LA FRANCE PITTORESQUE
27 janvier 1844 : mort de l’académicien
Charles Nodier
(D’après « Biographie universelle ancienne
et moderne. Supplément » (Tome 75), paru en 1844)
Publié le samedi 27 janvier 2024, par Redaction
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Les auteurs français du XVIe siècle furent, dit-on, l’objet de ses premières prédilections, et l’on prétend qu’à huit ans il lisait Montaigne. Modeste jusqu’à l’humilité, il travaillait, dit Mérimée, au jour le jour, cédant sans cesse aux sollicitations des libraires.
 

Charles Nodier naquit le 29 avril 1780, à Besançon, où son père, d’abord avocat, devint, au temps de la Terreur révolutionnaire, suivant l’expression de Jules Janin, un « juge austère », et qui, « plus d’une fois, se trouva bien empêché, entendant son enfant demander grâce et pitié pour l’innocent que des lois féroces condamnaient à mort ».

Au mois d’octobre 1793, et pour y recevoir des leçons de grec, le jeune Nodier se rendit auprès d’Euloge Schneider — alors accusateur public près le tribunal criminel du Bas-Rhin — avec une recommandation de son père, que l’identité de fonctions et d’opinions politiques encouragea probablement à cette démarche. Il en fut très bien reçu, et devint son commensal ; mais Schneider ayant été arrêté et envoyé prisonnier à Paris, par ordre des conventionnels Saint-Just et Lebas, Nodier, malgré son jeune âge, fut aussi mis en prison, et ne dut la liberté qu’aux proconsuls indignés de l’arrestation d’un enfant.

Ce qui est fait pour étonner, c’est que cet enfant, dès qu’il eut ainsi recouvré la liberté, se rendit auprès du général en chef Pichegru, pour qui son père lui avait également donné une recommandation, et qu’il devint aussitôt son secrétaire, son confident, qu’il en reçut l’uniforme d’aide-de-camp. C’est lui-même qui a dit tout cela dans ses Souvenirs, où nous aurons à faire remarquer bien d’autres invraisemblances, d’autres anachronismes.

Portrait de Charles Nodier paru dans Autour de la vie de bohème (1938)

Portrait de Charles Nodier paru dans Autour de la vie de bohème par Augustin Cabanès (1938)

Nodier fut, sans nul doute, un des écrivains les plus distingués, ou du moins les plus célèbres de notre époque ; mais c’en fut aussi, il faut le dire, l’un des moins exacts et des moins vrais. Composant en même temps des romans et des écrits historiques, il a trop souvent, sans en avertir ses lecteurs, mêlé la fiction à l’histoire et l’histoire à la fiction. C’est surtout dans ce voyage de Strasbourg, à cette époque de calamités, de déceptions et de fourberies bien autrement funestes que les mensonges d’un écolier, qu’il semble avoir pris plaisir à accumuler les récits les moins vrais et les moins vraisemblables.

Il est ainsi peu vraisemblable qu’à l’âge de dix ans Nodier ait été envoyé par son père auprès de Schneider pour y apprendre le grec et qu’on l’ait mis en arrestation, sans motif, en même temps que cet homme cruel. Certes, il ne l’est pas moins, qu’aussitôt après, le jeune Charles soit allé vers Pichegru, qu’il soit devenu le secrétaire, le confident de ce général, qui lui remit lui-même, a-t-il dit, l’habit bleu national avec collet bleu de ciel, c’est-à-dire qu’il le créa son aide-de-camp.

On a cru aussi, parce qu’il l’a dit avec autant d’assurance, que, dans le même temps, il avait connu, à Strasbourg, Eugène Beauharnais, qui était à peu près du même âge que lui, mais dont le père, depuis longtemps, ne commandait plus l’armée du Rhin : ce qui est incontestable, puisque Pichegru était à sa place, et que d’autres encore y avaient été avant lui. D’ailleurs le jeune Beauharnais n’était pas même venu à l’armée, lorsque son père en avait eu le commandement : il était resté auprès de sa mère ; et dans le mois de novembre 1793, où Nodier dit l’avoir connu à Strasbourg, il était dans un pensionnat à Saint-Germain-en-Laye. Le bibliothécaire-académicien n’a évidemment imaginé cette liaison de deux enfants qu’afin de pouvoir dire que plus tard, quand Eugène fut un grand personnage, il dédaigna de se rappeler à son souvenir, et de rechercher sa faveur.

