LA FRANCE PITTORESQUE
Boucan
(D’après « Revue de synthèse historique », paru en 1932)
Publié le vendredi 17 septembre 2021, par Redaction
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Vacarme assourdissant, tapage
 

Les mots boucanier, boucaner, boucané, dérivent normalement du mot boucan, lequel, explique le dictionnaire Hatzfeld-Darmsteter-Thomas, a été formé d’après un vocable caribéen, boucaconi ou boucaboni, qui signifiait : « frapper d’une flèche » et aussi « gibier » : Ceci d’après la relation du voyage de Jean de Léry, 1ère édition, 1578.

Le dictionnaire ajoute que boucan désigna deux objets : d’une part la « viande que les Caraïbes faisaient sécher à la fumée » ; d’autre part, le « gril de bois » qui leur servait à cela. Mais il y faut joindre deux autres significations, que l’on rencontre en beaucoup d’ouvrages des XVIIe et XVIIIe siècles : les Français des Antilles nommaient boucan l’acte de boucaner la viande (dans l’expression « faire un boucan ») et l’endroit même où l’opération était accomplie, par eux ou par les Caraïbes.

Au sens de « lieu de débauche », boucan n’apparaît, constate le dictionnaire précité, qu’au XVIIe siècle ; son emploi repose vraisemblablement sur la réputation, grossie, des orgies auxquelles se livraient parfois les boucaniers. L’expression argotique « faire du boucan », perpétue, en quelque sorte, le lointain souvenir du vacarme qui, sans doute, accompagnait les festins de boucaniers. Signalons, enfin, que l’on rencontre, dans le français des XVe et XVIe siècles, le vocable « boucan » au sens de « vieillerie démodée » ; mais, observe le dictionnaire susdit : il était en usage avant toute colonisation européenne en Amérique, et son étymologie est inconnue.

Un boucanier

Un boucanier. Gravure extraite de
l’Histoire des aventuriers flibustiers qui se sont signalés dans les Indes

C’est ici l’occasion de s’attarder sur le sens du mot boucanier et sur la confusion longtemps entretenue avec le flibustier. Qu’était-ce qu’un boucanier ? Un chasseur de taureaux — et non pas « de bœufs » comme l’ont dit en général, assez absurdement, les écrivains français. Les Espagnols disaient : tueurs de taureaux ; les Anglais : tueurs, ou chasseurs de vaches — et vaches sauvages, ou bien « de sangliers », plus exactement de cochons sauvages « marrons », comme on disait d’après le mot espagnol « cimarron », dont l’espèce s’était à la longue rapprochée un peu de celle du sanglier. Dès la fin du XVe siècle, les Espagnols introduisirent dans le Nouveau-Monde, en grand nombre, des coupes de bêtes à cornes et de porcs. Beaucoup de ces animaux s’enfuirent des parcs mal clos où ils étaient enfermés, allèrent vivre à l’état sauvage dans les forêts et les montagnes, y pullulèrent bientôt de manière surprenante.

Les deux catégories de chasseurs étaient nettement spécialisées ; la première seule — de beaucoup la plus nombreuse — pouvait arriver à autre chose qu’à vivoter péniblement : le chasseur de taureaux et de vaches était aussi marchand de cuirs, parfois en grand.

Or, dès le XVIIe siècle, les écrivains anglais prirent la fâcheuse habitude de désigner par le mot boucaniers, « buccanners », les flibustiers, ou bien, pêle-mêle, les uns et les autres ; habitude qui a persisté. Il importe à l’histoire de relever cette étrange confusion. En 1684 déjà, la première traduction anglaise de l’ouvrage écrit en néerlandais Histoire d’avanturiers qui se sont signalez dans les Indes (1678) du flibustier Alexandre-Olivier d’Exquemelin (parfois écrit OExmelin), faite sur la version espagnole de 1681 — l’unique traduction directe —, commençait par « Bucaniers of America », alors que la version espagnole portait « Piratas de la America... », et qu’en 1686 la première version française, faite sur le texte anglais, ait dit « Histoire des Aventuriers ». On récidiva en Angleterre, quand on y édita, en 1699, la première compilation d’ « OExmelin », Raveneau de Lussan, etc.

Vainement, en France, au XVIIIe siècle (1774 et 1775) « l’édition de Trévoux » de la compilation, tirée à un nombre énorme d’exemplaires, précisa bien « Histoire des aventuriers flibustiers qui se sont signalés dans les Indes ». Sans parler d’Edwards (Bryan), des historiens anglais bien plus récents ont persisté dans leur confusion. Une confusion absurde, pour plusieurs raisons.

1° Les boucaniers étaient des coureurs de bois, exerçant, comme leurs confrères du Canada, par exemple, une véritable profession, classée, reconnue. Ce faisant, et aussi par suite de circonstances géographiques et historiques, ils étaient des demi-nomades, soit, mais pas des vagabonds, et ils restaient des terriens. Leurs luttes contre les Espagnols, leurs fugues, individuelles ou par petits groupes, en la compagnie de flibustiers, n’est qu’épisodique.

2° Leur adaptation à une véritable colonisation n’exigea pas un très grand nombre d’années ; la majorité passa aisément de la chasse à l’élevage et de l’élevage à la culture, faisant plus d’une fois, parallèlement, les trois métiers.

3° S’ils restèrent attachés à la terre, c’est que la plupart en venaient. Certes, la documentation précise et détaillée fait défaut, sur le recrutement de la boucane, bien plus encore que sur celui de la flibuste. Toutefois, on a deux certitudes documentaires. On sait que si toutes les classes sociales étaient représentées, en proportions extrêmement variables, dans la foule des aventuriers qui afflua aux Antilles durant le XVIIe siècle, la très forte majorité de ceux-ci était composée de marins et de soldats déserteurs ou congédiés, de garçons de fermes, de petits fermiers ruinés, d’ouvriers, de petits artisans. On sait également de manière certaine que la flibuste compta — très logiquement — un nombre énorme des premiers surtout, les marins, et des seconds, les ex-soldats ; donc seulement un appoint venu des autres catégories énoncées. Par suite — et tout aussi logiquement — la boucane, on peut l’affirmer sans nulle crainte de se tromper, se recruta, en pourcentage énorme, dans ces autres catégories.

Les flibustiers, eux, ne furent que des coureurs des mers, ne s’attachant à rien, si ce n’est aux expéditions sanglantes et à leurs buts : pillages, saouleries, débauches. Il est impossible de parler d’un de ces deux groupements sans parler aussi de l’autre. Mais dans l’histoire des mots comme dans l’histoire « tout court », ils doivent être nettement distingués l’un de l’autre.

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