LA FRANCE PITTORESQUE
24 août 1217 : mort du pirate
boulonnais Eustache le Moine
(D’après « Dictionnaire de la conversation
et de la lecture » (Tome 9) édition de 1870
et « Roman d’Eustache le Moine, pirate fameux
du XIIIe siècle » (par Francisque Michel) paru en 1834)
Publié le jeudi 24 août 2023, par Redaction
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Au nombre des plus célèbres pirates du début du XIIIe siècle, cet ancien religieux devenu mercenaire, qu’on appelait Le Moine Noir et qui passait pour pratiquer la magie, se trouva mêlé au conflit opposant les Capétiens aux Plantegenêts lors des guerres opposant Philippe Auguste et Jean sans Terre
 

Né vers 1170 d’une noble famille de Boulogne, cet ancien religieux devenu aventurier, homme de mer, se distingua, sous le règne de Philippe Auguste, dans les différentes expéditions que ce roi dirigea contre l’Angleterre. C’est surtout de 1160 à 1217 qu’il se fit connaître par de nombreux faits d’armes.

Vers 1212, les barons d’Angleterre, révoltés contre leur roi Jean, appelèrent pour lui succéder le fils de Philippe Auguste, qui plus tard devint roi de France sous le nom de Louis VIII. Ce prince, en 1216, s’empara de Londres, et fut quelque temps mettre de la meilleure partie de ce royaume. Parmi les chefs qui lui prêtèrent les secours les plus efficaces, on remarqua Eustache le Moine. Dès 1205 il avait dirigé contre les vaisseaux anglais ceux de la France. En 1206 il avait obtenu du roi Jean un sauf-conduit pour venir en Angleterre, et y séjourner jusqu’à la Pentecôte de l‘année suivante. Mais il avait plus tard essuyé une défaite ; son frère, avec une quinzaine de ses marins, avait été fait prisonnier ; lui-même, d’après une chronique contemporaine, était captif en Angleterre lorsqu’en 1211 le roi de France commença la guerre contre Jean par s’emparer de tous les bâtiments qu’il put rencontrer.

Combat de nefs. Enluminure de la fin du XIIIe siècle ou du début du XIVe

Combat de nefs. Enluminure de la fin du XIIIe siècle ou du début du XIVe

Ce fut alors qu’Eustache le Moine parvint à s’échapper et à revenir en France avec cinq galères ; mais, en 1217, Blanche de Castille, ayant eu connaissance des dangers que courait son mari, décida le roi son beau-père à lui envoyer des renforts. Eustache le Moine, qui guerroyait sur les côtes d’Angleterre, fut chargé de protéger la descente des secours venus de France. Un combat terrible s’engagea le 24 août 1217 ; Eustache le Moine y fut tué.

Matthieu Paris, Thomas de Walsingham, Nicolas Trivet, Guillaume le Breton et d’autres chroniqueurs ont parlé de cette rencontre navale avec de grands détails. Les Anglais, supérieurs en nombre, et montés sur des navires armés d’un éperon de fer qui brisait les petites barques des Français, en firent un grand carnage. Eustache le Moine, voyant le vaisseau sur lequel il était, près de tomber au pouvoir des ennemis, essaya d’échapper par la ruse : il se barbouilla le visage, et se cacha dans la cale ; mais il en fut arraché violemment. Richard, l’un des fils naturels du roi Jean, lui coupa la tête : on la ficha au bout d‘une pique, et on la promena dans toute l’Angleterre.

Ce fameux combat des Cinq-Iles devint le sujet d’une foule de récits mensongers. On raconta qu’Eustache le Moine, l’un des plus habiles magiciens de son temps, était parvenu à dissimuler à tous les yeux le navire qu’il montait. Mais un nommé Étienne Crabbe, ancien ami d’Eustache le Moine, auquel ce dernier avait jadis enseigné la magie, remarqua fort bien le bâtiment du pirate qui flottait sur l‘onde et s’approchait du port. Dirigeant de ce coté la barque qu’il montait, il sauta à bord du navire invisible, coupa la tête au moine, et le charme cessa tout à coup.

