LA FRANCE PITTORESQUE
Jour de l’An (Le tout premier)
du Consulat de Bonaparte
(D’après « Les Annales politiques et littéraires », paru en 1904)
Publié le vendredi 1er janvier 2021, par Redaction
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Le 1er janvier 1800, il n’y a plus de Jour de l’an officiel. C’est simplement le 11 nivôse de l’an VIII ; mais les moeurs, plus fortes que les lois, veulent que l’on soit au 1er janvier, et que l’on nourrisse nombre d’espoirs pour la « nouvelle année », après que Bonaparte s’est érigé Premier Consul le 26 décembre 1799, peu après la promulgation de la Constitution de l’an VIII renforçant l’exécutif, créant le Conseil d’État et morcelant le pouvoir législatif en trois Assemblées.
 

En ce 1er janvier 1800, une question intriguait les Parisiens : l’année oui commençait était-elle la dernière du dix-huitième siècle ou la première du dix-neuvième ? Les deux thèses s’entrechoquaient, se renforçant de calculs subtils. Au théâtre, une pièce d’actualité prenait ce titre interrogatif : Sommes-nous au dix-neuvième siècle ? Le journal le Propagateur affirmait le contraire, en expliquant l’erreur de bien des gens « par le désir de faire coïncider un siècle nouveau avec une époque qui va offrir à la France des destinées nouvelles ».

En effet, depuis cinq jours, Bonaparte, vainqueur des Cinq-Cents en Brumaire, s’est érigé premier consul et a mis en vigueur la Constitution de l’an VIII. Dans les municipalités, dans les justices de paix, les citoyens vont encore porter leur adhésion au statut nouveau ; la formalité plébiscitaire s’accomplit. Les corps créés par la Constitution s’établissent. Là-bas, au Luxembourg, le Sénat délibère à huis clos. Au Palais-Bourbon, le Corps législatif entre en séance, entouré d’une garde d’invalides. Au Palais-Egalité, ci-devant Palais-Royal, grand remue-ménage ; dans un local occupé, jusque-là, par le Cercle Philharmonique, Cercle interlope, où les deux sexes fréquentaient, autour des tables de jeu, dans une fraternité par trop débordante, on installe, tant bien que mal, le Tribunat.

Pour leur début, ces chambres d’attributions réduites n’ont pas une bonne presse. Paris se souvient trop que, précédemment, les assemblées n’ont fait qu’entretenir le désordre ou légaliser l’arbitraire. Sous le régime fructidorien, une majorité quelconque, alternative, se trouvait toujours pour enregistrer les décisions d’un gouvernement usurpateur. Dufort de Cheverny écrivait alors : « Si le Directoire veut faire passer une loi acerbe, il se renforce à l’instant par le parti jacobin. S’il a besoin d’une loi sage, il s’appuie sur les modérés. Il est ainsi plus maître que feu Louis XVI, à qui l’on avait refusé tous les pouvoirs ; par son astuce, il les réunit tous. »

Cambacérès, Lebrun, l'abbé Sieyès et Bonaparte rédigeant la Constitution de l'an VIII. Dessin paru le 1er janvier 1800

Cambacérès, Lebrun, l’abbé Sieyès et Bonaparte rédigeant la Constitution de l’an VIII
Dessin paru le 1er janvier 1800

Si, maintenant, un souffle d’espérance traverse l’espace, c’est qu’à la place d’un despotisme incohérent et convulsif, l’autorité renaît. Pour tout le monde, la Constitution, c’est Bonaparte. Les regards le cherchent au Luxembourg, où il vit dans un appartement « fort resserré » ; autour de lui, les formes républicaines demeurent scrupuleusement observées, et c’est à peine si quelques citoyens osent hasarder le mot de madame en s’adressent aux femmes. Il est lui-même très simple, dédaigneux de l’apparat, affectant austérité, assez mal vêtu d’une redingote de drap olive où flotte son corps grêle ; mais la flamme de son regard, sa voix, son geste, ses actes dégagent l’autorité ; il ne s’en sert encore que pour imposer silence aux factions, apaiser les haines, proscrire l’exclusivisme, décréter la modération, opérer, d’un bout à l’autre des partis, le prélèvement des capacités ; c’est la politique du ralliement national.

Toutes les idées grandes, fécondes, libératrices, qui germaient en lui, il les fait, maintenant, se traduire et s’épanouir en actes, par jaillissement subit, par « explosion de justice et de clémence ». L’étrenne de sa royauté consulaire, son étrenne aux Parisiennes, c’est le Moniteur du 9 nivôse, avant-veille du Jour de l’an. La feuille officielle, qui domine les autres par l’ampleur de son format, la feuille imprimée sur quatre grandes pages, est toute en mesures d’éclat et de réconfort.

