LA FRANCE PITTORESQUE
Phonographe (Le révolutionnaire) : une
invention du Français Charles Cros
(D’après « Le Petit Journal illustré », paru en 1927)
Publié le mardi 26 janvier 2021, par Redaction
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La légende de l’inventeur méconnu, bafoué de son vivant et glorifié enfin, longtemps après sa mort, reçut une illustration nouvelle le 30 avril 1927, à l’occasion d’une cérémonie marquant le cinquantenaire du dépôt à l’Académie des sciences, par Charles Cros, d’un pli cacheté contenant la description exacte et complète d’un des plus merveilleux appareils nés du génie humain : le phonographe ; une célébration pour témoigner hautement et officiellement que la France revendiquait la gloire de cette invention.
 

Sans doute eût-elle pu, selon certains, la revendiquer plus tôt et ainsi rendre hommage à l’auteur de son vivant, mettre à sa disposition les sommes nécessaires pour lui permettre de réaliser son idée et de construire son appareil ; mais chacun sait qu’il n’est point d’usage d’agir ainsi : la tradition veut que l’inventeur connaisse, sinon les persécutions, du moins les dédains de la foule, et qu’on ne lui rende justice que longtemps après sa mort, et quand l’étranger s’est emparé de son idée. C’est là, comme nous allons le voir, toute l’histoire de Charles Cros et de sa géniale invention.

L’idée de recueillir, de fixer et de conserver la parole humaine hanta jadis quelques cervelles. Le romancier et dramaturge Savinien de Cyrano de Bergerac (1619-1655) qui, dans son Histoire comique des Etat et Empire de la Lune, eut la prévision du ballon, du parachute et même du moteur à explosion, eut également celle du phonographe. Il découvre dans la Lune un appareil plein de petits ressorts et de machines imperceptibles.

Centenaire du phonographe, invention de Charles Cros

Centenaire du phonographe, invention de Charles Cros

« C’est un livre, dit-il, mais un livre miraculeux qui n’a ni feuillets, ni caractères. Enfin, c’est un livre où, pour apprendre, les yeux sont inutiles ; on n’a besoin que des oreilles. Quand quelqu’un souhaite lire, il bande avec une grande quantité de toutes sortes de petits nerfs cette machine, puis il tourne l’aiguille sur le chapitre qu’il désire écouter, et, au même instant, il en sort, comme de la bouche d’un homme ou d’un instrument de musique, tous les sons distincts et différents qui servent, entre les grands lunaires, à l’expression du langage ». Les fantaisistes, vous le voyez, sont parfois des « anticipateurs ». Les poètes aussi, d’ailleurs.

Plus près de nous, en effet, un poète, et l’un des plus grands du XIXe siècle, a eu, lui aussi, le pressentiment de la plus grande invention que Charles Cros devait décrire trente ans plus tard. Lisez plutôt ces lignes extraites d’une étude de Théophile Gautier sur Mlle Mars, parue dans la Presse, le 24 mai 1847.

« Un jour peut-être, écrivait le grand Théophile Gautier, lorsque la critique, perfectionnée par le progrès universel, aura à sa disposition des moyens de notation sténographique pour livrer toutes les nuances du jeu d’un acteur, n’aura-t-on plus à regretter tout le génie dépensé au théâtre en pure perte pour les absents et pour la postérité. De même qu’on a forcé la lumière à moirer d’images une plaque polie, l’on parviendra à faire recevoir et garder, par une matière plus sensible encore et plus subtile que l’iode, les ondulations de la sonorité, et à conserver ainsi l’exécution d’un air de Mario, d’une tirade de Mlle Rachel ou d’un « couplet » de Frédérick Lemaître. On conserverait de la sorte, suspendue à la muraille, la Serenata de Don Pasquale, les imprécations de Camille, les déclarations d’amour de Ruy Blas, daguerréotypées un soir que l’artiste était en verve... »

Ce jour que prévoyait l’écrivain en 1847, était proche. Désormais, les archives du chant et de la parole existent. Grâce à l’invention conçue en avril 1877 par Charles Cros, et réalisée quelques mois plus tard par Edison, les voix des grands artistes et de grands orateurs ne pouvaient plus mourir. Et ce fut là, assurément, l’une des trouvailles les plus extraordinaires de ce XIXe siècle, si fécond en inventions et en progrès.

