LA FRANCE PITTORESQUE
Prix de la viande autrefois,
consommation et réglementation
(D’après « Le Petit Journal : supplément du dimanche », paru en 1920)
Publié le jeudi 28 janvier 2021, par Redaction
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L’histoire qu’on nous enseignait autrefois faisait généralement un assez pitoyable tableau de l’existence des ouvriers et des paysans jusqu’à l’époque de la Révolution. A l’en croire, le peuple, jusqu’au jour de son émancipation, n’aurait jamais connu les joies de la chère abondante.
 

Pour exemple, la viande, affirme-t-on, ne figurait que très exceptionnellement sur sa table. Cela n’est pas vrai pour tous les temps. Il y eut, la vérité, des époques d’abondance et des époques de disette. Le vicomte Georges d’Avenel, qui dans son ouvrage paru en 1907, Paysans et ouvriers depuis sept cents ans, a étudié avec une admirable conscience toute l’histoire économique du passé, observe notamment que les soixante-quinze premières années du XVIe siècle furent des années de bombance où le populaire put manger à sa faim.

« Sous Louis XI, en Normandie, les ouvriers mangent de la viande trois fois par semaine ; dans l’Est, ils en mangent tous les jours. La ration quotidienne de ceux qui sont nourris par leurs patrons dépassent souvent 600 grammes... »

La viande était alors au plus bas prix. Mais dans le dernier quart du XVIe siècle, afflux de l’or et de l’argent du nouveau monde entraîne un renchérissement de toutes choses. Et les salaires n’ayant pas suivi le mouvement, le peuple en souffre cruellement. Un peu partout, des émeutes éclatent, causées par la vie chère ; et les municipalités, pour calmer les colères populaires, sont obligées de recourir aux lois de maximum. Tout est taxé, marchandises et salaires, et des peines sévères frappent quiconque enfreint la loi. Pour essayer de mettre la viande à la portée de toutes les bourses, l’échevinage des communes va jusqu’à subventionner les bouchers.

Boucher et son apprenti. Gravure de Jost Amman, vers 1570

Boucher et son apprenti. Gravure de Jost Amman, vers 1570

A cette époque, dit d’Avenel, « le boucher n’était pas un commerçant comme celui de nos villes qui exerce librement sa profession ; c’était une sorte de fonctionnaire. Il prête, en prenant possession de son étal, le serment solennel de bien servir la cité et tenir toujours assortiment de viandes saines au taux légal... » La viande, en effet, est taxée, et non pas la viande en général, mais chaque morceau particulier. Cette taxation méticuleuse engendre d’ailleurs maintes contestations entre le public et les commerçants, et maints conflits entre ceux-ci et les municipalités.

Les bouchers fraudent à qui mieux mieux les ordonnances. En 1631, le peuple-de Nîmes se plaint aux consuls que les langues de bœuf sont vendues huit sous, « ce qui est un prix fort excessif ». Rarement, les autorités s’entendent avec le « commerce de la chair ». Les bouchers ne veulent pas vendre au prix fixé. L’échevinage leur crée des concurrences en appelant dans la ville des bouchers étrangers. On voit même des municipalités mettre la boucherie en régie.

Mais les boucliers résistent parfois aux exigences municipales ; ils se concertent et se mettent en grève. Alors, c’est bien simple, on confisque leurs « bancs » et si cela ne suffit pas, on empare de leurs personnes et on les met en prison. Les autorités d’autrefois ne badinaient pas quand il s’agissait de faire respecter les taxes fixées par elles. Voyons quels étaient, à cette époque, les prix de la viande. Georges d’Avenel va nous renseigner à ce sujet.

Le bœuf se payait, à la fin du XVIe siècle, 42 centimes le kilo en moyenne. ce qui n’était pas cher comparé à notre époque. Mais, en revanche, la graisse valait relativement très cher : 1 fr. 30 le kilo. Cela tient à ce que l’art de l’élevage était encore dans l’enfance. Les bêtes étaient mal nourries, abandonnées à elles-mêmes dans de maigres pâturages où elles trouvaient tout juste de quoi subsister.

On regardait, à cette époque, comme un phénomène, un bœuf que la ville de Malines avait offert à Charles-Quint, et qui pesait environ mille kilos. Ce serait aujourd’hui, au concours agricole, un sujet fort ordinaire. Les animaux étaient donc plus nerveux que gras, et voila pourquoi la graisse coûtait cher. Mais le cuir était pour rien, et nos aïeux dépensaient pour se chausser quatre-vingts ou quatre-vingt-dix fois moins que nous ne dépensons aujourd’hui.

Bourgeoise achetant des entrecôtes. Gravure du XVIIe siècle

Bourgeoise achetant des entrecôtes. Gravure du XVIIe siècle

Du XVIe au XIXe siècle, la viande tint peu de place dans l’alimentation populaire. Le pain cher absorbait les ressources des pauvres gens. Même dans les périodes où le prix de la viande s’abaissait, comme dans les dernières années du règne de Louis XIV, le menu peuple n’était pas assez riche pour s’offrir le-moindre filet de bœuf. Sous Louis XVI, la cherté de la viande devint telle que l’administration de la plupart des hospices décida de n’en plus donner que deux fois par semaine aux pauvres et aux vieillards.

Dans les campagnes, on ne tuait quelques bœufs qu’au temps des moissons. Le reste du temps, les villageois ne mangeaient d’autre viande que celle provenant d’animaux que les propriétaires avaient abattus par suite d’accidents. Une vieille tradition voulait que la chair de ces animaux fût partagée entre les habitants du village.

Au début du XVIIe siècle, le prix de la viande pour l’armée, est évalué à 24 centimes ; mais sa viande de première qualité vaut 60 centimes au minimum. En Limousin, on paie le kilo de bœuf jusqu’à 84 centimes. Au XVIIIe siècle, les bouchers de Rouen vendent le bœuf 1,27 fr. le kilo en moyenne.

Ces prix allèrent augmentant lentement et progressivement pendant tout le cours du XIXe siècle. Au début, cependant, la viande était encore d’un prix abordable pour toutes les bourses. Le livre de comptes d’une ménagère de 1810 nous apprend qu’il a été payé, pour 9 livres et quart de bœuf, 5 francs 17 sous. On pouvait encore se nourrir en ce temps-là.

Cent ans plus tard, l’aloyau se vend dans les 4,50 fr. le kilo ; la côte de bœuf, le rumsteack, l’entrecôte, 3,75 fr. ; le gite à la noix, la tranche, la culotte, 2,50 ; la platecôte, 2,10. Et déjà le public se plaint et trouve ces prix excessifs. On commence à maudire la vie chère. Que dirions-nous aujourd’hui !

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