LA FRANCE PITTORESQUE
Absinthe : grandeur et décadence
de la fée verte
(Extrait de l’article « Grandeur et décadence de la fée verte »
par Marie-Claude Delahaye, paru en 1988
dans « Histoire, économie et société »)
Publié le mercredi 16 mars 2016, par Redaction
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Au XIXe siècle, l’art de vivre passait par l’absinthe... Tour à tour adulée puis chargée d’anathème, celle qui inspira les artistes de l’époque, de « fée verte » devint sorcière. Accusée de rendre fou et criminel, elle fut partout combattue et abattue. La Belgique, la première, sonna le glas en 1905. La Suisse suivit en 1910 et finalement la France donna, en 1915, le dernier coup d’estoc. Feu la fée verte ne gênerait plus personne. Morte grâce aux efforts conjugués de l’Académie de Médecine, des ligues antialcooliques et des syndicats puissants de la viticulture, elle fut enterrée à grands renforts de fanfare.
 

C’est à la fin du XVIIIe siècle que vivait, dans le village de Couvet, le Dr Ordinaire, un médecin français exilé de Franche-Comté pour des raisons politiques, rapporte Marie-Claude Delahaye, maître de conférence en biologie cellulaire à l’Université Pierre et Marie Curie, dans un article de la revue Histoire, économie et société. Décrit comme un original par les habitants du canton, le médecin parcourait en tous sens le Val de Travers monté sur son petit cheval corse qu’il appelait « La Roquette ».

Il exerçait tout à la fois la médecine et la pharmacie, comme cela se pratiquait alors. Dans les cas graves, il prescrivait un élixir fabriqué à partir de plantes macérées dans de l’alcool dont il tenait la formule croit-on, d’une vieille femme de Couvet, la mère Henriod. A la mort du Dr Ordinaire, sa gouvernante, Mademoiselle Grand-Pierre, aurait vendu la formule de l’élixir au major Dubied. Celui-ci, avec un sens certain des affaires et aidé de son gendre Henri-Louis Pernod, créa en 1798 la première fabrique d’absinthe à Couvet.

Le major Dubied prit donc l’affaire en mains. L’élixir allait être désormais distillé, méritant ainsi l’appellation scientifique et légale « d’extrait d’absinthe », mais restant plus habituellement dénommé « liqueur d’absinthe ». C’est ainsi que l’absinthe passa du domaine de la thérapeutique équivoque à celui de boisson apéritive. Autrefois prescrit pour combattre la fièvre et stimuler l’appétit, ce breuvage quitte donc l’officine et devient, grâce à son ancienne réputation, le complément indispensable d’une bonne cave.

En 1805, devant le succès de la liqueur et l’accroissement de la demande, Henri-Louis Pernod décida de créer sa propre entreprise. Pour des raisons fiscales, il s’installa alors en France, à Pontarlier dans le Doubs. Avec une première distillerie française, qui avait pour nom Pernod Fils, commençait, chez nous, l’aventure de l’absinthe.

L’absinthe fait son chemin. Quelques années plus tard, vers 1830, elle devient vraiment la boisson à la mode. C’était l’époque des grandes conquêtes coloniales : l’Algérie, Madagascar, le Tonkin... Les militaires qui s’étaient vite aperçu des vertus curatives de la liqueur d’absinthe en mettaient quelques gouttes dans l’eau généralement suspecte pour se garantir des fièvres pernicieuses et de la dysenterie. Ils prirent goût à ce breuvage et à leur retour en France continuèrent à absorber leur boisson favorite. Ils furent vite imités par la bourgeoisie pleine d’admiration pour ses conquérants et par les artistes à la recherche de plaisirs nouveaux capables d’augmenter leur sensibilité et leur pouvoir de création. Qui n’a pas en tête cette fameuse photographie de Verlaine écrivant au Procope, un verre d’absinthe devant lui ?

Tous les artistes « s’adonnaient à la verte avec passion ». Les poètes en buvaient et la louaient ou la fustigeaient selon leurs états d’âme ; les peintres en buvaient et lui donnaient un visage. Certains d’entre eux montrèrent son côté funeste, comme Degas dans son fameux tableau intitulé « l’absinthe » ou Picasso avec sa série des buveuses. D’autres préférèrent retenir l’ambiance du bar, de la fête. Renoir immortalisa ainsi le « Bal du Moulin de la Galette », haut lieu de divertissement où l’absinthe triomphait. Manet se plaisait au « Bar des Folies Bergères »... Toulouse-Lautrec, quant à lui, avait un faible pour le Moulin Rouge. Un faible pour l’absinthe aussi. Il ne sortait jamais sans sa canne à système qui dissimulait un verre et une petite fiole contenant de la liqueur. Chez lui, il raffinait. Il composait dans son atelier pour son ami Aristide Bruant, un « cocktail » de son invention : un panaché de cognac et d’absinthe au nom si évocateur de « Tremblement de terre ». Boire de l’absinthe relevait donc du snobisme de l’époque et dans tous les grands établissements des beaux quartiers, entre cinq et sept heures du soir, c’était « l’heure verte ».