Charles Cros, auquel on ne saurait, en bonne justice, dénier le mérite d’avoir été théoriquement le véritable inventeur du phonographe, fut un esprit des plus originaux. Savant, certes, et très grand savant, mais qui se doublait d’un poète, d’un humoriste, et d’un pince-sans-rire. Pour se reposer de ses travaux scientifiques, il écrivait des vers, et de très beaux vers — son recueil Le Coffret de Santal contient des pièces admirables — et il faisait des monologues pour Coquelin Cadet. Il était notamment l’auteur d’une « scie » fameuse, le Hareng-Saur, qui valut au célèbre comique ses plus francs succès.

Mais ce n’étaient là, pour Charles Cros, que badinages nécessaires à la détente de son cerveau. Le savant se livrait à de plus utiles travaux. Tout jeune, il avait étudié concurremment et la médecine et les langues anciennes. A quinze ans, il savait autant de sanscrit qu’un vieux brahmane. Un des premiers, il réalisa la synthèse du rubis. Avec Ducos du Hauron, il découvrit la photographie en couleurs.

Pli cacheté déposé par Charles Cros à l'Académie des Sciences en avril 1877

Pli cacheté déposé par Charles Cros à l’Académie des Sciences en avril 1877

L’audace de certaines de ses conceptions scientifiques frisait parfois la plus invraisemblable fantaisie. L’idée d’une communication possible entre les planètes le hantait. En 1869, il publia dans le Cosmos un curieux mémoire sur ce sujet. Comme, en ce temps-là, il n’était pas encore question de télégraphie sans fil, Charles Cros méditait de communiquer avec Mars au moyen de signaux optiques. Il proposait que, sur un immense espace de terrain, le Sahara, par exemple, on dessinât, en traits lumineux extrêmement puissants, la figure du théorème du carré de l’hypoténuse. Les savants de Mars, pensait Charles Cros, auraient reconnu immédiatement cette figure et auraient répondu au moyen du même procédé, par la figure du théorème suivant. Et la correspondance se serait établie ainsi entre les deux planètes.

Cette idée, plus américaine, d’ailleurs, que française, ne fut jamais réalisée. Elle montre du moins que le savant, chez Charles Cros, ne reculait pas devant des projets qui semblaient plus propres à exciter l’imagination d’un Jules Verne que celle d’un grave mathématicien.

Mais venons à la conception du phonographe. Charles Cros avait déposé, le 30 avril 1877, à l’Académie des sciences un pli cacheté sous le titre que voici : « Procédé d’enregistrement et de reproduction des phénomènes perçus par l’ouïe ». Ce pli fut ouvert, lu en séance publique le 3 décembre de la même année et reproduit in-extenso dans le procès-verbal de la dite séance.

Toute l’invention du phonographe y était nettement expliquée : membrane vibrante, pointe métallique suivant les ondulations de la membrane, appareil moteur faisant tourner la surface d’enregistrement ; rien n’y manquait... Ou, plutôt, il n’avait manqué à Charles Cros que les fonds nécessaires pour construire l’appareil et présenter, au lieu d’une simple description, l’invention réalisée. Ces fonds, Charles Cros les chercha vainement...

Vainement, il essaya d’intéresser à son invention les constructeurs d’appareils scientifiques. N’ayant pas réussi, il voulut au moins, en désespoir de cause, et pour s’assurer la priorité de la trouvaille, au cas où quelque réalisation du même genre serait tentée, publier la description de l’appareil avec tous les détails de son fonctionnement. Il chargea de ce soin un savant prêtre de ses amis, l’abbé Le Blanc, rédacteur scientifique de la Semaine du Clergé. C’est dans cette feuille que, le 10 octobre 1877, parut le premier article relatif à l’invention de Charles Cros, et que fut imprimé pour la première fois le nom de phonographe qui devait lui être attribué. L’inventeur, à la vérité, eut préféré le nom de paléophone (voix du passé). C’est l’abbé Le Blanc qui proposa le terme phonographe ; et phonographe est resté.

