LA FRANCE PITTORESQUE
Taxe séculaire au profit des pauvres
afin de prévenir la mendicité
(D’après « Revue de la Société des études historiques », paru en 1889)
Publié le mercredi 24 février 2021, par Redaction
Imprimer cet article
La taxe des pauvres, si éloignée de nos moeurs aujourd’hui, a existé en France pendant plusieurs siècles, restant en vigueur jusqu’à la Révolution. L’obligation pour la cité ou pour la paroisse de nourrir ses pauvres avait été amenée par l’Église comme un principe de charité chrétienne (Concile de Tours, 567), et par l’État comme le seul moyen de prévenir ou d’atténuer le fléau de la mendicité (Capitulaire de 806).
 

Au XVIe siècle la misère était si générale, les mendiants étaient devenus un tel danger pour les campagnes et même pour les villes, que l’autorité publique dut transformer en obligation légale ce qui n’était jusque-là qu’une obligation de conscience pour les particuliers et une règle de police pour les communes. Charles-Quint avait établi la taxe des pauvres dans les Flandres par son ordonnance du 7 octobre 1531. En France c’est le Parlement de Paris qui semble avoir pris l’initiative par ses arrêts de 1532, 1535, 1543.

Une série de dispositions émanées des parlements, de la couronne et des municipalités elles-mêmes donnèrent aux échevins des villes, aux marguilliers des paroisses, ou à des établissements spéciaux créés sous le nom de bureaux des pauvres, le droit de lever sur tous les habitants, sans exemptions ni privilèges, des taxes d’aumône. Ces prescriptions furent résumées et définitivement étendues à toute la France en 1566 par l’article 73 de la célèbre ordonnance de Moulins :

Les mendiants, par Pieter Bruegel

Les mendiants, par Pieter Bruegel

« Ordonnons que les pauvres de chacune ville, bourg ou village seront nourris et entretenus par ceux de la ville, bourg ou village dont ils sont natifs et habitants, sans qu’ils puissent vaguer et demander l’aumône ailleurs qu’au lieu où ils sont. Et à ces fins les habitants seront tenus à contribuer à la nourriture desdits pauvres selon leurs facultés à la diligence des maires, échevins, consuls et marguilliers des paroisses ». Cette disposition resta en vigueur jusqu’à la Révolution ; des ordonnances spéciales en confirmaient ou en modifiaient les conditions d’exécution chaque fois que des circonstances particulières appelaient de nouveau l’attention de l’autorité royale sur la misère publique, sur la mendicité ou le vagabondage.

La taxe des pauvres répondait si bien aux idées comme aux besoins du XVIe siècle que souvent les municipalités n’attendirent pas les injonctions des édits. Il en fut ainsi notamment à Abbeville, qui possédait depuis longtemps une bourse des pauvres, désignée dans les anciens documents sous le nom d’aumône, dotée de biens et de rentes, dues à d’anciennes libéralités et aussi à certains usages : ainsi, après chaque élection, le maire, les échevins, les argentiers et quelques autres dignitaires municipaux payaient une bienvenue qui, suivant le grade, variait de dix sous à quatre livres.

Les revenus de « l’aumône » et les dons volontaires se trouvant insuffisants pour répondre aux demandes des indigents de la ville et des mendiants beaucoup plus nombreux qui affluaient du dehors, il fallut recourir à la taxe obligatoire. Un premier essai fut tenté par l’initiative des autorités locales, et voté par les gens des trois états de la ville, réunis le 5 novembre 1565 ; il ne fut pas durable. En 1580, de nouvelles calamités ayant sévi sur la contrée, le procureur général au Parlement de Paris requit la publication et l’exécution à Abbeville de l’article 73 de l’ordonnance de Moulins et d’un arrêt du Parlement du 12 juin 1580, portant « règlement pour la nourriture et l’entretènement des pauvres ».

Avant de réunir les trois ordres, le maire de la ville les appela à délibérer séparément. La noblesse et le tiers-état acceptèrent le principe de la taxe. Le clergé seul le combattit, voulant laisser à la charité chrétienne, avec la liberté, tout le mérite de l’aumône volontaire. Mais Les trois ordres furent d’accord pour reconnaître la nécessité de constituer un bureau des pauvres permanent. Dans l’assemblée plénière, qui fut tenue le 22 juillet 1580, nous retrouvons en petit la grande querelle de 1789 sur le vote par tête et le vote par ordre ; la noblesse refusa d’y assister, parce qu’elle craignait d’y être soumise au vote par tête. La décision fut prise malgré son absence ; conformément d’ailleurs à l’avis qu’elle avait séparément émis.

Le bureau des pauvres fut composé de membres pris indifféremment dans les trois ordres, élus par leurs pairs, ne pouvant, sous peine d’amende, décliner ces fonctions, et dispensés de rendre compte de leurs décisions et de leur gestion. Il eut pour mission de nourrir les pauvres invalides et de donner du travail aux autres dans des ateliers de charité. Pour lui créer des ressources, on lui attribua certains biens de l’ancienne aumône ; on lui assigna un prélèvement sur l’octroi ou sur d’autres revenus municipaux ; on fit appel aux dons volontaires ; enfin on lui conféra le droit d’imposer d’office les habitants d’après leur aisance présumée.