Vers 1870, l’absinthe jusqu’alors réservée à une élite va se « démocratiser ». Voilà l’ouvrier entraîné « sur la piste du bourgeois ». L’absinthe qui était chère à ses débuts devient meilleur marché que le vin qu’elle commence à concurrencer. Certains le remarquent et d’autres s’en inquiètent comme en 1907 Jean d’Orsay, journaliste au Matin : « La purée verte remplace partout les flacons rouges aux terrasses des cafés. Autant d’apéritifs que de consommateurs. Où sont les innocentes piquettes d’antan ? » Ainsi, l’absinthe ne fait plus l’exclusivité des beaux établissements. Elle fait son apparition dans les petits bistrots, les caboulots qui regorgent de monde les soirs de paye. Les marchands de vin, puis les fruitiers et même les charbonniers vendent de l’absinthe. Si bien « qu’à la sortie des ateliers, sur les places, dans les rues, en été, nous sommes pénétrés du relent anisé de toutes les demies dégustées... » (L’absinthe et l’absinthisme, 1908).

Absinthe Terminus, à Pontarlier

Absinthe Terminus, à Pontarlier

Fait de société nouveau, la femme qui se contentait à la fin du repas d’une petite « liqueur de dames » prend désormais l’apéritif et se met à l’absinthe. On la voit, surtout à Paris, attablée à la terrasse des cafés et « je vous garantis que les absintheuses sont au moins à la hauteur des absintheurs », écrit H. Balesta en 1860 dans Absinthe et absintheurs.

Pourquoi cette vogue de l’absinthe qui fait dire au Dr Eugène Ledoux de Besançon en 1908 : « elle est devenue malheureusement une boisson nationale et bien française » ? Jusqu’au milieu du XIXe siècle, l’apéritif tel qu’on le connaît aujourd’hui n’existait pas. Quelques amers et quinquinas faisaient leur timide apparition. Lorsqu’il s’agissait de boire avant le repas, à la maison aussi bien que dans les établissements publics, c’était surtout le vin qui était à l’honneur... Et puis survint l’absinthe.

L’absinthe avait tout pour devenir populaire : cette saveur anisée tout à fait nouvelle pour l’époque ; cet air faussement anodin dû au fait qu’il fallait y ajouter de l’eau fraîche, ce qui en faisait une boisson légère et désaltérante. Et enfin, elle demandait une préparation originale, un cérémonial très particulier qui fit de sa consommation un véritable rite social.

L’absinthe, extrait distillé de plantes ayant préalablement macérées dans de l’alcool, titrait 68 et 72 degrés. Il fallait d’une part, y ajouter de l’eau ce qui provoquait l’émulsion des essences des plantes, ce qui donnait l’aspect laiteux de la boisson et, d’autre part, le sucrer pour adoucir l’amertume apportée par la plante d’absinthe. Comme le sucre ne se dissout pas dans un alcool de titre aussi élevé, il fallait qu’il tombe déjà dissous, dans le verre. D’où ce rite de la préparation de l’absinthe.

Lorsque votre absinthe est versée
Au fond d’un verre de cristal
Mettez sur la pelle en métal
Le sucre, en deux pierres cassées
Et l’une sur l’autre placées

Puis faites couler savamment
L’eau claire en petite cascade
Regardez bien, voici comment.
Et pour qu’elle ne soit pas fade
Versez surtout très doucement.

L’absinthe devenant plus pâle
Répandra sa divine odeur
Et vous verrez dans la blancheur
De cette subtile liqueur,
De beaux reflets d’ambre et d’opale

Vous aurez de cette façon
Une absinthe bonne et bien faite ;
Profitez donc de ma leçon ;
Si cela vous monte à la tête,
Vous calmerez votre âme en fête
En nous chantant une chanson.

Ainsi, les consommateurs prenaient leur temps, devisant entre eux en attendant que leurs absinthes soient prêtes. Ce rite, par l’occasion qu’il créait de favoriser les conversations, est, à n’en point douter, à l’origine de l’énorme succès de l’absinthe. Ce moment de détente pris au café, en compagnie, est devenu rapidement une institution. Et cet instant privilégié est devenu l’heure de l’apéritif, l’heure de l’absinthe.

