LA FRANCE PITTORESQUE
Bergères du Berry :
leur Vendredi blanc
et leur peur du loup
(D’après « Le Berry. Moeurs et coutumes », paru en 1902)
Publié le jeudi 29 janvier 2015, par Redaction
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Au XIXe siècle, dans certains cantons du bas Berry, on continue de donner le nom de Vendredi blanc au vendredi qui se trouve neuf jours avant Pâques. C’est une fête toute pastorale et qui intéresse particulièrement les bergères. Ce jour-là, elles jeûnent, et, dans les environs de La Châtre, elles se rendent par troupes nombreuses à la ville pour assister à la messe, munies de singulières baguettes.
 

Chacune d’elles porte en effet un petit faisceau de bâtons blancs, ou de baguettes de coudrier, dont l’écorce a été enlevée, et qui, parfois, ont été guisées, c’est-à-dire enjolivées de bizarres et capricieuses sculptures par les amoureux. Ces baguettes, formées d’un seul jet, et coupées à certains jours de la lune, doivent, durant le cours de l’année, servir de touches pour toucher (conduire) et compter les brebis.

Les verges de coudrier passent dans ces contrées, comme en plusieurs autres pays, pour avoir des vertus secrètes. « Je craignons pas les sorciers, j’avons une baguette de coudrier », dit une bergère vosgienne, dans les Anges du foyer d’Emile Souvestre. Cette croyance se retrouve chez les anciens Scandinaves : « Tu ferais mieux de tenir à la main une gaule de coudrier et de mener paître les chèvres », est-il dit dans les Eddas, poème antique sur les Voels. D’autres passages des mêmes livres attestent que ces baguettes étaient aussi sculptées.

Jeune fille berrichonne

Jeune fille berrichonne

Aux environs de Cluis, c’est particulièrement de gaules de petou (bouleau) que les bergères se pourvoient, le jour du Vendredi blanc. Elles vont quelquefois les chercher fort loin. Or, le bouleau paraît avoir partagé, avec le chêne et l’aubépine, les honneurs sacrés chez les anciens peuples de la Gaule, rapporte De la Villemarqué dans ses Romans de la Table Ronde.

Quelques-unes de ces baguettes servent aussi de quenouilles. Les sculptures bizarres dont elles sont encore, mais rarement ornées — car cet usage se perd —, rappellent ces runes ou caractères secrets dont il est si souvent parlé dans les Eddas, et que les peuples septentrionaux traçaient autrefois sur une foule d’ustensiles, tels que des cornes à boire, des poignées d’épées, des bâtons, etc., et auxquels ils attribuaient des propriétés mystérieuses. « Kostbera était célèbre, disent les Eddas ; elle savait expliquer les runes et lire les bâtons runiques à la clarté du foyer. »

Cette coutume existait également dans l’ancienne Egypte, où les prêtres et les magiciens portaient habituellement des bâtons sur lesquels étaient gravés des caractères hiéroglyphiques. Les figures que les bardes gallois du Moyen Age appelaient rhîn ou run, c’est-à-dire mystères, et dont la signification n’était connue que des initiés ; les lettres magiques qui composaient l’ogham ou l’ancien alphabet national de l’Irlande, ne sont pas sans analogie, quant à la forme, avec les sculptures que portaient, il y a quarante ans, les bâtons guisés de nos bergères berrichonnes.

Les baguettes du Vendredi blanc sont toujours, dans chaque faisceau, de longueur inégale et en nombre impair. Cette dernière circonstance révèle encore la trace d’une antique tradition ; car il est évident que nos bergères pensent comme les anciens, que le nombre impair est agréable à la Divinité : numero Deus impare gaudet. La même croyance existe en Chine, où, par la même raison, les étages des pagodes les plus importantes sont toujours en nombre impair. Ce nombre, aux yeux de Pythagore, passait pour le plus parfait. Le nombre septénaire, qui se retrouve si souvent dans la Bible, notamment dans le Lévitique, appartenait aux choses sacrées. Selon Corneille Agrippa, il était réputé pour très puissant soit en bien, soit en mal. Le nombre ternaire, regardé par les anciens comme non moins parfait, était sacré dès les âges les plus reculés, principalement dans l’Inde et dans les Gaules.

