LA FRANCE PITTORESQUE
Chien (Le) : commissionnaire
astucieux sous la Révolution
(D’après « Les animaux célèbres », paru en 1837)
Publié le lundi 18 septembre 2023, par Redaction
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Du chien nommé Laqueue se faufilant en toute impunité parmi la foule de citoyens affamés patientant parfois des heures durant pour obtenir viande et pain en cette période de disette, à celui qui allait et venait dans l’indifférence des geôliers au sein d’une prison d’État pour délivrer quelque message à son maître incarcéré, arrêtons-nous le temps de quelques lignes sur ces habiles commissionnaires à quatre pattes se jouant des sombres conditions de vie révolutionnaires
 

Sous l’empire de la Convention (1792-1795), à l’époque de la plus grande disette publique, les particuliers ne pouvaient obtenir un peu de subsistance qu’en se rendant de très grand matin à la porte des boulangers et des bouchers chargés de la distribution ; là, quelque temps qu’il fît il fallait attendre au milieu de la rue son tour pour recevoir sa portion exiguë, et tel qui faisait queue depuis trois heures du matin, n’était pas sûr d’être servi à onze heures, et souvent des malheureux s’en retournaient les mains vides, les membres brisés par la foule, tout morfondus de la neige ou de la pluie et l’estomac creux.

Parmi ces gens assaillis de mille besoins, qui attendaient, se poussant, s’écartant, s’écrasant l’un sur l’autre sans la moindre pitié, se trouvait un misérable rentier, vieux, faible et malade. Les plus forts l’écartaient toujours, et il serait mort d’inanition si son chien n’eut été sa providence. Il lui attachait au cou un petit sac noir, y mettait dedans la carte à la viande et la carte au pain, puis le laissait aller, se reposant sur lui du soin de lui rapporter ses provisions.

Un chien savant. Chromolithographie publicitaire publiée vers 1890

La foule des affamés faisait queue à la porte des boulangers et des bouchers, comme de nos jours à la porte des théâtres, et ne permettait à personne de sauter son rang. Mais notre fidèle commissionnaire, à qui ses manœuvres avaient fait donner le nom de Laqueue, n’était pas embarrassé d’éluder la consigne : il se glissait aisément entre les jambes des hommes et des femmes, atteignait ainsi la boutique, puis allait gratter les vêtements du distributeur affairé, se dresser sur ses deux pattes jusqu’à ce qu’il fut parvenu à captiver son attention. Alors il n’était pas difficile de deviner clairement l’objet de son message.

La probité, l’indigence extrême et peu méritée du pauvre rentier, maître de ce chien, étaient connues des marchands qui favorisaient un peu ce petit manège. On s’empressait donc de mettre dans le petit sac noir, la demi-livre de viande, portion assignée à chaque individu pour cinq jours, tandis que le commissaire coupait de son côté le feuilleton de la carte, puis on congédiait Laqueue, assez ordinairement avec la gratification d’un os pour ronger à son retour près de son maître.

Un fidèle commissionnaire venu chercher la portion assignée à son maître.
© Crédit illustration : Araghorn

Le chien repassait adroitement par le même chemin, et pouvait rapporter bien vite sa petite provision. Il repartait immédiatement après, faire la même expédition, pour avoir le quarteron de pain et l’eau de riz que le maître partageait généreusement avec son ami dévoué. Car le pauvre Laqueue était à la fois son pourvoyeur et son garde-malade.

On sait que sous Ta terreur, le palais du Luxembourg avait été transformé en prison d’État, où étaient entassés les suspects et les émigrés arrêtés. La garde de la prison s’y faisait avec une rigueur extrême, et tromper les geôliers était chose fort difficile. Le ministère d’un chien fut le moyen qu’on employa avec le plus de succès pour tromper un certain intraitable.

Ce fidèle animal s’introduisait chaque jour dans l’intérieur de la prison, pénétrait jusqu’à la chambre de son maître, l’accablait de caresses, restait fort longtemps avec lui, et semblait prendre part à son malheur. Ces démonstrations d’amitié furent un jour plus expressives et plus multipliées que jamais, tellement qu’elles devenaient importunes au maître. Au point qu’il finit par en concevoir de l’inquiétude. Plus il s’obstinait à vouloir se débarrasser de son chien et le renvoyer, plus son chien l’accablait de caresses, et alors il sautait sur lui, pleurait, aboyait, baissait ou élevait la tête, comme s’il eut voulu lui montrer son collier.

Un chien savant. Chromolithographie publicitaire de la fin du XIXe siècle

Le maître le croyant blessé examine son cou, et ne trouvant aucune apparence de blessure, veut absolument le mettre à la porte ; mais le chien insiste toujours et finit par se faire ôter son collier. Ce collier est examiné avec attention et finit par laisser découvrir un petit billet adroitement caché sous la doublure. Le billet était de la femme du malheureux prisonnier qui s’empressa d’y répondre par le même courrier, et chaque jour le fidèle commissionnaire était l’agent de la même correspondance.

On s’étonna bientôt de le voir sortir et entrer tous les jours à la même heure. Sa défiance donna surtout des soupçons, car lorsqu’il était porteur d’un message, il ne se laissait toucher ni même approcher par aucun des guichetiers. On découvrit enfin le stratagème, et depuis ce temps il fut défendu de laisser pénétrer les chiens dans les prisons de Paris.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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