LA FRANCE PITTORESQUE
Reine Pédauque dite
Reine aux pieds d’oison de Toulouse,
capitale du royaume wisigoth
(D’après « Légendes et traditions populaires de la France », paru en 1840)
Publié le dimanche 17 novembre 2019, par Redaction
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Les récits populaires ne manquent pas à Toulouse. La poésie y coule à pleins bords ; on y reconnaît la patrie bien-aimée des troubadours et des jongleurs. Parmi ces récits, il en est un qui a été brodé de cent façons : c’est la légende de la reine Pédauque, la reine aux pieds d’oison, fille d’un prince païen, que saint Saturnin convertit à la foi, et qui mourut victime de la colère de son père.
 

On la nomme Pédauque, soit parce qu’elle aimait beaucoup les plaisirs du bain, soit parce qu’elle était d’une haute sagesse. Les pieds d’oie sont ici un symbole. Quoi qu’il en soit, il existait des restes de bains que l’on nommait les Bains de la Reine. Un aqueduc, dont on pouvait voir les ruines jusqu’en 1834, portait aussi le nom de Pont de la reine Pédauque. Ce souvenir ne date pas d’hier. Rabelais dit, en parlant de personnes aux larges pieds, qu’elles étaient « pattées comme des oies, et, comme jadis à Toulouse, portait les pieds la reine Pédauque ».

Eutrapel dit dans ses contes, publiés par La Herissaye, que de son temps on jurait à Toulouse par la quenouille de la reine Pédauque. Les savants se sont exercés avec acharnement sur cette reine, peu connue dans l’histoire, comme le roi d’Yvetot. Les ruines qui portaient son nom, et dont l’origine est évidemment romaine, ont donné lieu à mille conjectures et à mille dissertations. On en vint à gravement discuter sur l’existence de la reine Pédauque, et ces débats ne furent pas ce qu’il y a de moins curieux dans ce souvenir du peuple.

Représentation de la reine Pédauque

Représentation de la reine Pédauque
© Crédit photo : http://sadland.over-blog.com/article-la-reine-pedauque-39957890.html

Le docteur Chabanel, curé de l’église de Notre-Dame de la Daurade à Toulouse, a pensé que la reine Pédauque n’était autre chose que Ranahilde ou Ranachilde, épouse d’Euric, roi des Wisigoths. L’abbé Lebœuf a intitulé une dissertation sur ce sujet : Conjectures sur la reine Pédauque, où l’on recherche quelle pourrait être cette reine, et à cette occasion ce qu’on doit penser de plusieurs figures anciennes prises jusqu’à présent pour des figures de princes ou de princesses de France. Ce titre est par lui-même assez divertissant.

Mabillon a voulu voir dans Pédauque ni plus ni moins que « sainte Clotilde, épouse de Clovis Ier ». Il ajoute cependant, dans l’intérêt des charmes de la sainte, qu’ « on ne trouve rien dans les monuments historiques qui donne lieu de juger que Clotilde ait eu ce défaut corporel, mais ce devait être un emblème employé par les sculpteurs pour désigner la prudence de cette princesse, parce que les oies du Capitole furent regardés comme le symbole de la vigilance. » Cette bienveillante supposition n’a pas paru suffisante à l’abbé Lebœuf ; il s’est vu obligé de remarquer que sainte Clotilde était représentée sur le portail de l’abbaye Saint-Germain-des-Prés sans cette difformité ; il se range à l’opinion du curé Chabanel, et pense que Ranahilde et Pédauque c’est tout un ; car, dit-il, le mot rana, en latin, veut dire grenouille : or, grenouille et Pédauque sont identiques. Alors arrive un commentateur qui affirme gravement que grenouille et femme aux pieds d’oison n’ont jamais signifié la même chose.

Le même abbé Lebœuf trouve plus bas que notre reine pourrait bien être la reine de Saba ; il se fonde sur Nicolas Bertrand et Noguier, vieux chroniqueurs, qui appellent Pédauque Austris ; et sur ce passage de l’Évangile, « la reine du Midi (en latin Austris) est assise en jugement. » Il cite aussi le second paraphraste chaldéen, où il est dit que la reine de Saba aimait beaucoup le bain. Un autre prétend que, par le nom de reine Pédauque, on a voulu désigner la reine Constance, femme du comte Raymond V.