A la première page du journal, une proclamation des consuls apparaît. C’est un grand appel à la concorde. Suivie de quatre arrêtés conçus sous forme impérative, elle accorde amnistie aux départements insurgés de l’Ouest, à condition qu’ils poseront immédiatement les armes, et elle place en perspective une grande chose : la liberté religieuse. La loi restitutive des églises sera effectivement exécutée. Les temples non aliénés seront partout rouverts aux fidèles. En beaucoup d’endroits, les quelques églises parcimonieusement rendues ne pouvaient s’ouvrir que le décadi, et non le dimanche ; c’était la suppression de la messe dominicale, l’interdiction de l’acte le plus important du culte. D’un trait de plume, les consuls font tomber cette contrainte inepte et proclament la liberté du dimanche. Plus de serment d’aucune sorte imposé aux prêtres ; une simple promesse de fidélité à la Constitution. C’est en ce jour du 9 nivôse que Bonaparte inaugure le système de tolérance qui va, dans l’espace de deux ans, laisser se relever partout les autels catholiques, sans renverser les autres.

Poursuivons la lecture du Moniteur. Au bas de la première page, un avis du Conseil d’État, sanctionné par les consuls, s’inscrit ; c’est le premier qui soit rendu public. Il porte une grande mesure de réparation. En vertu de lois antérieures, tous les parents d’émigrés et ci-devant nobles avaient été frappés de déchéance civique et déclarés inaptes aux fonctions. Cette législation, qui aboutissait à rétablir la distinction des classes et à consacrer le privilège de roture, le Conseil d’État l’abroge par interprétation de l’acte constitutionnel : « Le gouvernement créé par la Constitution de l’an VIII a toute la force nécessaire pour être juste et maintenir, dans toute leur pureté, les principes de l’égalité et de la liberté. La seule distinction qui puisse diriger ses choix est celle de la probité, du talent et du patriotisme. » Ces derniers mots étaient textuellement empruntés à la Déclaration des Droits de l’Homme.

En seconde page du journal, figure un rapport de Lucien Bonaparte, ministre de l’Intérieur. Il s’agit de réconcilier toutes les gloires militaires de la France, de les commémorer au même lieu, dans l’hôtel des Invalides, promu Temple de Mars. Dans la conception du projet, dans la manière de le présenter, tout est emphatique, olympien ; mais l’enflure du style choque moins, si l’on réfléchit qu’alors la grandeur des actes guerriers s’élevait à la hauteur des paroles :

« La vaste esplanade, située entre l’édifice et la Seine, sera plantée d’arbres de diverses espèces. Ils couvriront de leur ombre les tombeaux des guerriers morts les armes à la main. Au milieu de cet Elysée, l’eau jaillira d’une large coupe antique de porphyre ; des attributs allégoriques et le dieu de bronze conquis à Venise en seront le premier monument.

« A l’entrée de l’avant-cour, on supprimera les trophées de mauvais goût qui couronnent les anciens piédestaux, et on les remplacera par des groupes majestueux... L’église sera transformée en une galerie militaire. On inscrira, sur les murs, l’époque et l’histoire abrégée des principales victoires des Français pendant la guerre de la liberté : ce sera le calendrier des guerriers. Entre les arcades, on construira des piédestaux destinés à porter les figures des braves qui ont illustré et défendu la patrie dans tous les temps. Là, auprès des statues de Turenne et du vainqueur de Nordlingen et de Rocroi (on croyait devoir encore user d’une périphrase pour désigner le grand Condé), seront érigées les statues de Hoche, de Joubert, de Dugommier, de Marceau et de Dampierre.

« La réception des drapeaux sera toujours faite dans ce temple, et la voûte en sera ornée... Sur le plateau où s’élevait l’autel, on placera une statue de Mars, et, en avant de cette statue, une tribune, où se prononceront des oraisons funèbres et des harangues militaires. L’Élysée des guerriers sera une école des victoires. »

Suit un court avis du ministre de la police, annonçant une amélioration dans le régime des prisons et mettant la note humanitaire. Cette réclame de Fouché termine la série des Actes officiels. Plus bas, de brefs alinéas s’échelonnent, énonçant des nouvelles. L’un de ces faits du jour est un grand fait. Le Moniteur rappelle que les consuls n’ont pas laissé s’écouler quarante-huit heures depuis leur installation sans autoriser la plupart des proscrits de fructidor à rentrer en France, en les soumettant à une surveillance. On les rend à leur patrie, à leur famille, ces hommes rangés, à bon droit, parmi les plus illustres et les plus estimés : Carnot, l’organisateur de la victoire, Barbé-Marbois, Lafond-Ladébat, Pastoret, Quatremère de Quincy ; les écrivains Fontanes et Fiévée, l’abbé Sicard, bienfaiteur des aveugles. Il est vrai que Bonaparte, pour témoigner de son impartialité, rappelait, par le même arrêté, deux déportés d’extrême-gauche, terroristes ralliés : Barrère et Vadier.