Rançon de son succès, l’absinthe, boisson profondément sociale, a connu une telle vogue dans toutes les couches de la société qu’elle devint très rapidement le symbole de l’alcoolisme. Un alcoolisme qui prit des proportions effrayantes au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle et au début du suivant. Il est vrai qu’il se buvait beaucoup d’absinthe. De 1870 à 1910, sa consommation n’a fait que croître : elle serait passée de 7 000 hectolitres en 1874 à 360 000 hectolitres en 1910, d’après les chiffres donnés par la Ligue Nationale antialcoolique. C’est la ville de Marseille qui détenait le record de la consommation avec 3 litres d’absinthe pure par habitant et par an, puis venaient les départements du Var avec 2,5 litres, du Vaucluse, de la Seine et du Gard avec 2 litres. Quant à la ville de Pontarlier qui comptait 25 distilleries en 1905, sa consommation a décuplé en trente-cinq ans, de 1871 à 1906.

En fait, l’absinthe était consommée surtout dans les régions du Jura et du Doubs où étaient installées de nombreuses distilleries, à Paris pour une question de mode et dans le Midi de la France où elle était une boisson rafraîchissante par excellence. Ceci représentait environ treize départements qui absorbaient à eux seuls 65 % de la consommation totale de la France. L’absinthe qui avait le tort d’être populaire, fut un exutoire tout trouvé à l’alcoolisme. Tous les maux portés par les eaux-de-vie et le vin furent mis sur son compte. L’absinthe est qualifiée de fléau social et pour elle on invente l’expression de péril vert. La Fée verte devint ainsi sorcière.

Dès 1902, le Président du Conseil avait demandé à l’Académie de Médecine d’étudier cette grave question de l’alcoolisme. Il fut à cet effet créé en son sein une Commission dite de l’alcoolisme qui avait pour but d’analyser la toxicité de toutes les boissons à base d’essences. Outre l’absinthe, les consommateurs avaient en effet le choix entre différentes boissons alcooliques, à base de plantes, fabriquées suivant divers procédés. L’Académie de Médecine se pencha donc sur le problème général des boissons à essences et de nombreuses discussions eurent alors lieu afin de définir le degré de toxicité des essences les plus couramment utilisées.

C’est en s’appuyant sur les données de l’observation clinique et simultanément sur les résultats de l’expérimentation physiologique, que furent déterminés la nature et le degré de toxicité de chacun des produits composant les liqueurs. Après de nombreuses controverses, l’Académie refusa finalement d’établir une échelle de culpabilité entre les essences. Elle préféra les condamner toutes en bloc et condamner avec elles leur support commun qui est l’alcool. Il fut donc établi une seule liste d’essences avec néanmoins à leur tête, l’essence d’absinthe, la reine des poisons de ce genre (Bulletin de l’Académie de médecine, séance du 24 janvier 1903).

Un courant très sérieux en faveur de la prohibition de l’absinthe avait déjà commencé à se manifester avant 1900. Aussi quand l’Académie de médecine souleva la question de la toxicité des boissons à essences et en particulier de celle de l’absinthe, décida-t-elle de l’orientation à donner à la lutte antialcoolique. La fée verte vit alors se dresser contre elle « tous ceux qui, voulant en finir, l’accusent d’être la principale cause de l’abêtissement physique et moral de la nation française », écrit J. Guyot dans L’absinthe et le délire persécuteur en 1907.

Une ligue nationale contre l’alcoolisme fut alors fondée, soutenue par des membres de l’Académie de Médecine, des écrivains, des parlementaires. Suivant cet exemple, de nombreuses autres ligues antialcooliques virent le jour appuyées par la presse. En 1906, la ligue nationale contre l’alcoolisme prit l’initiative de lancer une pétition nationale contre l’absinthe, avec ce mot d’ordre : « Supprimons l’absinthe ». Un texte fut envoyé aux conseils généraux et municipaux, aux membres de l’Académie de Médecine, de l’Académie française, de l’Armée, de la Magistrature, de l’Université.

Ce texte commençait ainsi : « Attendu que l’absinthe rend fou et criminel, qu’elle provoque l’épilepsie et la tuberculose et qu’elle tue chaque année des milliers de fiançais. Attendu qu’elle fait de l’homme une bête féroce, de la femme une martyre, de l’enfant un dégénéré, qu’elle désorganise et ruine la famille et menace ainsi l’avenir du pays. Attendu que des mesures de défenses spéciales s’imposent impérieusement à la France, qui boit à elle seule plus d’absinthe que le reste du monde... ». La pétition fut un succès.