Tous ces savants ont vu sur divers tombeaux, sur des portails de quelques églises, des statues aux larges pieds, dans lesquelles ils n’ont pas manqué de voir la reine aux pieds d’oison. Le commentateur qui réfute cette assertion termine par cette précieuse réflexion : « Les prétendues pattes d’oies, vues par Boissonade, Rivalz, Arcis et Comouls, et que M. de Montégut a pris (sic) pour des arbres, sont des draperies RELEVÉES AVEC ART. » Ce trait vaut bien la reine de Saba.

Un poète conçut pour cette reine imaginaire une violente passion, dont l’histoire est assez curieuse. C’était au commencement du XVIIIe siècle. L’époque est à noter. Le grand roi venait de mourir ; tout se préparait pour les orgies de la régence. Les grands seigneurs déposaient le masque de la dévotion qu’ils avaient trouvé si lourd ; les belles dames mettaient du rouge et agrandissaient leurs paniers. La société française se jetait dans cette voie de folies, de sarcasme et de scepticisme, qui devait aboutir au cataclysme révolutionnaire. C’était là un moment peu propice aux amours chevaleresques, aux contemplations platoniques d’un idéalisme passionné. Ce fut pourtant alors que naquit le romanesque amour dont nous allons faire l’histoire.

Notre amoureux se nommait Nicolas de Boissonade. On se le figure volontiers demi-savant, demi-poète, tendre et mystique, naïf et rêveur, peu propre aux investigations positives, le cœur et l’esprit tournés vers les saintes choses du passé. Il était né dans un hameau languedocien, et son enfance avait été bercée par les chants des troubadours. Bientôt il part pour Toulouse. Toulouse, la cité d’Isaure ; Toulouse, la sainte, la poétique, la savante. Il est saisi d’enthousiasme et de respect à la vue de la ville où tout parle à son cœur et à son imagination.

Mais, hélas ! les traditions du passé ne servent qu’à lui faire éprouver de rudes déceptions. Il veut chanter, le pauvre enfant ! A la place des gais trouvères, il ne rencontre que de graves figures du parlement, tristes et sévères, qui se dérident à peine aux séances académiques. Il va frapper à la porte des vieux manoirs, on ne saurait l’entendre ; il cherche des chevaliers, il ne trouve que de jeunes seigneurs qui parlent de la cour, des orgies du Palais-Royal, de la magnificence de monseigneur le régent. Il ne comprend rien, ni à la triste austérité des uns, ni à la bruyante folie des autres.

Que deviendra notre poète ? Le présent le repousse ; il ne vivra que du passé. Il va donc chercher la véritable poésie, là où elle était, dans les rangs du peuple qui n’avait pas abjuré ses croyances, qui aimait, chantait et priait encore comme aux anciens jours. Peut-être, par une belle soirée de printemps, sur les rives verdoyantes du fleuve, peut-être entendit-il murmurer pour la première fois le nom poétique d’Austris ! Peut-être le trouva-t-il dans quelque vieux livre, dans la légende de Bertrand.

Ce ne fut d’abord qu’une fantaisie d’artiste ; ces chants, qui s’adressaient à Austris, rêvaient sans doute une réalité plus positive. Puis la passion grandit ; celle qui n’en était que le prétexte en devient le but. Austris n’est plus un ange ; c’est une femme, une reine ; une femme qu’on aime, une reine persécutée, tout ce qui peut justifier le culte et la passion d’un poète.

Cependant, un véritable amour ne saurait rester inactif. Boissonade est heureux ; il sait qui chanter dans ses vers, qui implorer dans ses rêves ; mais l’objet de son culte est une abstraction pour la foule. Il faut qu’il place sa reine sur un piédestal d’où on l’aperçoive, il faut qu’il la fasse revivre pour tous, afin qu’elle soit vénérée de tous. Ici commence une nouvelle phase de cette touchante passion. Le savant a remplacé le poète.

Boissonade avait lui dans Chabanel que le tombeau de sa chère princesse était placé dans le cimetière de la Daurade. Constater cette circonstance, c’était constater l’existence d’Austris. Boissonade présenta donc une requête aux capitouls à l’effet d’obtenir qu’un peintre et un sculpteur, habiles antiquaires, fussent chargés, en présence de ces magistrats, de faire un dessin du tombeau, qui, joint à une description et accompagné d’un procès-verbal, serait déposé dans les archives de la ville. Les capitouls acceptent ; mais ils décident que la vérification sera faite aux dépens de Boissonade. Dignes et honnêtes capitouls qui veulent bien faire quelque chose pour la poésie, mais qui ne veulent pas que les deniers de leur ville en souffrent.