Un autre récit fabuleux de la même époque est celui d’un émigré franc-comtois, qu’il aurait rencontré sur la grande route, allant gaiement à la mort. Toutes les circonstances de ce récit sont évidemment fausses, pour quiconque a vu comment les choses se passaient alors ; et elles le sont bien davantage pour ceux qui savent que le conseil de guerre et le capitaine-rapporteur que Nodier fait intervenir n’existaient pas, puisque ce ne fut que deux ans plus tard, en 1795, qu’un décret de la Convention nationale institua ces tribunaux militaires.

Après avoir passé quelques semaines à Sainte-Pélagie, Charles Nodier se rendit fort paisiblement à Besançon, où il fut placé sous la surveillance et la protection du conventionnel Jean Debry, devenu préfet, et recommandé spécialement par un autre conventionnel, le fameux Fouché, qui alla jusqu’à payer les frais de son voyage. Il n’est pas inutile de remarquer que ce fut toujours dans les hommes du parti révolutionnaire que Nodier trouva des protecteurs. Jusqu’à la Restauration de 1814, on ne le vit guère en connaître d’autres.

A son arrivée dans la capitale, en 1801, il se lia d’abord avec Bonneville, Chénier et Lemaire, rédacteur du journal Le Citoyen français, auquel il travailla, et qui fut supprimé comme « ultra-révolutionnaire ». Dans la préface des Souvenirs et portraits de la Révolution, il dit lui-même qu’il a servi la liberté « avec la ferveur d’une organisation énergique » ; et il reconnaît la justesse des critiques qu’on a adressées à sa manière « un peu exagérée » de considérer les événements et les hommes, qui est propre à son caractère, et qui le condamne à n’exploiter que la littérature « nerveuse » et l’histoire « fantastique ».

Revenu dans sa patrie après son emprisonnement, Charles Nodier pouvait y vivre en paix, sous la protection de Jean Debry ; il n’y resta cependant pas longtemps. Lui-même a raconté qu’il se trouva compromis dans une conspiration dont le but était d’enlever Napoléon à son passage dans les montagnes du Jura que l’empereur devait traverser pour se rendre en Italie. Obligé de se cacher encore, il erra longtemps dans ces contrées, où il fut successivement facteur de la poste dans un village et ouvrier de la dernière classe. Ce fut avec une troupe de badigeonneurs italiens qu’il rentra en France, où Jean Debry le prit encore sous sa protection et lui fit donner une chaire d’enseignement à Dôle, puis dans une autre ville où il ne put la conserver.

Poursuivi de nouveau et vivant dans le fond des bois ou dans des villages ignorés, il y étudia l’entomologie, et n’en sortit que par une lettre du chevalier Croft, qui, l’ayant découvert, sans que nous puissions comprendre comment, le transporta tout à coup dans la ville d’Amiens, à 200 lieues du Jura, pour y travailler à une collection de classiques. Ce devait être pour lui, dans de pareilles circonstances, une véritable planche de salut, un moyen de se consacrer, sans péril, aux études de toute sa vie ; cependant il y resta peu ; mais, s’il quitta cet excellent vieillard, ce fut à cause de ses bizarreries britanniques, bizarreries qui n’empêchèrent pas Nodier de lui demander et d’en recevoir encore de très utiles services.

Par un déplacement encore plus brusque et plus éloigné, il se rendit à Laybach en Illyrie, où un de ses parents lui avait ménagé une place de bibliothécaire. Les généraux Bertrand, Junot, et l’ex-ministre Fouché, qui administrèrent successivement cette contrée, lui donnèrent ensuite, dans l’administration de la Loterie, un très bon emploi, et, plus tard, il fut chargé de la rédaction du journal Le Télégraphe Illyrien.

