LA FRANCE PITTORESQUE
Honneur et argent : quand la course
au profit mène un peuple à sa ruine
(D’après « Gazette anecdotique, littéraire, artistique
et bibliographique », paru en 1896)
Publié le dimanche 13 novembre 2022, par Redaction
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On dit que notre siècle est un siècle de progrès. Progrès de la science et de l’industrie, oui, mais progrès de la moralité humaine assurément non, peut-on lire dans la Gazette anecdotique, littéraire, artistique et bibliographique à la fin du XIXe siècle. Si nous voulons bien observer de sang-froid et de bonne foi ce qui se passe autour de nous, chaque jour nous apporte une tristesse et nous enlève une illusion.
 

On découvre à chaque pas des misères et des vices dont on ne soupçonnait pas l’existence et dont notre civilisation dévoyée et perverse possède seule le secret. Beaucoup de gens insouciants ou blasés vous diront : les hommes ont toujours été les mêmes, il y eut du mal dans tous les temps. Sans doute depuis la chute originelle le mal existe sur la terre, mais ce qui caractérise notre époque, c’est l’espèce d’inconscience cynique avec laquelle on le commet ! estime, en 1896, Hardelay, chroniqueur de la Gazette anecdotique. On pourrait même dire que certains ont perdu la notion de ce qui est bien et de ce qui est mal et ne savent plus distinguer le vrai du faux, poursuit-il.

Pour ne parler que de l’une de ces causes de décadence qu’il n’est pas possible de se dissimuler, ne serait-on pas tenté quelquefois de se demander si la probité ne tend pas à disparaître complètement de la société actuelle, et si dans un avenir peu éloigné on pourra encore trouver au fond de quelques consciences rebelles au mouvement du jour, le sentiment de la droiture et de l’honneur. A ce propos vient tout naturellement à l’esprit le mot d’un célèbre homme d’Etat : Pour que la conscience fût en bas il faudrait que l’honneur fût en haut. Ce n’est pas hélas ! dans les hautes sphères qu’il faut aller aujourd’hui chercher le bon exemple, et dans ce qu’on appelait autrefois avec raison les classes dirigeantes. Que de tristesses à déplorer !... enchaîne le journaliste.

Sa majesté l’argent a détrôné toutes les autres majestés, effacé toutes les noblesses et toutes les distinctions de la naissance du mérite, de la valeur personnelle. Le genre humain est partagé en deux camps, ceux qui ont de l’argent et ceux qui n’en ont pas ; aussi, les premiers veulent être les maîtres en tout et partout ; faire fortune rapidement est devenu le seul but de la vie, l’unique mobile de toutes les actions chez la plupart des hommes.

N’est-ce pas une chose navrante que de voir aujourd’hui les plus honorables professions discréditées par l’indignité d’un grand nombre de ceux qui les exercent ; médecins, charlatans, racoleurs de malades bien portants et de gens valides à opérer, professeurs qui enseignent à prix d’or ce qu’ils savent à peine eux-mêmes, d’autres érudits, savants même, pourvus de postes importants, présidant à des examens et brisant, par indifférence ou par caprice, la carrière de pauvres jeunes gens dont le sort est entre leurs mains ; ingénieurs, hommes de science et de talent qui, ne se contentant pas des situations déjà brillantes qu’ils peuvent se faire honorablement, s’avilissent sans scrupule en participant à de honteuses spéculations ; avocats, notaires et autres qu’on regardait autrefois comme les amis et les oracles des familles et qui prennent, comme on l’a si bien dit, le capital de la veuve et les intérêts de l’orphelin, sans parler de cette espèce plus redoutable encore que tout le reste qui agiote à la Bourse et autour de la Bourse, et tout cela pour faire fortune très vite, pour être riche, encore plus riche, ne comptant pour rien la paix de la conscience, la satisfaction du devoir accompli et le respect de la dignité humaine.

Dans toutes les conditions de la vie, en un mot, on tend presque généralement à l’oubli de la ligne droite, on se fait des consciences de fantaisie, le jeu, l’agiotage, les pots de vin n’excitent plus l’horreur universelle dont on les stigmatisait autrefois. L’argent règne seul aujourd’hui en souverain, en despote, et beaucoup de ceux qui se disent gens de bien, gens d’honneur, et même chrétiens fervents, s’inclinent devant le tyran plus ou moins ouvertement, d’une façon plus ou moins inconsciente.