De surcroît, le journal Le Matin organisa le 14 juin 1907 un meeting monstre au Trocadéro avec comme ordre du jour : « Tous pour le vin, contre l’absinthe ». La séance fut ouverte par le Pr. d’Arsonval : « Le but de cette séance est de dénoncer au public un péril national : l’absinthe et l’absinthisme. L’utilité des boissons alcooliques n’est point en cause : l’absinthe, voilà l’ennemi ! » tandis que l’illustre académicien, Jules Clarette déclarait : « Faisons que les marchands de vin, qui ont bien le droit de vivre, vendent du vin, du vin français, du vin naturel et sain, celui que le roi gascon faisait couler sur les lèvres de son nouveau-né. Alors, ils auront bien mérité de la France ». Pendant ce temps, au dehors, sur la place du Trocadéro, grondait une contre-manifestation de plusieurs milliers de personnes, menée par le député Girod de Pontarlier.

Toutes les propositions de loi concernant la suppression de l’absinthe furent successivement rejetées par la commission sénatoriale chargée de les examiner. Le 11 juin 1912, le Sénat adopta cependant la proposition de M. Ouvrier tendant à interdire, non pas la liqueur d’absinthe mais toute liqueur renfermant de la thuyone, principe reconnu actif de l’essence d’absinthe, présent dans les armoises et différentes plantes telles que la sauge et la tanaisie. Par cette mesure, le gouvernement voulait donner satisfaction au grand mouvement d’opinion qui s’était déchaîné contre l’absinthe. En même temps, il n’osait prendre contre les fabricants de l’apéritif national la mesure radicale que l’intérêt public demandait.

Il faudra attendre le lendemain de la déclaration de la guerre de 1914 pour que le gouvernement invite les préfets à prendre dans les départements des arrêtés tendant à interdire dans les établissements publics la vente au détail de l’absinthe. Mais comme il fallait faire davantage, le gouvernement émit le 7 janvier 1915 un décret contresigné par le ministre de l’Intérieur, interdisant la circulation, la vente en gros et au détail de l’absinthe et des liqueurs similaires.

Ce décret ne pouvant être valable que pour la durée de la guerre, il fut déposé sur le bureau de la Chambre un projet de loi tendant à rendre définitives les mesures prises pendant la guerre. Le 16 mars 1915, la proposition de loi relative à l’interdiction de la fabrication, de la vente en gros et au détail ainsi que la circulation de l’absinthe et des liqueurs similaires, fut enfin acceptée à l’unanimité.

La loi, qui parut au Journal Officiel le 17 mars 1915, fut très favorablement accueillie par l’opinion publique et, sauf quelques rares exceptions, fut partout complètement appliquée. Les fabriques furent fermées. Les marchands en gros et les dépositaires suspendirent leurs ventes mais conservèrent cependant leurs stocks en attendant le vote d’une éventuelle loi d’indemnisations.

Plusieurs projets de loi relatifs aux indemnisations à allouer aux fabricants d’absinthe furent déposés par le gouvernement mais aucun n’aboutit. Pour éviter les murmures des cultivateurs, un début de satisfaction leur fut cependant donné. L’État reprit leurs stocks d’herbages, les brûla et les paya aux prix des derniers cours, tout en laissant espérer d’autres indemnités qui devaient dédommager les planteurs de leurs frais de culture et de leurs installations spéciales de dessication.

Les anciens fabricants d’absinthe se trouvèrent eux, au retour de la guerre, devant un amas d’herbages aussi important qu’inutile. Finalement, ces plantes détenues par les distillateurs ne leur furent jamais remboursées et plus d’un million de kilos fut détruit sans compensation. Les fabricants ne reçurent aucune indemnisation et les grosses fabriques très spécialisées qui ne distillaient que de l’absinthe durent fermer leurs portes.

POUR EN SAVOIR PLUS :
Découvrez le Musée de l’absinthe à Auvers-sur-Oise (95)
fondé et dirigé par Marie-Claude Delahaye, maître de conférence
honoraire à l’université Pierre et Marie Curie (Paris)
Site Internet : http://www.musee-absinthe.com/
Blog : http://absinthemuseum.auvers.over-blog.com/
Tél. : 01 30 36 83 26 / Mail : absinthe.auvers@free.fr)

Ouvert de mars à octobre tous les samedi, dimanche et jours fériés de 13h30 à 18h. Dernière entrée à 17h30.
Et en juillet et août
le musée est ouvert mercredi, jeudi, vendredi, samedi, dimanche
de 13h30 à 18h.

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