Pont vieil dit de Pédauque, à Toulouse

Les cinq piles — cerclées de rouge — désignées comme « ruines du Pont vieil dit de Pedauco »
sur le plan de Toulouse en date de 1672 d’Albert Jouvin de Rochefort

Qu’importe au poète ! Un poète a-t-il jamais compté en présence de sa fantaisie ? On choisit donc deux hommes habiles, Rivalz et Arcis ; ils examinèrent gravement le tombeau, et ils virent, dans le compartiment du milieu, une femme, dans le sein de laquelle un sacrificateur plongeait une épée, puis ils jurèrent que cela était vrai, « chacun leurs mains levées à la passion figurée de Notre-Seigneur. » Nul doute, cette femme, c’était Austris mourant pour sa foi, sacrifiée par un père barbare. De plus, ils reconnurent à cette femme des pattes d’oie ; c’était la reine aux pieds d’oison.

Qu’on se figure la joie de notre poète ! L’existence de celle qu’il aime est légalement constatée ; voilà un témoignage de ses vertus et de son sacrifice. Pygmalion a animé sa statue. Ici se perdent les traces de Boissonade ; mais qu’avait-il à désirer de plus ? Retourna-t-il dans son modeste hameau ? Rencontra-t-il la réalité de son rêve ? Austris se fit-elle femme ? Nul ne le sait. Cependant les bruits du monde devenaient menaçants ; le peuple commençait à s’agiter comme les flots d’un mer orageuse. Le mouvement du siècle emporta le souvenir de notre poète. Hélas ! il a étouffé d’autres renommées plus éclatantes ; il a fait tomber la sublime tête du poète qui se frappait le front en regrettant l’avenir qui lui échappait. Boissonade fut plus heureux ; il dut mourir dans une douce obscurité, avant que le bruit des trônes qui s’écroulaient vînt le troubler dans son bonheur.

Voilà sans doute le plus touchant épisode de l’histoire de la reine aux pieds d’oison. Nous ne saurions finir sans citer la légende qui inspira peut-être au poète Boissonade l’amour qu’il conçut pour Austris. Nous la trouvons dans un vieux chroniqueur, nommé Nicolas Bertrand ; elle est en latin. En voici une traduction, qui date du XVIe siècle, et qui reproduit fort bien la naïveté de l’original.

« Marcellus, fils premier de Thabor, fut roi cinquième de Toulouse, lequel eut une belle-fille autant douce et aimable, que le père était austère et cruel, laquelle était appelée Austris ; et pour ce qu’elle était unique, elle était merveilleusement aimée des Toulousains ; mais Dieu voyant qu’elle n’était pas chrétienne, et que c’était dommage qu’une si bonne créature fût perdue par faute de foi, il lui envoya la lèpre, de laquelle fut bientôt atteinte et maculée, mais avec ses beaux parements, tout de pourpre, drap d’or et autres, tenait la maladie secrète ; et cependant la dite vierge ouït parler des vertus et miracles des saints Saturnin, Martial et Antonin de Pamyès, lesquels prêchaient des vertus divines à Toulouse.

« Et fit venir la dite vierge, saint Martial avec autres saints hommes, demanda santé au nom de la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et promit recevoir baptême, si elle peut recouvrer santé, pour laquelle chose priait Dieu, mais secrètement pour éviter la fureur de son père Marcellus ; et la dite vierge désirant être en lieu solitaire, pour plus cordialement vaquer à l’oraison, disait que c’était chose déshonnête que les femmes eussent conversation avec les hommes ; et pour ce fit tant par ses prières à son père, qu’il lui fit faire à Saint-Sabran un beau logis, en la rue qu’on appelle Peyrelada, et fit faire sur Garonne un pont et belles colonnes de pierres, et faisait entrer l’eau par lieux souterrains dedans la maison d’Austris, et si en avait grande affluence que là furent faits des bains, lesquels on appelait les bains de la Régine.

« D’aucuns disent que c’était la Régine Pédauque. La dicte Austris fut longtemps en ce beau logis, jaçait que Marcellus l’eut fait faire pour plaisir et volupté, ce nonobstant la dicte vierge y adorait son Créateur. Le dit lieu est maintenant appelé la Maison de Saint Jehan, autrement la Cavalaria, et en ce dit lieu trépassa la bonne vierge, et quand son père Marcellus en eut ouï les nouvelles, il alla au logis, et entre autres choses trouva une image du Crucifix, et quand il l’aperçut, il fut quasi demi-enragé et forcené, et commença à crier et lamenter pour sa fille qui avait laissé la foi de ses dieux ; ce nonobstant lui fit donner une sépulture au temple de Jupiter, pour lors, lequel maintenant on appelle l’église de la Daurade. »

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