Parmi ceux qui flétrissent encore l’usure et l’escroquerie flagrante, il y en a un grand nombre auxquels on fait tolérer et admettre certains gains illicites sous prétexte de commerce. Ils trouvent moyen de s’illusionner sur l’injustice de ces actions blâmables par une foule de prétextes et de raisons qui n’en sont pas, ce qui prouve jusqu’à quel point le sens droit est absent de notre société.

Si par hasard on se récrie sur de semblables abus, on s’entend répondre des phrases comme celles-ci : Que voulez-vous, c’est le commerce. Comme si le commerce autorisait la fraude et le vol. Il est encore possible, Dieu merci, et malgré la tristesse du temps où nous vivons, de montrer par des exemples, assez rares il est vrai, qu’on peut très honnêtement faire de bonnes affaires dans le commerce, mais certainement ce n’est pas chez ceux qui font fortune en dix ans qu’il faut aller les chercher.

On vous dit aussi quelquefois : Il y a l’honnêteté ordinaire et l’honnêteté commerciale !... et ce sont des gens respectables, qui eux-mêmes ne feraient tort d’un sou à qui que ce soit, qui vous débitent de pareilles sottises ! M. Prud’homme n’est pas mort — personnage caricatural du bourgeois français du XIXe siècle, créé par Henry Monnier dans ses Scènes populaires en 1830 —, et son sabre lui sert toujours à défendre les institutions et au besoin à les combattre !...

L’honnêteté commerciale, que signifie ce jargon ? s’insurge Hardelay. Il n’y a pas plus à présent qu’autrefois deux manières d’être honnête : on l’est ou on ne l’est pas. Certes pour gagner sa vie, pour faire ses affaires il faut bien que le commerçant prélève des bénéfices sur ce qu’il vend, on ne peut tenir boutique pour l’agrément de ses voisins et vendre tout au prix coûtant, c’est là une vérité de M. de la Palisse ; mais enfin il est facile de comprendre qu’il y a un gain raisonnable et permis, et un gain usuraire et défendu.

On veut bien admettre encore qu’il est répréhensible de falsifier ses denrées et ses marchandises et de tromper sur le poids ou la qualité, mais on ne veut pas se rendre compte que gagner trop sur ce qu’on vend, exploiter le malheureux qui, à vil prix, travaille et confectionne des objets sur lesquels on fait un bénéfice énorme, c’est un crime !...

Ce n’est pas un mal de peu d’importance que d’en arriver à se créer des consciences fausses. C’est la ruine de tout un peuple, assène notre chroniqueur. On a sans doute le droit de faire fructifier son argent d’une manière quelconque, malgré ce qu’en peuvent dire certains socialistes chrétiens qui prétendent qu’on n’a pas le droit de réclamer l’intérêt d’argent prêté, mais si on a le droit de tirer partie de l’argent on n’a jamais le droit ni la permission de faire l’usure. Voilà une vérité qu’on oublie trop de notre temps et qu’il serait bien nécessaire de remettre en lumière et de faire observer.

Tout cela n’est pas nouveau, objectera-t-on, tout le monde sait cela ! s’exclame le journaliste. Evidemment cela n’est pas nouveau, mais si tout le monde le sait personne n’y prend garde, et quand la maison brûle on ne saurait trop crier au feu !

Il serait de la plus haute importance d’enseigner aux enfants dans les écoles (j’entends, dans les écoles où on leur parle d’autre chose que de la morale laïque), ce que c’est que l’honnêteté et la conscience. On leur fait réciter dans le catéchisme : Le bien d’autrui tu ne prendras ni retiendras, mais ils s’imaginent que prendre le bien d’autrui consiste à voler les pommes du voisin, ou à prendre dans la poche d’un Monsieur son mouchoir et sa bourse, ou ce qui est plus grave encore à défoncer les portes d’une maison pour la dévaliser ; voilà les seules idées qu’ils se font du vol derrière lequel ils voient nécessairement le commissaire et les gendarmes.

Mais comme à l’heure qu’il est l’éducation et la morale sont lettre morte pour le peuple et que les enfants n’entendent plus guère parler dans leur famille que de ceci : il faut gagner de l’argent, il est indispensable, conclut notre chroniqueur, que dans les écoles on appuie fortement sur les principes et qu’on fasse comprendre à cette jeunesse ce que c’est que faire tort au prochain.

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