Un document extrêmement curieux est le rôle général qui fut dressé par le bureau des pauvres pour l’année 1588. Il est établi par paroisses et par rues. Il comprend 1734 imposés dont il indique le nom, la demeure et la cotisation. La taxe était hebdomadaire, comme la distribution des secours ; tel était d’ailleurs l’usage général à cette époque. La cote la plus élevée pour les simples particuliers était de douze sous ; la plus faible de trois parisis. La première n’était imposée qu’à cinq bourgeois ; elle représentait le prix de trois journées d’ouvriers des champs cette époque. Les corps moraux, tels que le prieuré, la commanderie, l’hôpital et la collégiale payaient des taxes proportionnées leurs richesses. L’ensemble du rôle se montait, pour chaque semaine, à 120 livres, deux sous, quatre deniers, et pour l’année entière, à 6 340 livres 4 deniers, somme qui, évaluée au cours moyen du règne d’Henri III, équivalait à environ 75 000 euros de notre monnaie.

Du moment qu’une taxe obligatoire était établie sur les habitants pour nourrir les pauvres de la ville, il fallait, avant tout, garantir aux contribuables que le produit de l’impôt qu’on exigeait d’eux profiterait exclusivement à leurs concitoyens. Tel était d’ailleurs le principe général sur lequel reposait depuis longtemps la législation en matière d’assistance : chaque commune devait nourrir ses pauvres, et il était défendu aux pauvres d’implorer la charité en dehors de leur commune ; la mendicité était punie des peines les plus sévères, le fouet, la prison, le pilori, la marque au front, la mutilation des oreilles, le bannissement (capitulaire de 806 ; établissements de Saint-Louis en 1230 ; ordonnance de Jean le Bon en 1350 ; édits ou ordonnances de 1536, 1545, 1558, etc.).

Aussitôt que le bureau des pauvres eut été constitué, une ordonnance de police municipale prescrivit « à toute personne, de quelque âge, qualité et condition qu’elle pût être, réfugiée à Abbeville et n’y ayant aucun moyen de gagner sa vie, sinon avec mendicité, oisiveté, bellisterie et invaliderie, d’avoir à partir dans les trois jours sous peine du fouet. » Peu après, cette prescription fut étendue même aux personnes réfugiées dans la ville depuis deux ans. Ce premier point réglé et les étrangers sortis, il fallait veiller à ce que, ni ceux qui auraient été expulsés, ni d’autres ne pussent rentrer. Les gardiens des portes reçurent l’ordre, sous peine d’être eux-mêmes frappés d’amende arbitraire, de refuser l’entrée de la ville à quiconque ne justifierait pas de moyens d’existence. Une exception pourtant fut faite, par humanité, en faveur de ceux qui ne pourraient aller commodément par une autre route à leur destination, et qui promettraient de ne pas séjourner à Abbeville plus d’une nuit.

Le mendiant, par Abraham Bosse

Le mendiant, par Abraham Bosse

Voilà donc les pauvres de la ville investis seuls du privilège d’y habiter et d’y recevoir des secours. Pour constater leur qualité, il leur fut prescrit de porter cousue sur leur manche une marque officielle. Ces pauvres ne devaient recevoir d’aumône que du bureau. Il fut interdit aux bourgeois, sous peine d’un écu d’amende, de secourir directement les indigents. Là encore, pourtant, une exception dut être faite : quand on pouvait justifier qu’on était parent d’un indigent, on avait la permission de le nourrir et de le loger, même s’il n’était pas originaire de la ville ; seulement il fallait s’engager à ne pas, quoique le défrayant de tout, diminuer ses aumônes aux pauvres de la commune. Ce n’était pas seulement l’aumône individuelle qui était interdite, mais aussi, fait remarquable à cette époque, l’aumône aux ordres religieux.

D’ailleurs la plus grande difficulté ne consista pas à empêcher les habitants de faire des dons à des indigents autres que ceux qui étaient pourvus de l’estampille municipale. Les procès-verbaux constatent, d’une part, que la taxe était difficilement perçue, d’autre part, qu’elle avait tari la source des aumônes volontaires. Ainsi le prieuré de Saint-Pierre représenta « qu’avant l’établissement de la taxe il faisait plusieurs aumônes particulières, telles que 900 petits pains et la nourriture d’une pauvre femme ; mais qu’il avait dû cesser, faute de ressources, aussitôt que la taxe fut établie. » Beaucoup de contribuables se refusaient à payer leur cotisation. Le rôle comprenait toutes les familles présumées non indigentes, en sorte que les habitants étaient divisées en deux catégories tranchées : les imposés et les secourus ; quand on sortait de l’une, c’était pour entrer dans l’autre. Plus d’une fois il arriva que l’on fut forcé de secourir des malheureux que l’on avait commencé par poursuivre et exécuter pour le paiement de leur taxe.

Suite à ces mesures, les étrangers n’avaient plus la liberté d’aller et de venir, de s’établir dans la ville ou même de la traverser ; les habitants n’avaient plus celle de suivre l’impulsion de leur cœur et de secourir les pauvres de leur choix ; les notables n’avaient pas le droit de se soustraire aux fonctions de membres du bureau des pauvres ; les pauvres étaient contraints de porter sur leur manche la marque de leur pauvreté. Des ateliers de charité, où était organisé une sorte de travail inutile, obligeaient les indigents secourus à faire semblant de gagner leur pain. Enfin, une taxe arbitraire, établie par des hommes dispensés de rendre compte, frappait donc tous les habitants d’après leur fortune présumée.

Le résultat obtenu justifia-t-il au moins un pareil sacrifice de la liberté ? En 1586, quelques années à peine après l’établissement de ce régime, une famine sévit sur la contrée. Une misère s’ensuivit, et la taxe s’avéra inefficace. Les pauvres affluèrent dans la ville, où des distributions de pain se faisaient par les soins de la municipalité. Ils forçaient les maisons des bourgeois, menaçaient du pillage, et, après la levée d’une taxe supplémentaire, ils prétendirent exiger que chaque habitant prît dans sa maison un ou plusieurs pauvres à sa charge.

Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

Imprimer cet article

LA FRANCE PITTORESQUE