LA FRANCE PITTORESQUE
Légendaire et tragique méprise
de saint Arnoux
(D’après « La Tradition », paru en 1893)
Publié le mercredi 5 octobre 2022, par Redaction
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Dans les environs du village de Tourrettes, près Vence, dans l’arrondissement de Grasse, en Provence, il y a une grotte qu’on appelle la grotte de saint Arnoux, tenant son nom d’un homme qui y avait fait pénitence depuis un crime dont il s’était rendu coupable par tragique quiproquo ; légende que l’on retrouve ailleurs en France, émaillant l’existence d’autres saints, dont plusieurs variantes virent le jour et qui aurait pour origine un conte indien.
 

Celui qui fut saint Arnoux n’était d’abord qu’un homme ordinaire à tous égards, et qui ne s’était, jusque-là, fait remarquer par aucun acte saillant dans son existence. Il était marié et habitait à quelques lieues de l’endroit où résidaient son père et sa mère, bons vieillards qui avaient pour lui une grande affection et qu’il chérissait de son côté.

Tourettes-sur-Loups

Tourettes-sur-Loups

Un jour, ses affaires nécessitant un voyage, il quitta sa femme en la prévenant qu’il ne reviendrait que quelques semaines après ; mais à peine eut-il fait quelques lieues qu’il s’aperçut qu’il avait oublié un objet important, de sorte qu’il fut obligé de rebrousser chemin. Arrivant chez lui au milieu de la nuit et se proposant de surprendre agréablement sa femme, il pénètre sans bruit jusque dans sa chambre à coucher. Mais, ô horreur ! au moment de se glisser dans son lit, il s’aperçoit qu’il y a déjà deux têtes sur l’oreiller... Un homme et une femme dormaient là côte à côte. Aveuglé par la colère, il tire son couteau et le plonge dans le cœur des deux dormeurs qu’il croyait être sa femme et un complice ; mais à peine les deux victimes eurent-elles rendu le dernier soupir, qu’il constata avec terreur qu’il venait de tuer son propre père et sa propre mère.

Voici ce qui était arrivé : peu d’heures après son départ, son père et sa mère, qui avaient projeté de venir passer quelques jours avec lui, avaient frappé à la porte de la maison ; la jeune femme, pleine de déférence et d’affection pour ses beaux-parents, les avait accueillis de son mieux, leur avait servi un excellent souper et leur avait cédé sa chambre, allant coucher elle-même au grenier, afin qu’ils fussent plus à l’aise dans la maison.

Arnoux sortit de la chambre fou de douleur, sans savoir où il allait ; il marcha droit devant lui, chemina longtemps avec le désir de se donner la mort ; mais, retenu par la crainte d’ajouter un autre crime à son double forfait, il n’osa se précipiter dans les gouffres qu’il rencontrait sur son chemin. Il parvint ainsi à la grotte qui porte aujourd’hui son nom, située dans un des endroits les plus sauvages de la vallée du Loup.

Les Gorges du Loup. La route des Gorges

Les Gorges du Loup. La route des Gorges

C’est là qu’il passa le reste de ses jours, en faisant pénitence, ne vivant que de racines et couchant sur la pierre nue. Il fit pénitence pendant si longtemps, ajoute la légende, que son crâne laissa son empreinte sur la pierre qui lui servait d’oreiller. Son repentir était si grand et la pureté de sa vie si admirable qu’il mérita d’être sanctifié après sa mort ; et la source de la grotte où il vécut reçut le don de guérir les maladies les plus rebelles.

Cette légende, que les Provençaux de nos jours connaissent bien dans le pays qui avoisine Grasse, Vence et Antibes, se rencontre dans d’autres contrées. Saint Julien l’Hospitalier qui vivait, dit-on, dans le nord de la France, fit, d’après la légende, la même chose que saint Arnoux. Voici ce qu’en dit d’ailleurs Martin Simon dans son martyrologe romain imprimé au commencement du XVIIe siècle : saint Julien étant encore adolescent s’amusait à poursuivre un cerf à la chasse, lorsque l’animal en se retournant lui dit : « Pourquoi me poursuis-tu ? toi qui raviras le jour à ceux qui te l’ont donné. »

Le jeune homme très frappé de cette prophétie s’enfuit de son pays et s’établit dans une contrée éloignée où il épousa une jeune veuve. Or, un jour qu’il était absent de chez lui, son père et sa mère qui étaient à sa recherche arrivèrent dans son logis, se firent reconnaître par la jeune femme qui, la nuit venue, leur donna son lit. Saint Julien rentrant par hasard au milieu de la nuit, vit deux êtres couchés dans sa propre couche et, se croyant en présence d’une fraude adultère, tua son père et sa mère du même coup. Lorsqu’il eut connaissance de son erreur, il alla se retirer en pénitence dans un lieu écarté, puis bâtit un hôpital à l’endroit même où il avait commis son crime. A la fin de sa vie, il fut appelé une nuit par un pauvre lépreux qui sollicitait ses soins, et il se leva incontinent. Mais ce pauvre n’était autre que Jésus qui lui dit : « Consolez-vous, mon fils, votre péché vous est remis » (Martyrologe romain, 11 février).

