LA FRANCE PITTORESQUE
Phonographe ou les applications
entrevues dès le XIXe siècle de
la parole « mise en bouteilles »
(D’après « Les Annales politiques et littéraires », paru en 1892)
Publié le mardi 19 avril 2016, par Redaction
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En 1892, près de quinze ans après l’apparition du phonographe et cependant que cette invention révolutionnaire fait d’ores et déjà l’objet de nombreuses applications outre-Atlantique, le publiciste scientifique Émile Gautier en recense quelques-unes, passées et à venir : support incorruptible consignant preuves et témoignages en vue de les produire au sein d’un tribunal, instrument de fascination des foules utilisé à l’envi et faisant office de « moulin à paroles chargé de seriner ses boniments au peuple souverain », ou encore moyen de communication transgénérationnel.
 

Si le phonographe n’est encore populaire en Europe que platoniquement et en théorie, écrit en 1892 dans Les étapes de la science : chroniques documentaires Émile Gautier (1852-1937) — qui dirigera pendant 20 ans, de 1893 à 1913, L’Année scientifique et industrielle —, il n’en est pas de même en Amérique, où il a si bien conquis droit de cité que les maisons géantes dirigées par Edison en personne ont peine, dit-on, à faire face au flot montant des commandes.

Il est éclos là-bas toute une floraison de compagnies puissantes dans le but d’imprimer un formidable essor à l’industrie originale et inédite qui consiste à mettre la parole en bouteilles et à faire des conserves de bruit. On peut apprécier, l’importance de ce mouvement, si éminemment moderniste, par ce simple fait que les principales de ces compagnies, au nombre de trente et une, sont tout récemment réunies à Chicago, et y ont jeté les bases d’un vaste syndicat, en vue de la défense des intérêts communs et, d’une entente relative à l’uniformisation des appareils, des méthodes et des messages phonographiques, afin d’en généraliser l’usage...

(...)

Aux États-Unis, au surplus, il n’est pour ainsi dire plus un homme d’affaires, industriel, négociant, financier, avocat, politician, etc., qui ne se serve du phonographe pour dépouiller et expédier sa correspondance. Au lieu de griffonner ses observations sur chaque lettre et de résumer la réponse à faire — opération qui, pour si succincte qu’on la suppose, ne laisse pas d’être longue et fastidieuse — il parle dans le cornet récepteur. Les secrétaires n’ont plus ensuite qu’à emporter les phonogrammes et à écrire sous leur dictée. Time is money !

Croquis du phonographe d'Edison, en 1878

Croquis du phonographe d’Edison, en 1878

On se sert même parfois du phonographe pour donner à certains contrats, à certains documents, un cachet irrécusable d’authenticité. C’est le cas des testaments, qui ne se font plus « olographes », mais olophones, de telle façon que c’est le de cujus lui-même qui, du fond de son cercueil, à l’aide de sa propre voix, demeurée vivante, avec son timbre, son rythme, son expression fidèle, reflétant sans erreur possible les moindres nuances, les plus subtiles intentions de son humeur et de sa pensée, saura signifier à ses héritiers ses dernières volontés. Verba manent ! Quel est donc l’acte notarié qui prévaudrait jamais contre cette sommation d’outre-tombe ?

(...)

Voyez-vous l’effet produit à la barre d’un tribunal, au cours d’un procès à sensation, par une déposition testimoniale de ce genre contre laquelle personne n’oserait s’inscrire en faux — personne, pas même le témoin lui-même, trahi par les accents, surpris et figés au vol, de sa propre voix !

L’expérience n’a pas encore été faite — que je sache — nulle part, pas même en Amérique. Mais elle se fera... Cependant, le phonographe a déjà été utilisé, mais pour d’autres services, par la justice américaine. Il aurait été employé, par exemple, en qualité d’espion... de « mouchard »... automatique. On aurait pu dérober ainsi — et fixer — certaines confidences compromettantes faites à leurs avocats ou à leurs visiteurs par de candides prévenus, qui ne se doutaient guère que les indiscrètes murailles de la cellule ou du parloir avaient non seulement des oreilles, mais encore une langue...

(...)

Un autre emploi judiciaire du téléphone est un emploi préventif... On s’en sert, en effet, pour rendre à l’avance impossibles les surcharges, grattages et autres falsifications d’écritures en matière de comptabilité commerciale... Oh ! mon Dieu ! c’est bien simple !.... Chaque fois qu’il reçoit une certaine somme, le caissier doit l’annoncer à haute et intelligible voix. Dès lors, quand il veut vérifier ses comptes, le patron n’a qu’à faire répéter devant lui les chiffres enregistrés par le plus incorruptible des témoins — le cylindre ! — et à faire l’addition. Le total doit alors nécessairement concorder avec la somme encaissée. Si cela continue, le métier de faussaire, que serraient déjà de si près les chimistes et les photographes, est un métier fichu.

... La médecine, elle aussi, a trouvé le moyen de tirer parti du phonographe. Un professeur de pathologie— encore un Américain, naturellement ! — n’a-t-il pas eu l’ingénieuse idée d’ « illustrer » son cours à l’aide d’une série de phonogrammes enregistrant, sur le vif et d’après nature, les bruits du cœur, les souffles des poumons, les crépitations des os et des muscles, les râles des viscères, etc. ?