Au début du XIXe siècle, lorsque le prêtre de La Châtre avait béni les bâtons blancs, les bergères des environs, à l’instar des païens qui frappaient souvent les images de leurs dieux afin de raviver leur vertu, n’oubliaient jamais de toucher et, au besoin, de battre assez vertement de leurs gaules la statue de saint Lazare placée dans l’une des chapelles de l’église ; car saint Lazare, en raison de la consonance de son nom, est pour elles la personnification du hasard, et préside essentiellement à la destinée si incertaine des troupeaux. Les bâtons blancs, une fois consacrés, sont suspendus au plancher des bergeries, où la bergère vient les prendre un à un, au fur et à mesure de ses besoins.

Nous remarquerons, à propos de ces usages, que le bâton dépouillé de son écorce, ou bâton blanc, était autrefois un symbole de sujétion. Il était l’attribut des suppliants. Quant à la coutume de faire succéder aux supplications adressées aux saints les menaces et même les lierions, elle semble avoir existé dans tous les temps et dans tous les pays. Les agriculteurs, au Moyen Age, l’avaient poussée fort loin. « Autrefois, dit Alexis Monteil, dans le Quercy, lorsque la récolte était mauvaise, les paysans couraient aux églises, en arrachaient les saints, les traînaient et les fustigeaient pour avoir laissé grêler leurs champs et geler leurs vignes ». En 1692, pendant le siège de Namur, l’eau étant tombée à verse, le jour de saint Médard, « les soldats, au désespoir de ce déluge, firent des imprécations contre ce saint, en recherchèrent les images, et les rompirent et brûlèrent tant qu’ils en trouvèrent », écrit Saint-Simon dans ses Mémoires.

Plusieurs de nos provinces continuèrent longtemps de se livrer à ces superstitieuses irrévérences. En voici un remarquable exemple : « Le pêcheur dieppois professe une dévotion outrée pour le patron de sa barque, dont une image enluminée est placardée au fond de sa cabine. Il tombe souvent aux pieds de ce saint, ordinairement apocryphe, et lui adresse les plus naïves prières ; mais aussi gare au saint, s’il tarde trop à accorder au marin la grâce qu’il sollicite ! Le Dieppois impatient l’accable d’injures, et crible parfois la vénérable image de coups de couteau », nous apprend J. Cauvain dans Dieppe.

À Naples, de vieilles et sordides mendiantes, qui se disaient cousines de saint Janvier, gourmandaient et malmenaient leur divin parent, pour peu qu’il fût trop lent à opérer son célèbre miracle : — « Allons, canaille, brigand, vieil édenté, chien pourri, faccia gialluta, fato miracolo ! (face jaune, fais ton miracle !) » — face jaune, parce que le saint est représenté par un buste en argent à tête d’or — lui crient-elles d’une voix menaçante et furibonde. Et pourtant saint Janvier est l’idole des Napolitains, et ils sont fermement persuadés que Dieu ne règne aux cieux que par sa permission, relate Maxime du camp dans La Conquête des Deux-Siciles.

Les Grecs et les Romains, en certaines circonstances, ne portaient guère plus de respect à leurs dieux. Théocrite, idylle VII, parle de chasseurs qui donnent des coups de fouet au dieu Pan, pour le punir de ce qu’une chasse, entreprise sous ses auspices, n’avait point réussi.

Après la cérémonie religieuse du Vendredi blanc, les bergères sont dans l’habitude de se rendre au cabaret et de s’y restaurer parfois un peu plus copieusement que ne le comporte une fête pastorale et surtout un jour de jeûne. Des danses succèdent au repas, puis les jeunes pèlerines du Vendredi blanc s’en retournent en chantant dans leurs villages. Cette champêtre solennité rappelle les antiques Palilies, fêtes instituées par les Romains en l’honneur de Palès, la déesse des bergers et des troupeaux. Les Palilies se célébraient précisément à la même époque que notre Vendredi blanc.

