LA FRANCE PITTORESQUE
Accents sur la lettre e
et abandon de l’écriture gothique
(D’après « Mélanges littéraires, philologiques
et bibliographiques », paru en 1818)
Publié le lundi 2 mars 2020, par Redaction
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Avant le règne de François Ier, qui débuta en 1515, on ne trouve aucun e accentué dans les manuscrits ni dans les livres imprimés, et cependant les différentes valeurs de l’e étaient déjà tellement distinctes, que, pour certains noms terminés en é, on écrivait ai. Si la distinction entre le u et le v, de même que celle entre le i et le j, est bien établie dès le XVIIe siècle, l’e accentué s’imposa en revanche plus tardivement, notre langue n’accouchant de l’accent circonflexe qu’au début du XVIIIe siècle. Et en 1814, la lettre e hérita par ailleurs temporairement d’un accent dit moyen sous l’impulsion de la célèbre imprimerie Didot.
 

Après la publication, en 1529, du Champ fleury au quel est contenu l’art et science de la deue et vraye proportion des lettres antiques, de Geoffroy Tory (vers 1480 - 1533), l’ajout des accents sur le e fait l’objet de propositions, le choix s’affirmant lentement avec la parution, au milieu du XVIe siècle, du Dictionnaire françois-latin de Robert Estienne.

Mais le lexicographe et imprimeur royal Robert Etienne (1503-1559), dont le dictionnaire, paru en 1539, constitue le plus ancien dictionnaire latin et français, n’admettait l’accent aigu sur le e que lorsque cette lettre était en fin de mot. Ce n’est qu’en 1600 et 1615 que l’on inventa réellement l’accent aigu formant le é.

Robert Estienne

Robert Estienne

L’accent grave est, quant à lui, postérieur à 1706. L’érudit Joseph Scaliger (1540-1609) prétend cependant que le libraire-imprimeur vénitien Alde Manuce (1449-1515) est le premier qui a introduit dans le latin l’accent grave, la virgule et le point-virgule ; et qu’avant lui personne n’en avait fait usage. Cette assertion demande une explication ; car elle donnerait à entendre qu’avant Alde Manuce, il n’existait ni accent, ni virgule ; ce qui serait faux : disons donc que la plupart des signes de ponctuation sont fort anciens, mais que l’usage de les désigner tels que nous nous en servons maintenant, c’est-à-dire la valeur que nous leur donnons, est assez moderne.

Il n’est pas inutile, sur le sujet de la ponctuation ancienne, de consulter le tome III du Nouveau traité de diplomatique. On y trouve tout ce qui regarde la ponctuation des anciens ; les interponctions des inscriptions lapidaires et métalliques, des manuscrits et des diplômes ; les divers usages des points, des virgules et des accents ; les marques de corrections, de renvois, d’exponctions, de transpositions, etc. ; les obèles, astérisques, lemnisques, guillemets, réclames, et les divers autres signes employés dans l’écriture antique.

L’accent circonflexe est postérieur à 1730, c’est-à-dire à l’époque où l’abbé Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre, écrivain, diplomate et académicien, écrivait sur l’orthographe un livre alors contrarié et mal apprécié : Projet pour perfectionner l’orthographe des langues de l’Europe. Il observe que chacune de ces innovations fit d’abord crier ceux qu’il désigne comme les gens à routine, contre ceux qu’ils appelle les novateurs ; mais que la convenance et le besoin l’emportèrent sur les arrêts mêmes de l’Académie.

Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre

Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre

À l’occasion de la parution, en 1814, d’une édition annotée de la Henriade de Voltaire, l’imprimerie Didot l’aîné imagina en 1814 un nouvel accent appelé moyen, et qui, devant être placé sur l’e, tenait le milieu entre l’accent grave et l’accent aigu, à peu près comme le son de l’e dans zèle tient le milieu entre le son de l’e grave dans procès et le son de l’e aigu dans bonté. La forme que Didot donna à cet accent moyen est toute simple : c’était un trait vertical, ne penchant ni à droite comme l’accent aigu, ni à gauche comme l’accent grave.

Il devait servir à fixer l’accentuation qui variait dans tous les dictionnaires pour l’e des mots règne, règle, sèche, fièvre, lièvre, sacrilège, fève, etc. Didot publia une petite dissertation sur cette heureuse innovation en tête de l’édition de la Henriade, qui fait partie de sa belle collection des meilleurs ouvrages de la langue française. Il fit usage de l’accent moyen dans ce volume ainsi que dans tous ceux qui le suivirent.

Passons à la distinction que l’on a faite entre la voyelle u et la consonne v d’une part, entre la voyelle i et la consonne j d’autre part, surtout dans les livres imprimés. On prétend que le premier qui a fait cette distinction, est Louis Elzevir, de Leyde, qui a commencé à imprimer en 1595, et qui a fini en 1616 ; mais il n’a adopté cette distinction que dans les lettres de bas-de-casse, c’est-à-dire dans les lettres courantes ou minuscules. Quant aux majuscules ou capitales, c’est Lazare Zetzner, de Strasbourg, qui, le premier, a distingué, en 1619, les mêmes lettres voyelles des consonnes. On lui doit l’U rond voyelle et le J consonne à queue.

Dictionnaire françois-latin de Robert Estienne

Dictionnaire françois-latin de Robert Estienne
(édition de 1549)

Malgré cette innovation dont on devait sentir l’utilité, on employa longtemps encore le V comme voyelle, et l’I comme consonne. Qu’on ait ainsi agi dans le style lapidaire, rien n’est plus naturel ; ces sortes de lettres y sont de rigueur, parce qu’elles doivent ressembler aux caractères employés par les anciens Romains dans leurs inscriptions ; mais il est ridicule, dans l’écriture courante, de confondre des voyelles et des consonnes qui doivent être si distinctes à cause de la prononciation.

Ajoutons qu’il n’y a guère plus de deux siècles et demi qu’on prononçait françois, comme saint François, au lieu de français. Boileau nous en fournit la preuve dans la satire III, intitulée Le Repas, publiée en 1667 :

A mon gré le Corneille est joli quelquefois.
En vérité, pour moi, j’aime le bon françois.

Si la prononciation n’eût pas été telle, Boileau, si exact sur la rime, n’eût pas employé celle-ci, même en se moquant du personnage qu’il fait parler ainsi.

Disons enfin un mot sur la prononciation vicieuse du Q dans quis et quam, avant le philosophe et grammairien Pierre de La Ramée (vers 1515 - 1572) : on prononçait kiskis et kankan, au lieu de quisquis et quamquam. Quand cet habile professeur voulut rectifier cette prononciation, il éprouva les plus grandes difficultés et se fit beaucoup d’ennemis. Les deux ouvrages qu’il publia contre Aristote en 1543, lui en avaient fait bien davantage, et l’avaient même fait condamner par le Parlement. Lors de ses querelles sur la prononciation du Q, un mauvais plaisant dit : « Cette maudite lettre Q fait à elle seule plus de kankan que toutes les autres lettres ensemble. »

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