L'astronome français Jules Janssen fait l'expérience du phonographe d'Edison en 1889

L’astronome français Jules Janssen fait l’expérience du phonographe d’Edison en 1889

Faut-il parler de l’imprimerie, révolutionnée par le phonographe, en ce sens que le typographe, au lieu d’être obligé de déchiffrer lettre à lettre une copie manuscrite, parfois à peu près illisible, compose directement sous la dictée du « parleur », dont il peut régler à son gré le débit, au moyen d’une pédale, comme cela s’est déjà fait au World (de New York) ? Faut-il escompter l’époque — prochaine sans doute — où les journaux auront cédé la place aux publications phonographiques, à tirage indéfini, dont tout un chacun pourra se payer le luxe moyennant le dépôt préalable d’un gros sou dans l’une de ces tirelires automatiques qui, pour le même prix, vous disent aujourd’hui votre poids ou vous glissent dans la main au théâtre une jumelle Flammarion ?

(...)

Qui sait si le phonographe ne jouera pas un rôle décisif dans les campagnes électorales de l’avenir ? Les phonogrammes, expédiés à la grosse de Paris, ou même de Saint-Brelade, remplaceront les affiches polychromes, les polémiques de presse, les tournois oratoires et ces circulaires à domicile, qui sont comme les prospectus et les prix-courants des trafiquants de la politique. Au lieu de fonder d’éphémères feuilles de choux pour les besoins de la bataille, les comités locaux feront l’acquisition de moulins à paroles chargés de seriner leurs boniments au peuple souverain.

Peut-être même, grâce à une étonnante invention d’Edison, — le mégaphone — qui est au son ce que le microscope est à la lumière, et permet à la voix phonographique d’emplir l’Hippodrome ou la place de la Bastille, pourra-t-on moudre, à tous les carrefours, sur des orgues de Barbarie nouveau modèle, les déclarations et promesses du bon candidat, en attendant le « téléphote », qui doit nous mettre bientôt à même de voir les gens, comme déjà nous les entendons, à distance. Joignez à cela un exact et fidèle mannequin, savamment articulé, sorti des mains habiles d’un émule quelconque de Vaucanson, qui fasse les gestes, et voilà le suffrage universel en possession de son homme tout entier.

Vous représentez-vous l’effet produit par de mystérieuses mécaniques déposées partout, sur les tables des restaurants et des cafés, au-dessus du zinc des mastroquets, sur les cheminées des salons, dans les églises, dans les gares et les bureaux d’omnibus, au coin de toutes les bornes, et jusque dans les fiacres et les chalets de nécessité, cornant jusqu’à l’obsession aux oreilles assourdies le dernier manifeste du brave général Boulanger — la voix de l’exil ! — avec son timbre vrai, son accent authentique et le trémolo de l’émotion ?

... Chaque âge, voyez-vous, a sa forme de propagande, d’apostolat et de publicité, comme il a son outillage, sa mise en scène, son costume, son style, ses modes et ses mœurs. Nous ne pensons plus de la même façon que nos pères : nous ne pouvons davantage agir, travailler, vivre, solliciter l’opinion, ensemencer l’idée comme eux. Nos descendants, plus profondément transfigurés encore, auront, à leur tour, des procédés et des méthodes ne ressemblants en rien aux nôtres.

Le phonographe d'Edison (en réalité inventé par Charles Cros) vers 1880

Le phonographe d’Edison (en réalité inventé par Charles Cros) vers 1880

Pourquoi ne serait-ce pas avec le phonographe qu’au siècle prochain les grands meneurs d’hommes — capitaines ou poètes, artistes ou rhéteurs — fascineront les foules ?

La fascination par phonographe ! Si paradoxale qu’elle ait l’air d’être, la formule n’est ni impropre, ni même excessive.

(...)

Il y a bel âge qu’on nous affirme qu’il n’est pas impossible de magnétiser les gens, non seulement de près, par la parole, l’attouchement, le regard, au doigt ou à l’œil, mais même de loin, par l’intermédiaire d’un objet inanimé — de l’eau, par exemple, une bague, un mouchoir, un talisman quelconque —, dans lequel s’est, en quelque sorte, incorporée la vertu magnétique. Que sera-ce s’il s’agit d’un cylindre vibrant où le magnétiseur aura projeté sa pensée olophone et sa volonté ? Entre l’hypnotisme et la suggestion, en fin de compte, il n’y a qu’un pas... ou qu’une nuance.

Nous verrons qu’au vingt-et-unième siècle on ne s’y prendra pas autrement pour galvaniser les traditions agonisantes, renouer la chaîne des temps, faire revivre les leçons des ancêtres, perpétuer le génie de la race, évoquer et consulter les esprits, sans faire tourner les tables.

Peut-être sommes-nous nés trop tôt pour voir ces merveilles. Mais ce qui nous doit consoler, c’est la pensée qu’il nous est d’ores et déjà permis, en parlant dans un cornet, de diriger par anticipation la conscience et les actes de nos coquins d’arrière-petits-fils. Quelle aubaine pour les utopistes incompris !

Ce n’est pas seulement la parole, c’est la suggestion, que désormais on va mettre en bouteille !

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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