LA FRANCE PITTORESQUE
27 juin 1831 : mort de la mathématicienne
Sophie Germain
(D’après « Biographie universelle, ancienne
et moderne » (tome 16), édition de 1856)
Publié le lundi 27 juin 2022, par Redaction
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Usant de noms d’emprunt masculins pour présenter ses travaux cependant qu’elle n’avait pas 20 ans et à une époque où peu de femmes s’étaient illustrées dans les sciences mathématiques, elle força l’admiration des plus célèbres savants du temps
 

Née à Paris le 1er avril 1776, elle n’avait encore donné les signes d’aucune vocation extraordinaire, quand tout à coup la sinistre perspective des orages de la Révolution et la lecture de l’Histoire des mathématiques de Montucla l’entraînèrent dans une voie que peu de femmes prétendaient alors à se frayer, et où pas une peut-être, sauf Sophie Germain, n’avait fait vraiment de découvertes importantes et reculé les limites du connu.

Cette Histoire, certes, ne pouvait s’entendre de prime abord, et à mesure qu’elle avançait dans sa lecture, les difficultés se multipliaient ; mais tout le monde peut comprendre le noble rôle et la mort héroïque d’Archimède aidant Syracuse à résister trois ans aux armes romaines, et mourant sans être distrait un instant de ses méditations géométriques ; Sophie en fut frappée, et la persévérance d’Archimède, elle résolut de l’opposer aux obstacles que devait trouver son goût nouveau. Elle se disait d’ailleurs qu’une occupation forte et soutenue l’aiderait à traverser sans grand effroi la tourmente pressentie de toutes parts, et dont on s’entretenait sans cesse dans le salon de son père, membre de l’Assemblée constituante.

Sophie Germain

Sophie Germain

Sophie n’avait alors que treize ans ; elle eut d’abord à surmonter l’opposition de sa famille, qui ne comprenait rien à sa prédilection subite pour Bézout et pour Euler. Elle se levait souvent la nuit, quand l’encre gelait dans son écritoire, et travaillait enveloppée de couvertures, parce qu’on lui avait enlevé ses vêtements le soir. Il fallut ensuite apprendre les éléments dans les livres assez médiocres du premier de ces maîtres, et l’on sait par combien de lacunes, d’imperfections dans la méthode, d’inélégance dans l’exposé, pèchent ces manuels mathématiques de nos pères. Mais il n’y avait pas mieux alors. Enfin, après l’avoir beaucoup gênée, on la laissa faire ; et, après de longs efforts, elle put se flatter de comprendre le langage de l’analyse. Pendant la Terreur, elle déchiffrait le calcul différentiel de Cousin.

Dès que les écoles normale et polytechnique existèrent, elle se procura des cahiers de leçons des divers professeurs : l’analyse si neuve, si lumineuse de Lagrange ne pouvait manquer de fixer son attention. Profitant de l’usage établi par les professeurs à la fin de leur cours de laisser les élèves leur présenter des observations par écrit, elle fit passer les siennes à Lagrange, sous le nom d’un élève de l’école polytechnique ; elles méritèrent au pseudonyme des éloges, et bientôt des indiscrets ne tardèrent pas à révéler ce mystère, auquel sans doute l’auteur ne tenait guère. Lagrange vint chez la jeune analyste lui témoigner son étonnement et son approbation.

Sophie Germain en plein travail

Sophie Germain en plein travail

Depuis ce temps, Sophie Germain se posa comme mathématicienne, et vit se rendre chez elle des savants d’un haut mérite dont les conversations développaient et activaient ses idées. Elle entra en correspondance avec l’illustre Gauss, auteur des Recherches arithmétiques, si remarquables par l’originalité des investigations et des déductions. Cette fois encore elle se cachait derrière un nom emprunté, et cette fois encore le masque tomba au bout de quelque temps. Le général Pernetti, à qui Sophie Germain avait recommandé son correspondant de Göttingen, ou plutôt de Brunswick (car Gauss était alors à Brunswick), dit catégoriquement à ce dernier le nom de celle qui plus d’une fois l’avait étonné par la profondeur et la sagacité de ses observations.

Bientôt un grave problème vint absorber presque exclusivement l’attention de Sophie et la détourner des recherches auxquelles elle se livrait pour démontrer le théorème de Fermat. Le physicien allemand Ernst Chladni avait répété à Paris ses curieuses expériences sur les vibrations des lames élastiques, et Napoléon lui-même, ici l’écho des savants, regrettant qu’elles ne fussent point assujetties au calcul, provoqua par un prix extraordinaire à l’Institut la découverte des lois mathématiques de ces vibrations. Un mot de Lagrange découragea tous les géomètres. Le maître avait dit que, pour avoir une solution, il faudrait un nouveau genre d’analyse. « Eh bien ! mon cher maître, moi je ne désespère pas du succès », dit Sophie Germain ; et, après avoir étudié les phénomènes de mille manières, elle envoya au concours un mémoire contenant une équation du mouvement des surfaces élastiques.

L’équation n’était point irréprochable. Cette imperfection tenait en grande partie à la manière dont s’était faite son éducation mathématique, sans guide permanent, sans cours régulier et complet. Mais le difficile était surmonté, la voie était ouverte : ce que Lagrange avait nommé un nouveau genre d’analyse était trouvé. Le grand géomètre fut le premier à l’applaudir, et il tira de son mémoire l’équation exacte ; la classe invita l’auteur à reprendre ses idées, et remit la question au concours. Le mémoire résultant de cette deuxième série de recherches fut récompensé par la mention honorable. Enfin, un troisième concours sollicita un troisième mémoire, et cette fois Sophie Germain reçut la couronne qu’elle avait bien complètement méritée, encore qu’elle eut dû quelque chose aux rectifications de Lagrange et aussi aux avis de Fourier ; mais quelques mots sur des accessoires, sur des difficultés secondaires, tout utiles qu’ils peuvent être, n’éclipsent pas la gloire de celui qui seul a presque tout fait.

Timbre émis le 21 mars 2016 à l'effigie de Sophie Germain

Timbre émis le 21 mars 2016 à l’effigie de Sophie Germain

Encouragée par son succès, Sophie Germain ne cessa de se livrer à ses travaux favoris. Elle développa les conséquences de ses formules, reprit ses travaux, soit sur la théorie des nombres, soit sur le théorème de Fermat, qu’elle ne parvint cependant point à démontrer ; publia, outre un remaniement de ses trois mémoires, divers morceaux et articles importants ; et à des études d’analyse pure ou appliquée joignit celle de la chimie, de la physique, de la géographie, de l’histoire, de la philosophie même, toutes branches intellectuelles dans lesquelles elle apportait la même puissance synthétique, le même génie analytique, mais où elle ne pouvait souffrir l’hypothèse, l’arbitraire, le désordre.

En tout ses idées mathématiques la suivaient, la dominaient : la justice, la vertu à ses yeux étaient l’ordre, et elle ne concevait pas que l’on aimât l’ordre dans un genre sans le réaliser autant que possible dans tous les autres. Sa bonté partait de sa tête, sa conversation avait l’élégance d’une belle formule de Laplace, et cependant elle était bonne, originale et vive comme elle, avec parfois un air de poésie. Elle mourut d’un cancer du sein le 27 juin 1831, à l’âge de 55 ans.

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