue de Saint-Etienne, par crainte de confusions fâcheuses. À plus forte raison, elle ne doit pas s’appeler Saint-Etienne tout entière. Comme Saint-Etienne a remplacé Saint-Honoré par Honoré-de-Balzac, je conseille à Saint-Etienne de s’appeler désormais Etienne-Dolet. Elle y viendra, conclut l’académicien.

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