LA FRANCE PITTORESQUE
Joueur d’orgue de Barbarie :
métier promis à disparaître
voici déjà un siècle
(D’après « Le Petit Journal. Supplément du dimanche », paru en 1908)
Publié le dimanche 6 mars 2016, par Redaction
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En 1908, le préfet de police Louis Lépine décide qu’il ne sera plus accordé de nouvelle permission de jouer de l’orgue de Barbarie dans les rues de la capitale, les anciennes autorisations, peu nombreuses, étant maintenues, et la disparition de leurs titulaires n’étant plus qu’une affaire de temps, tant les moeurs se sont alors déjà modifiées depuis quelques années
 

Un chroniqueur du temps s’interroge sur la raison de cette sévérité à l’égard des pauvres vieux joueurs d’orgue qui vont semer un peu d’harmonie à travers les quartiers populeux. Les joueurs d’orgue, en effet, ne sauraient mériter tant de rigueur, nous explique-t-il. Ce sont, en général, des vieillards ou des infirmes incapables d’exercer un autre métier. Ils prennent celui-là parce que, misérables, ils ont le respect d’eux-mêmes et ne veulent pas tendre la main... Il la tendront, désormais, regrette notre journaliste, puisqu’on leur enlève leur gagne-pain. Et cela fera quelques mendiants de plus dans nos rues.

Mais quel mal faisaient-ils ? Depuis longtemps on les avait chassés des quartiers du centre. Ils ne jouaient plus guère que sous les porches ou dans les cours de ces maisons des faubourgs qui sont de grandes ruches ouvrières sans cesse en travail. On les y accueillait avec joie. Ils apportaient l’écho de la chanson en vogue ; leur musique, toute geignarde et tremblotante qu’elle fût, interrompait d’un peu de gaieté la monotonie des longues journées de labeur... Le joueur d’orgue avait son petit rôle social. Qui le remplira pour lui, à présent que M. le préfet de police l’a supprimé ? déplore le chroniqueur du Petit Journal.

Le joueur d'orgue de Barbarie

Le joueur d’orgue de Barbarie

D’où vient ce nom bizarre d’orgue de Barbarie ? L’inventeur fut, dit-on, un facteur italien du nom de Barberi. Ce nom, par corruption, ne tarda pas à devenir Barbarie. Et voilà comment fut baptisé ce modeste instrument de la rue. C’est à la fin du XVIIIe siècle que les orgues de Barbarie firent leur apparition en France. Ils succédaient aux serinettes et aux vielles que les petits Savoyards tournaient en chantant et en faisant danser leur marmotte.

Curieux détail : en 1793, il fut déjà question de les supprimer. L’orgue de Barbarie était-il « suspect » ? Manquait-il d’enthousiasme pour la Révolution ?... Ne jouait-il que des hymnes réactionnaires ?... Je ne sais, écrit le journaliste. Mais il ne fallut rien moins que l’intervention de Danton pour le sauver.

C’était à l’heure où la lutte se poursuivait, terrible, entre Robespierre et Danton, à la veille du jour où le grand tribun allait succomber. Et ce n’était point pour sauver sa tête qu’il montait à la tribune, c’était pour défendre l’orgue de Barbarie. « Citoyens, disait-il, j’apprends qu’on veut empêcher les joueurs d’orgue de nous faire entendre par les rues leurs airs habituels. Trouvez-vous donc que les rues de Paris sont trop gaies ? Trouvez-vous que le peuple de Paris ait trop de chansons aux lèvres ? On nous conteste bien des libertés. De grâce, laissez-nous la liberté de l’orgue de Barbarie, la liberté de nos refrains, la liberté de la chanson !... »

Qui donc redira tout cela aujourd’hui aux puissants ennemis de l’orgue de Barbarie ? Ce vieil instrument de nos faubourgs ne sera-t-il pas défendu ? demande notre chroniqueur. Il a, pendant plus d’un siècle, distrait le peuple ; il lui a appris les chansons à la mode ; il a popularisé les motifs des opéras célèbres. Est-ce que tout cela ne doit pas lui valoir un peu d’indulgence ?

Et puis il faisait vivre nombre de pauvres gens. Naguère, la Bourse des joueurs d’orgue se tenait place Maubert. Là, plusieurs industriels avaient en magasin une grande quantité de ces instruments qu’il louaient trois francs par jour. Le joueur d’orgue prenait son instrument le matin et se mettait en route. Quand il rentrait, le soir, il avait fait en moyenne une recette de cent sous. Son bénéfice net était donc de deux francs environ. Et, pour gagner ces deux francs, il avait roulé sa boîte sonore et tourné la manivelle toute la journée... Franchement, ce n’était guère pour une telle besogne, relève le journaliste.

Va-t-on priver une foule de pauvres diables de ce modeste bénéfice ?... insiste-t-il encore. Et ne ferait-on pas mieux, si Paris est trop bruyant, d’imposer silence aux wattmen, aux conducteurs d’automobiles et aux cochers qui abusent de la cloche, de la corne et du fouet, et de laisser en paix, par contre, les pauvres vieux virtuoses du pavé ?

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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