LA FRANCE PITTORESQUE
Auguste Romieu
ou le mystificateur mystifié
(D’après « Le Petit parisien », paru en 1913)
Publié le dimanche 23 janvier 2022, par Redaction
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Fils d’un général d’Empire, sorti premier de Polytechnique, Auguste Romieu s’illustra sous la Restauration, cultivant très tôt une réputation de noceur facétieux et mystificateur toujours à l’affût d’un mauvais tour à jouer défrayant la chronique, avant de mener une brillante carrière de conservateur, puis de sous-préfet et enfin de préfet, devenant à son tour la victime héroïque et souriante de railleries, et se voyant affublé du sobriquet d’ « homme des hannetons » jusqu’à la fin de sa vie en 1855
 

Qui frappe par l’épée périra par l’épée. Et c’est pourquoi, après avoir épouvanté les gens paisibles de la capitale par ses mystifications, Romieu fut lui-même poursuivi pendant la plus grande partie de son existence par des mystificateurs. Il paya ainsi ce genre de gloire, mais il eut le bon goût et l’esprit de ne point s’en fâcher, estimant sans doute que ses fonctions officielles ne devaient point lui servir de cuirasse contre les flèches acérées de la satire.

Qui disait Romieu, sous la Restauration, disait mauvaise plaisanterie poussée à l’extrême, avec une sortie de férocité apparente. Ce nom évoque le souvenir de mille farces, dont nous ne ririons peut-être pas aujourd’hui, mais qui avaient alors un succès immense. C’est l’histoire du tailleur dépliant cinquante ballots d’étoffe pour Romieu, qui finit par demander un fusil à piston. C’est l’histoire du patron des Deux Magots, magasin situé au coin de la rue de Buci : « Monsieur, je voudrais parler à votre associé. — Monsieur, je n’en ai pas. — Ah ! vous êtes seul ! Pourquoi donc avez-vous pour enseigne Aux Deux Magots ? ».

Auguste Romieu en 1852

Auguste Romieu en 1852

C’est l’histoire de l’épicier dont la boutique étale à sa devanture des tonneaux de diverses denrées. Romieu s’arrête devant l’un d’eux comme il eût fait devant la borne voisine. Fureur du marchand qui hurle : « Gredin ! Misérable ! Ignoble personnage ! Voilà mes pruneaux perdus ! — Tiens, répond l’autre, très calme, ce sont des pruneaux ? Je croyais que c’étaient des poires tapées ! »

Plusieurs années de suite, les haut faits et les méfaits de Romieu et de sa bande défrayèrent les petits journaux, et cela jusqu’au moment où l’on apprit que l’homme le plus gai de France venait d’entrer dans l’administration. C’était le 28 novembre 1828. Romieu était nommé conservateur des monuments du Morbihan. Il devait rester fonctionnaire jusqu’à sa mort : destin singulier et comique pour le roi des mystificateurs.

Cette vie administrative du fantaisiste qui, plus violemment que n’importe quel autre contemporain, avait agité les grelots de la folie, dont les fumisteries étaient célèbres et les « ivrogneries » scandaleuses, elle nous a été contée au début du XXe par Alfred Marquiset, de telle sorte que cet homme bizarre, aux multiples aspects, auteur de la chanson fameuse, le Pape est gris, et du pamphlet non moins retentissant, le Spectre rouge, nous est révélé sous ses moindres aspects — et c’est ainsi qu’on s’aperçoit que pour avoir été un grand mystificateur, Romieu fut durant vingt ans un grand mystifié.

La presse humoristique et sarcastique ne s’accommodait point de la transformation de l’effroyable noceur en grave conservateur, puis en sous-préfet de Quimperlé et de Louhans et successivement, en préfet de la Dordogne, de la Haute-Marne et d’Indre-et-Loire. La formule : « II faut que jeunesse se passe ! » n’avait point été faite pour le plaisant Romieu. On voulait le contraindre à être jeune, fêtard et farceur jusqu’à quatre-vingt-dix ans. Aussi fut-il une admirable tête de Turc pour les satiriques de son époque.

A peine eut-il été nommé à son premier poste qu’on le baptisa Caïus-Tumulus, ce qui ne l’empêcha pas d’envoyer à la direction des beaux-arts des rapports d’un haut intérêt. Il est vrai qu’en même temps il faisait jouer des parodies sur les petites scènes parisiennes, en manière de compensation. La Monarchie de Juillet l’envoya comme sous-préfet à Quimperlé, et un peu plus tard à Louhans.