Voici, maintenant, des mots destinés à encourager nos armées, nos soldats sans solde, sans souliers, qui attendent, des pouvoirs publics, le soulagement de leur misère : « Indépendamment des fonds qui leur ont été envoyés et de ceux qui doivent passer des départements aux armées, il vient de partir de Paris un million pour cette destination. »

Bonaparte au Tribunat (une des quatre assemblées instituées par la Constitution de l'an VIII), par Merry-Joseph Blondel

Bonaparte au Tribunat (une des quatre assemblées instituées
par la Constitution de l’an VIII), par Merry-Joseph Blondel

Enfin, avant un article de variétés intitulé : Des Femmes, avant le cours de la Bourse et le programme des spectacles, un court entrefilet porte la griffe de Bonaparte. C’est un démenti net à un autre journal : « L’Ami des Lois (n° 1585), dit que le premier consul Bonaparte vient de commander une fête qui coûtera deux cent mille francs ; cela est faux. Le premier consul Bonaparte sait que deux cent mille francs sont le prêt d’une demi-brigade pendant six mois. »

A ces paroles vivifiantes, les cœurs restés fidèles au culte de la République patriote s’émeuvent, vibrent et s’élargissent. Ce n’est point que, par subit redressement, tout se trouve remis sur pied et remis à sa place. Paris reste un chaos grouillant. Le luxe insolent y côtoie la misère. Les classes brillantes et frivoles songent surtout au plaisir.

En ce Jour de l’An, nous apprend l’académicien Albert Vandal (1853-1910), on court les boutiques de la rue Saint-Martin et de la rue des Lombards, où s’étalent des prodiges de confiserie ; on mange des bonbons à la Bonaparte. On n’a pas de quoi payer son terme et l’on va au théâtre. Le public de l’Opéra applaudit à la remise sur la scène d’un chef-d’œuvre classique, l’Armide, de Gluck : « Attendu les dépenses extraordinaires occasionnées par la mise en scène d’Armide, le prix des billets d’amphithéâtre et d’orchestre est porté à dix francs pour les trois premières représentations. »

Dans les faubourgs, l’ouvrier, sans ouvrage et sans pain, grelotte par dix degrés de froid. Paris ne se sent pas encore en possession d’un avenir. Il est positif que toute une partie des Français n’acceptait Bonaparte que comme un acheminement vers un ordre plus assuré, comme une étape vers la restauration de la monarchie capétienne, comme un magnifique provisoire.

Un publiciste de talent, Michaud, se faisait le théoricien de l’idée contre-révolutionnaire. Dans une Lettre à Bonaparte, il osait attaquer l’idée maîtresse de la Révolution, l’idée fétiche : le dogme égalitaire. Il s’attachait à démontrer que la vraie liberté ne saurait exister que sous une monarchie étayée, à la fois, et contenue par le système des Ordres et par la hiérarchie des forces corporatives. Aujourd’hui, tout repose sur une tête, sur une vie humaine, que le moindre hasard peut trancher. « Il est vrai, dit l’auteur, qu’à première vue, on serait tenté de reprocher le même inconvénient à l’institution royale ; mais qui ne sait que le roi de France ne meurt jamais. »

Les foules ne s’arrêtaient pas aux théories et aux systèmes ; idéologues de gauche, idéologues de droite, elles les ignoraient ou les dédaignaient. La masse des humbles, la masse des simples, se contente de la sécurité consulaire. Matériellement, ces gens d’ordre et de paix n’ont encore obtenu de Bonaparte aucun avantage bien positif ; ils l’aiment, néanmoins, parce qu’ils aiment en lui leur espoir ; ils lui sont reconnaissants de ce qu’ils en attendent. Dans la nuit d’incertitude où la France reste plongée, des millions de regards se tournent vers le phare d’espérance qui se lève au centre. Surtout, on sait gré au consul d’avoir ramené la France au bon sens par réaction contre les délires de la raison pure, d’avoir jeté bas le régime qui proscrivait toutes les libertés au nom de la liberté.

C’est un moment d’épanouissement et de détente, trop court entre la tyrannie des « avocats dictateurs » et le despotisme altier qui se prépare. « Le plus beau jour après la tyrannie, a dit Tacite, c’est le premier. »

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