Dans le vieux Paris, il y avait jadis la chapelle de Saint-Bon, du nom de Bon, Bonnet pour quelques-uns, Bouit, Baal, Baldus pour d’autres, qui avait tué son père et sa mère exactement dans les mêmes conditions que saint Arnoux et saint Julien (Histoire de Paris (tome 1), de Dulaure ; Martyrologe romain (tome 2) de Simon Martin).

On peut rapprocher de la légende de saint Arnoux un conte provençal recueilli à la fin du XIXe siècle à Ceyreste, près de La Ciotat, et qui, comme on va le voir, a un lien étroit de parenté, quoique présentant une variante de la donnée fondamentale :

Trois jeunes gens, dont un était marié et laissait sa femme enceinte, partirent une fois de la Bretagne pour faire un voyage sur mer ; ils firent naufrage dans un pays très éloigné où ils restèrent longtemps et où ils firent fortune. Pendant ce temps, la jeune femme accoucha et éleva son enfant avec soin : c’était un garçon. N’ayant pas de nouvelles de son mari et ayant appris que le navire sur lequel il était parti avait fait naufrage, elle se croyait veuve et menait une vie très retirée. Dès que l’enfant fut en âge d’étudier, elle le fit entrer au séminaire et il devint abbé.

Le mari, devenu riche, put enfin revenir au pays ; seulement comme il craignait que sa femme ne fût morte ou remariée pendant sa longue absence, il ne se fit pas reconnaître et logea dans un hôtel situé juste en face de la maison de son épouse qu’il reconnut bien. Mais, tandis qu’il la regardait, il vit entrer chez elle un jeune abbé qui lui sauta au cou, et crut à leurs embrassements réitérés que c’était un amoureux. La jalousie le mordit très violemment au cœur, et il alla acheter un fusil dans la pensée de tuer les coupables ; mais lorsqu’il rentra dans sa chambre avec son arme, l’abbé était parti. Il se promit bien de ne pas le manquer lorsqu’il le verrait de nouveau embrasser sa femme et descendit dans la salle à manger pour dîner.

Les Gorges du Loup. Le Saut du Loup

Les Gorges du Loup. Le Saut du Loup

Dans la disposition d’esprit où il se trouvait, il avait naturellement envie de parler de sa femme, et il demanda à l’hôtelière des renseignements qui lui apprirent bientôt la vérité, car l’hôtelière lui raconta que la malheureuse, se croyant veuve, avait élevé son fils dans les idées de sagesse et de vertu qui la dominaient, et que ce fils devenu abbé cherchait à la consoler de sa douleur qui n’avait pas diminué malgré le nombre d’années écoulées depuis le moment où son mari avait été considéré comme mort.

On comprend la joie de cet homme en apprenant ces détails ; il se hâta d’aller voir le jeune abbé, se fit reconnaître par lui, et celui-ci alla aussitôt chez sa mère qu’il prépara à la bonne nouvelle. Enfin la pauvre femme eut la grande joie de revoir son mari qu’elle avait cru mort pendant si longtemps, et tous les trois vécurent désormais riches et contents.

Quoique cette aventure soit un peu différente de celles de saint Arnoux, de saint Bon, etc., etc., elle a cependant des traits analogues. Ajoutons que la donnée que nous trouvons de nos jours en Provence a été rencontrée dans d’autres pays précédemment. C’est ainsi, par exemple, que le voyageur Pietro della Valle, qui est allé dans l’Inde au commencement du XVIIe siècle, a rencontré dans ce pays une légende qui a bien des liens de parenté avec les précédentes : « un jour, lui raconta un Indien, Siva ou Mahadeva rentrant inopinément chez lui, trouva sa femme Parvorti ou Bravani en compagnie d’un homme qui l’embrassait avec tendresse. Se figurant que cet homme était un amant de Parvorti il le tua aussitôt. Mais quel ne fut pas son désespoir lorsqu’il s’aperçut qu’il venait de mettre à mort son propre fils Ganescio ou Ganesca (le dieu de la Sagesse) qui embrassait très innocemment sa mère au retour d’un long voyage. Désolé de sa méprise, il sortit de chez lui comme un fou et ayant rencontré un éléphant sacré il lui coupa la tête, mais, par un prodige inouï, cette tête rapprochée du corps de Ganescio se recolla aussitôt à son cou et le rappela à la vie. Seulement Ganescio fut désormais obligé de vivre avec une tête d’éléphant sur un corps d’homme.

