LA FRANCE PITTORESQUE
Cabaret Ramponneau :
ancêtre du XVIIIe siècle
des guinguettes à succès
(D’après « Ma revue : hebdomadaire illustré pour la famille », paru en 1907)
Publié le lundi 15 octobre 2018, par Redaction
Imprimer cet article
Les guinguettes parisiennes, tapissées de plantes grimpantes ou blotties au pied d’un arbre, avaient jadis leurs habitués ne reculant pas devant un verre et même devant plusieurs verres d’un liquide autre que l’eau. Celles et ceux qui avaient un goût pour le pittoresque trouvaient sur les bords de la Seine, tant admirés par Anatole France, des cabarets rustiques où les fritures paraissaient délicieuses, où le petit vin, parce qu’on le buvait là, prenait un bouquet particulier. Parmi ces coins charmants, le cabaret en vogue fut un temps celui du depuis célèbre Jean Ramponneau.
 

Le petit peuple de Paris, à toutes les époques, avait ses guinguettes, où on lui donnait l’illusion de la campagne, mais aucune ne fut plus célèbre, plus fréquentée — et par des mondes très différents — que celle de Jean Ramponneau, cabaretier illustre ayant laissé un nom qui ne périra pas.

Avant de parler de ce personnage, un mot sur une petite question d’étymologie. On a prétendu que ces cabarets d’été doivent leur nom de guinguettes à un certain Guinguet, vigneron à Ménilmontant, qui s’était établi marchand de vin en 1640. En réalité cette appellation a semble-t-il pour origine le guinguet, un de ces petits vins des environs de Paris, jugés au XVIIe siècle bien supérieurs à ceux de la Bourgogne ou du Bordelais, parce qu’on pouvait s’en servir non seulement pour se désaltérer mais aussi pour nettoyer les cuivres.

Cet hommage rendu aux crus de l’Ile-de-France, occupons-nous de notre héros. Dans les premières années du XVIIIe siècle, vivait à Vignol, près de Clamecy, dans le Nivernais, un tonnelier nommé Ramponneau. En 1724, il eut un fils qu’il appela Jean. C’est celui dont nous allons raconter l’histoire.

Vue de l'extérieur du cabaret du Tambour-Royal tenu par Ramponneau

Vue de l’extérieur du cabaret du Tambour-Royal tenu par Ramponneau

Jean Ramponneau débuta comme garçon marchand de vin, puis il s’établit à son compte. Il était cabaretier à Belleville, rue Saint-Maur, dans le quartier de la Courtille, lorsque, en l’an de grâce 1748, il épousa la fille d’un vigneron, Marie-Martine Voyer. Le cabaret de la rue Saint-Maur avait pour enseigne Au Tambour Royal. Des gravures du temps nous le représentent, avec sa cheminée flambante — on y donnait à manger aussi bien qu’à boire —, ses tables et ses bancs en bois blanc, ses murs sur lesquels étaient grossièrement dessinés le sergent Bel Humeur (sic), Bacchus et Prêt-à-Boire tenant un broc. Au-dessus et au-dessous de ces dessins, dus à quelque artiste populaire, on lisait des inscriptions, en latin et en français : Bonum vinum laetificat cor hominis. — Mon oye fait tout. — Crédit est mort. — Sitio, J’ay soif.

Le public était nombreux. Là venaient, attirés par le bon marché du vin vendu un sou moins cher que dans les autres guinguettes, des forts de la halle, des marchands de poissons, Fanfan la Tulipe, le, brigadier Sans Façon, et aussi, déguisée avec soin et escortée par quelque marquis ou chevalier, plus d’une grande dame, ravie de s’encanailler pendant quelques minutes et de contempler pendant quelques instants un spectacle des plus divertissants.

La vue du patron de céans valait seule le voyage. Coiffé du tricorne, le coin du tablier blanc attaché à la ceinture, une bouteille ou un verre à la main, il ressemblait, avec son visage réjoui et son nez monté en couleur, à ces cabaretiers qui traversent certains romans d’Alexandre Dumas. C’était un rusé compère qui connaissait tous les tours de son métier. Il avait imaginé, pour amuser les badauds — ces badauds parisiens que peu de chose amuse — d’affubler ses garçons d’un bonnet en pain de sucre.

Vue de l'intérieur du Cabaret du Tambour-Royal tenu par Ramponneau

Vue de l’intérieur du Cabaret du Tambour-Royal tenu par Ramponneau

Au Tambour Royal, grâce au savoir-faire de cet incomparable cabaretier, était la guinguette la mieux achalandée de Paris. En 1758, un poète de la rue pouvait écrire au-dessous d’une de ces estampes auparavant évoquées :

Au soin de la paix goûter le plaisir,
Chez soi s’amuser dans un doux loisir
Ou bien chez Magny s’aller divertir,
C’était la vieille méthode.
L’on voit aujourd’hui courir nos badauds ;
Sans les achever, quitter leurs travaux ;
Pourquoi ? c’est qu’ils vont chez Mons. Ramponneau.
Voilà la taverne à la mode.

Les choses en étaient là, lorsque, en 1760, un entrepreneur de spectacles, Pierre-Claude Gourliez, dit Gaudon, proposa à Ramponneau de l’engager dans sa troupe du boulevard du Temple comme paradiste. Un traité fut signé entre eux, le 24 mars. Le cabaretier devait « paraître et jouer dans le spectacle de Gaudon, ainsi qu’à tout autre endroit, depuis trois heures de relevée jusqu’à la fin du spectacle, tant de jour que de nuit ». Le directeur se réservait « la licence d’annoncer, afficher Ramponneau, le faire voir en dehors et en dedans, peindre son portrait naturel et faire des chansons, livres et pièces à son avantage », c’est-à-dire à son profit.