Le peuple de France et d’Angleterre a longtemps gardé le souvenir des exploits d‘Eustache le Moine. Un poème en vers français, écrit dans la seconde moitié du XIIIe siècle, nous fait connaître tous les contes, dans le genre facétieux ou terrible, auxquels avait donné lieu la prétendue magie dont ce pirate était en possession. Suivant l’auteur de ce poème, Eustache était né dans le Boulonnais ; il était allé dans sa jeunesse en Espagne, à Tolède, et y avait étudié la magie.

Le père d’Eustache, nommé Baudoin Buskès, ayant été assassiné par l’un de ses voisins, qui voulait usurper son héritage, Eustache quitta son couvent, et demanda justice à Renaud, comte de Boulogne, celui-là même qui combattit Philippe Auguste à Bouvines. Le comte la lui accorda, et plus tard le nomma l’un de ses baillis. Mais il l’accuse de péculat sur la dénonciation d’un de ses ennemis. Ce fut alors que l’ancien moine et le comte se jurèrent une haine mortelle et se firent une guerre acharnée. Ce curieux poème fut imprimé en 1834, sous le titre de : Roman d’Eustache le Moine, pirate fameux du treizième siècle, publié pour la première fois, d’après un manuscrit de la Bibliothèque royale, par Francisque Michel.

Nous rapportons ici le passage de Mathieu Paris, ou plutôt de Roger de Wendower, dont il a presque partout copié mot pour mot l’ouvrage, et ceux des autres chroniqueurs qui concernent le combat naval où Eustache perdit la vie :

« Le jour de l’apôtre saint Barthelemy (le 24 août 1217), dit le moine de Saint-Alban, la flotte française fut confiée à Eustache le Moine, homme couvert de crimes, afin qu’il la conduisît sans male encontre à la ville de Londres, et la remît en bon état au prince Louis. Les soldats susdits s’étant en conséquence mis en mer eurent un vent arrière qui les poussait violemment vers l’Angleterre ; mais ils n’avaient aucune connaissance des embûches qu’on leur avait dressées. Ils avaient donc parcouru une grande partie de leur route lorsqu’ils rencontrèrent les corsaires du roi d’Angleterre qui venaient obliquement. Ceux-ci voyant que leurs adversaires avaient quatre grands navires et un nombre plus considérable de petits et de barques armées, redoutèrent d’engager un combat naval avec le peu qu’ils en avaient ; car, tant barques que vaisseaux d’autre espèce, la totalité des leurs, bien comptée, n’excédait pas quarante ; mais enfin, animés par le souvenir de ce qui était arrivé à Lincoln, où un petit nombre avait triomphé d’un plus grand, ils s’élancèrent hardiment sur les derrières de l’ennemi.

« Les Français à leur aspect coururent aux armes et résistèrent à leurs adversaires sinon avec avantage tout au moins avec valeur. Philippe d’Aubigny et les frondeurs avec les archers, lançant au travers des Français des traits mortels, firent en très peu de temps un grand carnage de ceux qui leur résistaient. Les Anglais avaient en outre des barques armées d’un éperon de fer avec lequel ils perforaient les navires de leurs adversaires ; de cette manière ils en coulèrent bas un grand nombre en un moment. Ils avaient aussi de la chaux vive réduite en poudre subtile qu’ils lançaient en l’air et que le vent portait dans les yeux des Français qu’elle aveuglait.

« La mêlée devint très chaude ; mais ceux des Français qui n’avaient point l’habitude de se battre en mer furent bientôt mis hors de combat, car les Anglais, guerriers et exercés dans les combats de mer comme ils le sont, les perçaient de traits et de flèches, les perforaient à coups de lance, les égorgeaient avec leurs poignards et leurs épées, ou crevaient les nefs ennemies, et submergeaient ceux qu’elles portaient. Ces malheureux étaient en outre aveuglés par la chaux et n’avaient ni l’espoir d’être secourus ni la possibilité de fuir. C’est ce qui fit que plusieurs, craignant d’être pris vivants par leurs ennemis se précipitèrent de leur propre mouvement dans les flots de la mer, aimant mieux mourir que d’être en proie au caprice et à la volonté de leurs adversaires, selon cette maxime de Sénèque : mourir par la volonté d’un ennemi, c’est mourir deux fois.