Nous trouvons aussi dans les livres de l’antiquité des légendes qui appartiennent évidemment au même ordre d’idées ; c’est ainsi par exemple que Thestius d’Etolie tua son fils dans un accès de jalousie injustifiée. Thestius, fils de Mars et de Pisidicie, ayant transporté sa demeure à Gicyone à cause de quelque chagrin domestique, et y ayant fait un assez long séjour, retourna enfin dans sa patrie. Il trouva son fils Calidonius dans le lit paternel, et ne doutant pas que ce fût un adultère, il tua le jeune homme sans le connaître. Quand il eut vu de quelle perte irréparable il était lui-même l’auteur, il se précipita dans l’Axêmus, qui prit depuis le nom de Thestius (plus tard le Thestius s’appela l’Acheloiis) (Plutarque, Œuvres morales, tome 5).

Dans le même ouvrage, nous trouvons une légende semblable à celle de Thestius, attribuée à Euphrate : « Euphrate, fils d’Arandacus, ayant trouvé son fils Axurtas couché dans le lit paternel et le prenant pour un de ses sujets, fut transporté de jalousie et le perça de son épée. Mais lorsqu’ensuite il eut sous les yeux le spectacle du meurtre qu’il ne pouvait plus réparer, il se précipita dans le fleuve Médus auquel on donna depuis le nom d’Euphrate. »

Diodore de Sicile s’est fait à son tour l’écho d’une légende de ce genre quand il a raconté qu’Athamène, fils de Catrie, roi de Crète, étant allé consulter l’oracle pour divers sujets, apprit de lui qu’il tuerait son père. Pour éviter de commettre un pareil crime, il s’exila et alla à la tête d’une troupe de volontaires fonder une colonie dans l’île de Rhodes où il bâtit même un temple très vénéré de Jupiter ; mais il arriva que son père, qui n’avait pas d’autre enfant mâle, se mit à sa recherche, et étant arrivé de nuit à Rhodes il en résulta un tumulte pendant lequel Athamène le tua sans le savoir. Quand la chose fut connue, le malheureux Athamène s’éloigna de la société des hommes, erra seul dans les lieux les plus déserts et enfin finit par mourir de chagrin. Il reçut, ajoute Diodore, les honneurs héroïques des Rhodiens conformément aussi à ce qu’avait prédit l’oracle.

La Chapelle et la Croix Saint-Arnoux, lieu de pèlerinage

La Chapelle et la Croix Saint-Arnoux, lieu de pèlerinage

Avec un peu de patience on trouverait probablement nombre de variantes de cette même donnée fondamentale dans les récits populaires d’une infinité de pays, soit à l’époque actuelle, soit dans les temps passés. La variante du désespoir d’Euphrate qui le noie dans le cours d’eau voisin quand il reconnaît son erreur semble être la forme la plus simple, et probablement la version initiale ; elle a été transportée sans modification dans le Péloponèse où nous la retrouvons attribuée à Thertius.

Les conteurs chrétiens ne pouvaient se contenter d’une pareille conclusion de l’aventure, accumulant sans profit deux crimes qu’ils réprouvaient : le meurtre et le parricide ; aussi ont-ils imaginé la pénitence qui rachète la faute chez saint Arnoux et saint Bon, etc., Cette terminaison de la légende est supérieure assurément et même supérieure à celle de la fin de la légende d’Athamène qui mourut de désespoir au lieu de racheter sa faute par une longue pénitence.

Dans l’Inde où la population répugne aux solutions violentes et où en même temps il y a dans l’arsenal sympathique des divinités à tête d’animal, la donnée initiale s’est compliquée d’une résurrection doublement invraisemblable du fils portant désormais une tête d’éléphant. Il n’est pas impossible que cette légende indienne apportée à son tour en Europe, se soit dépouillée du détail surnaturel de cette tête d’éléphant qui n’aurait pas été accepté par les occidentaux, et ait donné naissance à la variante retrouvée à Ceyreste. La qualité de prêtre chrétien qu’a l’enfant comparée à la divinité de l’enfant indien Ganescio semble autoriser cette présomption.

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