LA FRANCE PITTORESQUE
Bas-bleu
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Publié le samedi 17 octobre 2015, par Redaction
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Femme de lettres. Devenu péjoratif, le terme désigne aujourd’hui une femme à prétentions littéraires
 

Si ce mot avait pris naissance à Paris, au milieu de la société élégante et des femmes bien chaussées, nous ferions peu de difficulté de lui trouver une explication raisonnable. Toutes les Parisiennes sont élégantes ; riches ou pauvres, belles ou laides, jeunes ou vieilles, toutes savent apporter dans leur toilette ce je ne sais quoi que le génie pourrait seul nommer, qui répare toutes les erreurs de la nature et qui constitue cette aisance, cette grâce, ce charme séduisant que bien des femmes plus jolies et mieux douées chercheraient vainement à surpasser.

Ce qui distinguait jadis la femme de Paris, c’était la chaussure ; elle possédait au suprême degré le talent de se chausser, et excellait dans l’art de marcher. Une Parisienne pouvait traverser les rues, les places, les boulevards, les voies les plus horriblement macadamisées, et après avoir légèrement rebondi partout en posant la pointe de son pied avec autant de souplesse que de sûreté, elle vous présentait une chaussure irréprochable : pas une marque à la bottine, pas une tache au bas blanc. La bottine et le bas blanc étaient les auxiliaires les plus puissants de la coquetterie parisienne.

Aussi il n’était pas de Parisienne, si humble que soit sa position, qui ne portait des bas blancs. Pour porter des bas gris ou bleus, il lui eût fallu abdiquer toute coquetterie, elle eût dû renoncer à briller par les attraits extérieurs, c’est-à-dire qu’elle eût compté pour plaire sur d’autres charmes que la beauté. Seules les savantes et les femmes auteurs et beaux esprits, faisant peu de cas des futiles ornements de la toilette, témoignaient hautement de leur mépris pour ces choses de la terre, en renonçant même, les insensées ! à l’irrésistible puissance du bas blanc.

Les bas-bleus. Caricature parue dans Le Charivari (1844)

Les bas-bleus. Caricature parue dans Le Charivari (1844)

Mais ce ne sont pas pour autant les Parisiennes qui ont inventé ce fameux nom que l’on donne assez mal à propos à toutes les femmes qui s’occupent un peu des choses de l’esprit : c’est en Angleterre qu’il paraît avoir pris naissance et avoir fait fortune. Le blue-stocking existait avant le bas-bleu. On sait que lady Mary Wortley Montagu tenait cercle de beaux esprits, et que toutes les célébrités littéraires qui passaient à Londres lui étaient présentées. Un illustre étranger refusa, dit-on, de se faire introduire aussitôt après son arrivée, en s’excusant sur ce qu’il était encore en habit de voyage, et lady Montagu aurait dit à ce sujet qu’il n’était pas besoin de tant de cérémonies, qu’on pouvait se présenter chez elle même en bas bleus.

Telle est la vieille explication qu’on a répétée longtemps. Philarète Chasles, le spirituel professeur au Collège de France, en trouva une autre où les rôles sont un peu changés. Chasles, pendant les quelques semaines qu’il passa à Berlin, causa beaucoup avec un baron allemand qui avait presque autant d’esprit que lui, et un jour que la conversation était tombée sur les femmes allemandes, ils se livrèrent au dialogue suivant :

« Chasles. — Ainsi, vous n’avez pas de femmes auteurs ?
Le Baron. — Si fait vraiment. L’éducation féminine est excellente chez nous, bien qu’un peu factice. On permet aux femmes d’écrire, et si elles ont du talent, personne ne leur jette à la tête ce stupide mot de bas-bleu, tombé je ne sais d’où et que vous prodiguez ! D’où vient-il, par parenthèse, cet absurde sobriquet ?
Chasles. — De la mauvaise humeur d’Alexandre Pope contre lady Montagu. Elle repoussait les hommages du poète, qui n’était pas beau, quoique fort amoureux. Congédié, il s’aperçut de deux choses : que les mains de sa cruelle n’étaient pas toujours soignées et qu’elle portait souvent des bas bleus. Il fit à son endroit ce petit distique :

Mon adorée a l’art de charmer les humains ;
Elle n’a pas celui de se laver les mains !

puis il répandit le distique à droite et à gauche, et ne l’appela désormais que la dame aux bas bleus. Le monde adopta le sobriquet, qui passa aux femmes auteurs. »

On a voulu faire remonter le bas bleu à une société qui s’était formée à Venise en 1400 et qui exista jusqu’en 1590. Cette société, où l’on s’occupait beaucoup de littérature et plus encore de plaisirs, avait nom societa della Calza (société du Bas), parce que l’usage était, quand on s’occupait de questions littéraires, de porter des bas bleus. On aurait bien dû nous dire aussi d’où venait cet usage, car on ne voit pas bien ce que la littérature a de commun avec des bas, même avec des bas bleus.

Boswell, dans sa Vie du docteur Johnson, ne fait dater ce mot de bas-bleu que de la fin du XVIIIe siècle, et, par conséquent, il ne tient aucun compte de lady Montague : « Vers l’an 1791 ce fut une grande mode parmi les dames anglaises de donner des soirées où elles invitaient de préférence des hommes de lettres, à la conversation desquels elles aimaient se mêler. Un des membres les plus éminents de ces réunions était sir Stellingfleet. Son habileté à manier la parole et l’intérêt qu’il savait prêter à tout ce qu’il racontait le faisaient regarder comme un oracle. On prétend que, dans son absence, la causerie devenait languissante, et que les dames, découragées, s’écriaient : Nous ne pouvons rien faire sans les bas bleus. C’est ainsi qu’elles le désignaient, parce qu’il avait l’habitude de porter des bas de cette couleur. »

Quoi qu’il en soit, le mot bas-bleu n’est donc pas ancien, et il est beaucoup plus probable qu’il ne date, dans la langue anglaise comme dans la nôtre, que de lady Montagu. Seulement, ce qui paraît assez plausible, c’est que la belle lady ait rapporté de Venise, où elle a vécu longtemps, l’habitude de parler de bas bleus (pour le cas de la première version), ou de porter des bas bleus (pour la version de Chasles).

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