« Tous ceux qui étaient restés vivants parmi les Français les plus nobles ayant été pris, les Anglais victorieux attachèrent tous les vaisseaux conquis avec des câbles et revinrent à Douvres pleins de joie et louant Dieu dans ses œuvres. Les soldats du château voyant un effet imprévu de la Providence sortirent à la rencontre des Anglais et serrèrent de liens plus étroits les malheureux Français. Parmi les autres l’on trouva à fond de cale et dans la sentine d’un navire Eustache le Moine, traître au roi d’Angleterre et pirate très méchant, qui avait été longtemps cherché et que l’on désirait beaucoup trouver. Quand celui-ci se sentit pris, il offrit pour avoir saufs sa vie et ses membres une somme d’argent inestimable, et promit une fidélité inviolable au roi d’Angleterre ; mais Richard, bâtard du roi Jean, le saisit et lui dit : Jamais, traître pervers, tu ne séduiras dorénavant qui que ce soit par tes promesses mensongères. Après ces mots, il tira son glaive et coupa la tête à Eustache. »

Les Annales du monastère de Waverley portent que quinze navires seulement de la flotte française parvinrent à s’échapper par la fuite. « Les auteurs de ce fait d’armes, ajoutent-elles, furent Richard fils du roi Jean et Hubert de Burgh, ainsi que les marins des Cinq-Ports qui n’avoient que dix-huit navires. »

Dans les Gestes de Philippe-Auguste, par Guillaume le Breton, chapelain de ce prince, l’on trouve des détails qui diffèrent de ceux donnés par les autres historiens. On y lit ce qui suit : « Robert de Courtenai, cousin du roi, et plusieurs autres grands personnages rassemblèrent une armée, et s’embarquèrent pour secourir Louis. Pendant qu’ils étaient en pleine mer, ils aperçurent quelques navires en petit nombre qui venaient d’Angleterre et marchaient rapidement. Les ayant reconnus, Robert de Courtenai fit diriger sur eux le navire dans lequel il était, croyant qu’il pourrait s’en emparer facilement ; mais il ne fut point suivi des vaisseaux de ses compagnons. Donc ce navire ayant attaqué seul quatre vaisseaux anglais, fut, dans un court espace de temps, vaincu et pris. Eustache surnommé le Moine, chevalier qui avait fait ses preuves tant sur mer que sur terre, Drocon le clerc, qui revenait à Rome, et une multitude d’autres qui furent pris dans le même navire, eurent la tête coupée. »

Dans la chronique inédite du chanoine de Lanercost, on lit après le récit de la bataille que Eustache archipirate des François, qui y fut tué avec une multitude innombrable d’autres, était un chevalier surnommé Mathieu.

Mais la relation la plus curieuse de la dernière expédition d’Eustache et de sa mort est sans contredit celle qui se trouve dans un manuscrit de la bibliothèque Harléienne :

« Arrivée d’Eustache le Moine avec plusieurs barons de France armés.

« Cette même année, le jour de l’apôtre saint Barthélemy, vint sur l’Angleterre, avec une grande flotte, vers la côte de Sandwich, un moine nommé Eustache, accompagné de plusieurs grands seigneurs français qui espéraient fermement conquérir ce royaume, et pour cela ils se fiaient plus en la malice de ce moine apostat qu’en leur propre force ; car il était très versé dans la magie. Et ils avaient une telle confiance dans ses promesses, d’après les prodiges qu’il leur avait montrés dans leur pays, qu’ils amenèrent avec eux des femmes et des enfants, dont plusieurs au berceau, pour habiter l’Angleterre sur-le-champ. Et quand plusieurs de ces navires entrèrent dans le havre de Sandwich, on put les voir clairement tous excepté celui sur lequel était Eustache ; car il avait fait une telle conjuration qu’il ne pouvait être vu de personne.