Enfin tout indique que sa position était assez bonne lorsque le gouvernement impérial tomba en 1814. Accouru bientôt à Paris, Nodier jugea, au premier coup d’œil, tout le parti qu’il pourrait tirer de cette restauration qui ne connaissait personne, qui allait disposer de toutes les faveurs, et il se mit à faire des articles brûlants de royalisme bourbonien, qu’il signa, dans le Journal des Débats, dans la Quotidienne et dans d’autres journaux encore. En même temps, il présenta des suppliques, des demandes à tous les pouvoirs et notamment au pavillon Marsan, appuyant ces demandes sur ses anciens rapports avec Pichegru, sur ses opinions et ses persécutions.

Enfin il fit paraître son livre si curieux, intitulé : Histoire des sociétés secrètes, où il établit sérieusement qu’il a existé en France, même en Europe, pendant toute la durée du gouvernement impérial, une société secrète, dite des Philadelphes, qui fut dirigée par un colonel Oudet, héros d’un roman sorti tout entier du cerveau de Nodier, comme la société des Philadelphes, composée d’une mixtion de jacobins, de chouans, de royalistes, de républicains, dont il était le poète, le Tyrtée, puisqu’il composa pour elle la Napoléone, cette ode sublime.

Après la mort de ce colonel Oudet, qui, selon Nodier, périt à Wagram, ce fut le général Malet qui, du fond de sa prison, dirigea la société, et, après la mort de celui-ci, on ne sait plus à qui passèrent ces hautes fonctions, car Nodier ne nomme que ceux qui sont morts. Quant aux vivants, il craint de les compromettre, même sous le gouvernement de Louis XVIII. C’est pourtant avec de pareilles billevesées que le poète franc-comtois réussit, en 1815, à persuader les Bourbons ou leurs ministres qu’il les avait toujours affectionnés, servis ; et c’est ainsi qu’il en obtint d’abord d’assez bons dédommagements de ses souffrances, puis des lettres de noblesse, la croix d’Honneur, et enfin le titre et les fonctions de bibliothécaire de Monsieur, qui était alors propriétaire de cette bibliothèque de l’Arsenal, où Nodier est resté sous tous les gouvernements qui se sont succédé.

Et il trouva que tout cela n’était pas encore assez ; car il a dit, dans sa notice de la biographie Boisjolin, que la bibliothèque de l’Arsenal ne fut qu’un dédommagement un peu moins dérisoire de ses longues persécutions. C’était en 1826, sous le règne du roi Charles X, et en présence de ce prince, dont il était le bibliothécaire, et qui, cependant, l’avait assez bien traité, que Nodier parlait ainsi.

Caricature de Charles Nodier. Lithographie au crayon de Benjamin Roubaud (1811–1847), parue dans Le Charivari du 23 avril 1842

Caricature de Charles Nodier. Lithographie au crayon de Benjamin Roubaud (1811–1847),
parue dans Le Charivari du 23 avril 1842

Nodier avait des passions vives et des goûts fort chers. Déjà son traitement de bibliothécaire ne lui suffisait pas, et il frappait à toutes les portes pour y suppléer. Laffitte vint à son secours, et la liste civile de Charles X ne lui fit pas défaut. En même temps il faisait pour les libraires-éditeurs force prospectus et réclames sur tous les tons et dans toutes les couleurs. C’était sa spécialité, et l’on peut être assuré qu’il n’y perdit jamais son temps. Il concourait aussi à beaucoup de journaux et d’entreprises dont la plupart sont restées inachevées. Au plus grand nombre, il ne donnait, ou, pour mieux dire, il ne vendait que son nom ; à quelques-unes, une préface et des notes ; le plus souvent rien du tout, et cependant il ne manquait jamais de recevoir quelque chose.