Indépendamment du Vendredi blanc, il est encore une grande fête pour nos bergères, c’est celle des tondailles. Nous désignons ainsi l’époque où l’on tond les brebis. Ce mot fut longtemps français : « Estimant qu’en iceluy pays, festin on nommast crevailles, comme de ça nous appelons fiançailles, espousailles, relevailles, tondailles, mestivailles... » (Rabelais). « Conservez la fraîcheur de vos rieuses grisettes ; dans les campagnes, la joie de vos bourrées, le festin des tondailles avec ses galettes et sa fromentée. » (Henri de la Touche, Le Déshérité)

Fileuses du Berry

Fileuses du Berry

Les tondailles ont ordinairement lieu vers la fin de juin. Elles étaient autrefois l’occasion de grandes réjouissances dans nos domaines. Les propriétaires faisaient, ce jour-là, des présents aux bergères ; ils leur donnaient des épingles : « Item, le sixième jour dudit mois, ung millier d’espingles pour donner aux bergières de la mestaierie de Bourdoiseau (près l’étang de Villiers, dans le Cher), durant tondailles. » (Comptes des receveurs de l’Hoslel-Dieu de Bourges, 1500, 1501) La Cour de Bourges prenait jadis, chaque année, le 23 juin, veille de la Saint-Jean, un congé de huit jours, connu sous le nom de vacances des tondailles.

Les métayers régalaient ceux de leurs voisins et de leurs amis qui les avaient aidés à tondre leurs troupeaux, et c’était un grand plaisir pour le maître de la ferme d’aller en tondailles avec toute sa famille et d’assister au banquet et aux danses qui signalaient cette fête champêtre.

Nos bergères avaient pour habitude de cacher le nombre précis de leurs moutons, car elles pensaient que si elles en accusaient exactement le chiffre, elles s’exposeraient à le voir prochainement diminuer. Si vous demandiez à une bergère combien elle avait de brebis, et qu’elle en avait, par exemple, 98 ou 104, elle vous répondait toujours : « J’en ai près d’un cent, ou un peu plus d’un cent », et jamais : « J’en ai 98 ou 104. » On trouve des traces de cette superstition dans le proverbe : Brebis comptées, le loup les mange.

Par suite du même préjugé, on n’oubliait jamais de placer dans les parcs d’abeilles une ou deux ruches vides pour en dissimuler la quantité réelle. Cette précaution suffisait, assure-t-on, pour dérouter les sorciers ou autres personnes malintentionnées, et réduire à néant tous leurs maléfices. C’est sans doute encore cette superstition qui fait que beaucoup de gens ne veulent pas déclarer exactement le nombre de leurs années.

Nos bergères croyaient en outre que le loup était neuf jours badé (ouvert), et neuf jours barré (fermé) ; ce qui veut dire que pendant neuf jours il a la mâchoire libre et mange tout ce qu’il rencontre, et que, pendant les neuf jours suivants, il ne peut desserrer les dents et se trouve condamné à un long jeûne. De là, notre locution proverbiale : « Faire un repas de loup », c’est-à-dire manger beaucoup, manger pour neuf jours. Dans quelques-uns de nos villages, les bergères vous diront que « le loup vit neuf jours de chair, neuf jours de sang, neuf jours d’air et neuf jours d’eau, et qu’il n’est à craindre que dans les dix-huit jours durant lesquels il se nourrit de chair et de sang », écrit le Dr Robin-Massé dans la Revue du Berry.

Il passe aussi pour certain que si le loup qui survient pour enlever un mouton, voit la bergère avant d’en être vu, à l’instant même, celle-ci devient rauche (enrouée), au point de ne pouvoir crier. Alors, il ne lui reste qu’une ressource — mais cette ressource est infaillible —, c’est de se décoiffer et de courir sus au loup, les cheveux épars ; elle est sûre en agissant ainsi de le mettre en fuite. Si, au contraire, le loup est aperçu le premier, il perd tout pouvoir sur la bergère et le troupeau.

Les Romains admettaient une partie de ces croyances. Pline parle de cette superstition dans le chapitre 34 de son Histoire naturelle, et Cardan (de Subtilitate) dit « qu’il y a quelque chose aux yeux du loup contraire à l’homme, par laquelle l’haleine est empeschée, conséquemment la voix. » Enfin l’on trouve dans les Evangiles des quenouilles les passages suivants : « Se aucun voit le loup devant que le loup le voye, il n’aura povoir de lui méfaire, et pareillement la personne au loup. Si le loup poeult une personne approchier à sept piés près et la veoir en la face, de son alaine rend la personne tant enrouée qu’elle ne poeult crier. »

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