Thomas Edison

Thomas Edison

Or, c’est seulement cinq jours après l’ouverture du pli de Charles Cros à l’Aacdémie, c’est-à-dire le 8 décembre 1877, que Thomas Edison prit un brevet, d’ailleurs tout à fait informe, sur « les vibrations d’un tympan actionnant une plume chargée d’encre et frôlant une bande de papier sans fin ». Cela ne ressemblait guère au phonographe conçu par Charles Cros. Mais le 15 janvier suivant, Edison prenait un second brevet dans lequel se trouvait décrit le phonographe mécanique. Le grand adaptateur et réalisateur américain avait eu tout le temps de s’inspirer et du mémoire original de Charles Cros, publié dans les comptes-rendus de l’Académie, et de l’article de l’abbé Le Blanc, paru trois mois auparavant.

On a dit avec raison qu’en cette affaire, Edison avait été à Charles Cros ce que Marconi fut à Branly dans la réalisation de la T.S.F. Et la comparaison est parfaitement judicieuse. Edison, cependant, a eu, seul, longtemps, toute la gloire de l’invention. Mais, cette, gloire, il la dut surtout au fait qu’il trouva autour de lui des capitalistes amis du progrès, confiants dans son génie, qui lui permirent de puiser dans une caisse largement ouverte et abondamment fournie pour réaliser toutes les inventions dont il s’occupait. Et c’est là ce qui, en revanche, manqua de tous temps aux inventeurs français.

Cette invention du phonographe était une chose si singulière, si étrange, si inattendue, qu’elle suscita d’abord l’incrédulité générale. On raconte que c’est à elle qu’Edison dut ce titre de « wizard », c’est-à-dire de sorcier, de magicien, que ses compatriotes lui attribuèrent dès lors. Le soir où il acheva la construction de son premier appareil, son principal commanditaire, Carman, se trouvait avec lui dans son laboratoire. Il regardait l’appareil, se demandant ce qu’il pouvait bien être, car Edison n’en avait encore parlé à personne.

— Qu’est-ce donc que cela ? demanda Carman à l’inventeur.

— Cela, répondit Edison, c’est une machine qui parle.

Carman éclata de rire, croyant que le savant se moquait de lui.

— Voulez-vous parier avec moi, reprit Edison, que cet appareil va répéter textuellement ce que je vais dire ?

— Je tiens le pari.

Edison récita devant le diaphragme les premiers vers d’une fable que l’appareil, en bon perroquet, reproduisit d’une voix aigrelette, mais distincte. « You are a great wizard ! » (Vous êtes un grand sorcier) s’écria Carman.

Phonographe Edison

Phonographe Edison

En Angleterre, quand on présenta le premier phonographe importé d’Amérique, il se trouva dans l’assistance un évêque, John H. Vincent, qui, soupçonnant quelque supercherie, voulut se livrer à une épreuve. Devant un rouleau, il énuméra à toute vitesse un certain nombre de noms propres tirés de la Bible. L’appareil les répéta correctement ; et le prélat s’avoua vaincu. « Il n’y a que moi dans tout le pays, dit-il, qui puisse réciter ces noms avec une telle rapidité. »

Mais l’incident le plus comique se produisit à Paris, à la séance de l’Académie des sciences où un représentant d’Edison présenta un phonographe pour la première fois. Le président de l’assemblée, un médecin nommé Bouillaud, beaucoup plus connu pour les abominables vivisections auxquelles il se livrait que pour les trouvailles de son génie scientifique, se fâcha tout rouge, et, saisissant l’opérateur au collet, le secoua d’importance. « L’Académie, s’écria-t-il, n’est pas dupe du charlatanisme d’un habile ventriloque !... »

Il ne consentit à prendre l’invention au sérieux que lorsqu’on l’eût prié d’impressionner lui-même le cylindre et qu’il eût entendu l’appareil répéter exactement les paroles qu’il avait prononcées. Tels furent les débuts du phonographe en Amérique et en Europe.

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