Nodier aspirait depuis longtemps à l’Académie, et c’est surtout dans ce but qu’il faisait insérer sur lui-même, dans les biographies contemporaines, des notices où il énumérait, avec tant de complaisance et d’étendue, ses titres littéraires, tout en disant que « l’aspect le plus intéressant de son caractère, est cette incurie de l’amour-propre, ce peu de soin de la renommée, si opposé aux sollicitudes tracassières de la médiocrité ». Et il ajoute avec plus de modestie encore, qu’ « ayant beaucoup écrit, la variété et le mérite de ses ouvrages lui assignent une place élevée dans presque toutes les branches de la littérature (...) Connu seulement par ses romans d’une partie du public, il a mérité l’estime des savants, et pris place dans leurs rangs par d’importants travaux comme grammairien, philologue, bibliographe et critique. Les sciences même lui doivent quelques essais dont le mérite est d’autant plus remarquable qu’ils datent de sa première jeunesse ».

Personne assurément ne pouvait savoir tout cela comme Nodier lui-même, et personne ne l’eût dit aussi bien. Beaucoup de journaux et d’autres recueils le répétèrent, ils le répètent encore après sa mort, et, comme il ne s’est point trouvé de contradicteur, le public est resté convaincu, une très grande renommée en a été la conséquence.

Cependant Nodier ne put arriver à l’Académie avant la révolution de 1830. C’était, on ne peut en douter, dans le parti qui triompha à cette époque que se trouvaient ses meilleurs amis. Alors, exempt de contrainte et ne dissimulant plus, il dédia un de ses livres à Jacques Laffitte, et, dans une de ses préfaces, nomma Benjamin Constant son « illustre ami ». Tout cela n’était, au reste, qu’une prudence fort excusable ; Nodier était père de famille, il avait besoin de son emploi, et, dans le déplacement universel, le partisan si zélé de la Restauration, en 1815, le rédacteur si véhément du Journal des Débats et de la Quotidienne aurait bien pu le perdre.

Personne, il faut en convenir, ne sut mieux que lui conjurer de pareils orages. Dès lors, il ne fréquenta plus que des hommes du nouveau pouvoir ; dès lors, il n’écrivit plus, ou, du moins, il ne signa plus rien, si ce n’est dans les journaux de l’ancienne opposition, devenus officiels, et dans lesquels il s’était toujours fort sagement conservé des amis. Alors, plus que jamais, il ne voulut pas que son héros Pichegru eût été royaliste. Ce lui fut une occasion de faire sa cour à quelques académiciens qui, touchés de ses éloges, et sans doute convaincus de son mérite littéraire autant que de ses bonnes opinions, lui donnèrent leurs voix.

Enfin, il fut nommé l’un des quarante en 1833. Ainsi parvenu aux plus haut degré des honneurs littéraires, et par là même devenu inébranlable dans son emploi de bibliothécaire, il put vivre en paix et sans souci de l’avenir. Entouré de nombreux amis, et d’une famille qu’il aimait autant qu’il en était aimé, il pouvait se promettre encore de longues, d’heureuses années, et jouir fort à son aise de la célébrité qu’il s’était habilement faite. Mais, dans les premières agitations de sa vie, il avait contracté des habitudes fâcheuses, et l’on dit que sa fin fut hâtée par l’abus des liqueurs fortes.

Ce fut le 27 janvier 1844 qu’il mourut à la bibliothèque de l’Arsenal, après avoir rempli, d’une manière tout à fait exemplaire, ses devoirs de religion. Une foule nombreuse assista à ses funérailles, et Étienne prononça sur sa tombe, au nom de l’Académie, un éloge en tous points conforme à l’usage. Tous les journaux en parlèrent ensuite d’une manière non moins apologétique. Le conseil municipal de la Seine donna gratuitement à perpétuité le terrain de sa sépulture, et celui de Besançon lui décerna une statue ; enfin l’Académie de cette dernière ville mit son éloge au concours.

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