Ramponeaux avait reçu — et empoché — 200 livres d’arrhes, mais, le traité à peine signé, il n’en vit que les inconvénients. Il invoqua des scrupules religieux et prétendit que Gaudon l’avait grisé pour lui extorquer, par la fraude, ce déplorable engagement. En réalité il ne se trouvait pas assez payé et les scrupules de piété qu’il mettait en avant ne l’empêchaient pas, peu de temps après, de figurer à la foire Saint-Germain dans une parodie : les Pèlerins de la Courtille, où il joua le rôle d’Anselme.

De tout cela résulta un très amusant procès, dans lequel Ramponneau fut défendu par l’avocat Coqueley de Chaussepierre et Gaudon par Elie de Beaumont. Tout Paris se passionna pour ces extravagants débats et Voltaire y trouva le sujet d’une de ses plus spirituelles satires.

Dans le cours de cette même année 1760 — et le même jour, assurent certains historiens, où il signait son malencontreux traité avec Gaudon —, Ramponneau vendit à un nommé Martin son cabaret du Tambour Royal pour 1 500 francs de rentes, mais à condition qu’il se montrerait souvent dans cet établissement qu’il avait su rendre si prospère. Au bout de quelque temps il racheta pour son fils le cabaret de la Courtille, et lui-même, en 1771, ennuyé sans doute par un repos prématuré ou désireux d’augmenter sa fortune, il acquit de ce Magny, dont nous avons cité plus haut le nom, une guinguette dans le quartier des Porcherons, la Grand’Pinte.

Rendez-vous Bacchique chez Ramponneau (1758)

Rendez-vous Bacchique chez Ramponneau (1758)

Le Paris buveur se donnait alors rendez-vous dans les nombreuses guinguettes de la Maison-Blanche, de la Glacière, de Montrouge, de la chaussée du Maine, de Vaugirard. Les soldats, gardes-françaises ou autres, fréquentaient assidûment celles de Grenelle et de la Nouvelle-France, dans le faubourg Poissonnière. Ceux qui appréciaient à leur valeur, qui n’est pas mince, une bonne matelote ou une friture bien réussie, allaient plus volontiers au Gros-Caillou, à Bercy ou à la Râpée. Mais, de tous ces établissements, moitié tavernes, moitié gargotes, les plus animés, les plus populaires, étaient ceux de la Courtille et ceux des Porcherons. Vadé l’a dit, dans une pièce curieuse pour l’histoire du vieux Paris, et il savait, ayant l’habitude d’arroser ses vers, à quoi s’en tenir :

Voir Paris sans voir la Courtille
Où le peuple joyeux fourmille,
Sans fréquenter les Porcherons,
Le rendez-vous des bons lurons,
C’est voir Rome sans voir le pape.
Aussi ceux à qui rien n’échappe,
Quittent souvent le Luxembourg
Pour jouir dans quelque faubourg
Du spectacle de la guinguette.
Courtille, Porcherons, Villette,
C’est chez vous que puisant ces vers,
Je trouve des tableaux divers ;
Tableaux vivants où la nature
Peint le grossier en miniature.

Vis-à-vis la rue Louis-le-Grand, de l’autre côté du boulevard, montait, entre des champs et des jardins, le Chemin de la Grand’Pinte, qui devait son nom sans doute à la guinguette, et qui devint par la suite la rue de la Chaussée-d’Antin. Ce chemin aboutissait à la rue des Porcherons dont on a fait la partie de la rue Saint-Lazare qui va de la place de la Trinité à l’église Notre-Dame de Lorette. De l’ancien village des Porcherons il ne restait que le château du Coq, habité sous la Révolution par le conventionnel Lacroix — non loin de la maison où logeait son collègue Brissot.

Ce quartier, qui avait l’aspect d’un grand village, était plein de tavernes et de cabarets parmi lesquels le Sabot d’or. Au coin des rues Saint-Lazare et de Clichy, sur l’emplacement de la maison qui est à gauche de la place de la Trinité, en regardant l’église, il y avait encore en 1847 deux magnifiques acacias sous lesquels venait se poster, chaque hiver, un marchand de marrons. Ces acacias, arrachés en 1848, avaient ombragé la guinguette de la Grand’Pinte.

Portrait de Jean Ramponeau, d'après nature

Portrait de Jean Ramponeau, d’après nature

Là, comme dans son cabaret du Tambour Royal, Ramponneau gagna beaucoup d’argent. Il avait une clientèle bruyante, qui criait beaucoup et qui n’en buvait que davantage. Les habitués se traitaient volontiers d’échappés de Bicêtre, de marionnettes du pilori, et de restants de la bande à Cartouche. Ils se réconciliaient ensuite devant une bonne bouteille de vin, suivie généralement de plusieurs autres. Malheureusement, en 1786, le quartier des Porcherons fut enfermé dans Paris, et le vin, soumis aux droits d’entrée, devint plus cher. La plupart des clients, par économie, allèrent boire aux Batignolles.

Pendant quelques années encore, Ramponneau s’obstina à garder sa guinguette, de moins en moins achalandée. Enfin il prit le parti de se retirer, de vivre de ses rentes, et de jouir d’un repos bien gagné. Il n’en jouit pas longtemps. Le 4 avril 1802, il mourut, à 78 ans, dans une de ces maisons qu’on appelle maisons de santé, parce qu’elles sont remplies de malades.

Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

Imprimer cet article

LA FRANCE PITTORESQUE