Bataille navale de Sandwich, le 24 août 1217

Bataille navale de Sandwich, le 24 août 1217

« Il n’apparut donc rien à l’endroit où ce vaisseau flottait sinon de l’eau semblable au reste de la mer. Les gens de la ville furent excessivement effrayés de l’arrivée aussi imprévue de cette armée. Hors d’état de résister aux ennemis, ils mirent leur espoir en Dieu, et pleurant amèrement, ils le prièrent avec dévotion que pour l’amour de son apôtre saint Barthélemy, dont en ce jour la fête était célébrée solennellement dans sainte Église, il eût pitié d’eux et sauvât la terre des mains de l’ennemi qui survenait. A ce propos ils firent vœu qu’ils élèveraient en l’honneur de saint Barthélemy une chapelle dans laquelle ils fonderaient à perpétuité une chaunterye, s’ils pouvaient remporter la victoire sur leurs ennemis.

« Il y avait alors dans la ville un homme nommé Etienne Crabbe, qui autrefois avait été très intime avec le moine Eustache susnommé ; et celui-ci l’aimait tant qu’il lui avait enseigné plusieurs pratiques de la magie qu’il connaissait trop bien. Crabbe étant dans la ville parmi plusieurs autres personnes en armes, et entendant les cris lamentables du peuple, dit aux principaux de la commune : Si maintenant Dieu n’a pitié de nous, le port de Sandwich si renommé jusqu’à ce jour, sera envahi et la terre perdue ; mais pour qu’on ne puisse pas dans l’avenir reprocher à notre postérité qu’un tel déshonneur soit arrivé au royaume par l’entrée de cette ville, je donnerai volontiers ma vie pour sauver l’honneur du pays ; car Eustache, ce capitaine ennemi qui vient de survenir, ne pourra être vu de personne sinon de celui qui connaît la magie, et j’ai appris de lui cet enchantement. Je donnerai donc aujourd’hui ma vie pour le salut de cette terre ; car, aussitôt entré dans son navire, je ne pourrai éviter la mort, à cause du nombre de personnes qui sont avec lui.

« Sur ce, Etienne s’embarqua dans un des trois vaisseaux qui, seuls, s’apprêtèrent à défendre la ville contre la grande flotte, et lorsqu’il approcha du navire à bord duquel était Eustache, il sauta hors du sien et entra dans celui du Moine ; mais tous ceux qui le virent se tenir et combattre sur l’eau, sans savoir avec qui, pensaient et disaient qu’il avait perdu le sens ou que l’esprit malin leur apparaissait sous sa forme. Là il coupa la tête à Eustache, et alors tout le monde vit clairement le navire, qui, pendant la vie de ce Moine apostat, était tout invisible. Et cet Étienne fut tout de suite tué, horriblement mutilé et jeté par petits morceaux hors du bord. Alors vint de terre une rafale qui, en plusieurs endroits, arracha les arbres et renversa les maisons. Elle entra dans le havre et, à l’instant même, elle fit sombrer les vaisseaux ennemis ; mais elle ne causa aucun mal ni incommodité à ceux de la ville qui défendaient le pays, si ce n’est une grande frayeur à ceux qui les montaient.

« Les Anglais disaient que tous les ennemis périrent par le signe d’un homme qui leur apparut en l’air revêtu d’habits vermeils ; et ceux qui le virent commencèrent à s’écrier : Saint Barthélemy, ayez pitié de nous et secourez-nous contre les ennemis qui sont survenus. Alors ils entendirent une voix qui ne prononçait que ces paroles : Je m’appelle Barthélemy, je suis mandé pour vous aider. Vous n’avez rien à craindre des ennemis. A ces mots il disparut, on ne le vit plus, et l’on n’entendit plus la voix. Celui qui se fie sur la malice peut, pour savoir définitivement ce qu’elle vaut, prendre exemple sur ce grand magicien. »

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