C’est dans ce poste que l’attendait une sorte de célébrité à laquelle il n’avait jamais songé- Le bruit, dit Marquiset, se répandit à Paris que M. le sous-préfet de Louhans avait notifié une circulaire pour mettre à prix la tête des hannetons qui ravageaient son arrondissement. Répétée par cent bouches sur le boulevard, racontée dans les petits journaux, la nouvelle obtint un extraordinaire succès. C’est bien juste si l’on n’affirmait pas qu’un de ces coléoptères s’était glissé dans le cerveau de celui qui promulguait cet édit que personne n’avait lu. Et pour cause ! Jamais Romieu n’écrivit semblable proclamation ; jamais il n’en eut même l’idée. C’était simplement une farce qu’on faisait à celui qui en avait tant joué. »

Dès lors, Romieu fut l’homme des hannetons et ne parvint point à s’en débarrasser. Les dessinateurs s’amusaient à le représenter poursuivi par des hannetons. Dantan exécuta sa charge en hanneton. Il y eut des couplets sur Romieu et les hannetons ! Le Charivari publia une « Complainte sur la fin lamentable et prématurée de M. Romieu, victime des hannetons et sous-préfet de Louhans, où il s’en vit cruellement dévoré. »

Sur ces entrefaites, Romieu fut nommé préfet de la Dordogne. Le 20 juillet 1833, le Charivari annonçait la nouvelle suivante : « Les habitants de la Dordogne ayant appris qu’on allait leur envoyer M. Romieu comme préfet, ont déclaré qu’ils ne voulaient pas des restes des hannetons. » II revenait à la charge le 31 juillet : « Les habitants de la Dordogne ne peuvent pas dire que leur nouveau préfet n’est pas piqué des hannetons. » Le 25 août, il publiait un portrait de Romieu, en saint, avec une auréole et une palme couverte de hannetons, et il y ajoutait des explications : « Saint Romieu fut en proie aux attaques des hannetons infidèles. Avec le concours du conseil général, il parvint à les terrasser, mais, surpris un jour par eux, seul avec son garde champêtre, il en fut impitoyablement dévoré, jusqu’à sa croix d’honneur... » Or, cette croix, il ne l’avait pas. Le gouvernement la lui donna pour le consoler.

Caricature de Romieu publiée par le Charivari du 25 août 1833

Caricature de Romieu publiée par le Charivari du 25 août 1833

C’était aussi pour le récompenser, car l’ancien viveur, l’ancien mystificateur, était un excellent préfet, adoré de ses administres. « Pour son zèle, les populations l’accueillaient avec enthousiasme et lui prodiguaient les témoignages d’affection. Les communes se montraient jalouses de lui prouver leur reconnaissance. A Beaumont, dans l’arrondissement de Bergerac, la garde nationale se transportait à sa rencontre, on donnait son nom à la rue par laquelle il faisait son entrée, et les maisons restaient illuminées toute la nuit. Villes, bourgs et villages honoraient le grand homme. Cubzac proposait de lui élever une cotonne en souvenir du viaduc nouvellement construit. Sarlat plaçait une avenue, Vergt et Antonne un pont sous son invocation... »

— Quel bonheur pour toi, lui disait quelque temps après, à Paris, son ami Rousseau, que tu ne te sois pas nommé Chauvin !

— Pourquoi donc ?

— C’est que ça aurait fait Pont Chauvin, et c’eût été désagréable pour tes antécédents.

Si les amis plaisantaient ainsi, on peut s’imaginer sans peine ce que disaient les ennemis. Lors de son second mariage, en 1838, la Mode écrivait : « M. Romieu se marie. Nous tenons de bonne source que ce n’est pas, comme on pourrait le croire, avec une bouteille de champagne... Depuis que son mariage est décidé, M. Romieu est ivre de bonheur. D’une manière ou d’une autre, ne faut-il pas qu’il soit toujours dans l’ivresse ? »

Les hannetons s’épuisant, on eut recours aux sauterelles, Romieu étant alors préfet de la Haute Marne. Le Charivari raconta, en 1845, qu’il avait adressé au ministre de la Guerre un mémoire sur la destruction de ces bestioles. « Le gaillard a l’insectophobie, disait-il. Les sauterelles vont le dévorer comme les hannetons, à moins qu’elles ne l’épargnent en sa qualité de fonctionnaire du Juste Milieu. On se doit bien quelques ménagements entre sauteurs. »

Ces railleries incessantes le suivirent en Indre-et-Loire, jusqu’à la dernière heure de sa vie préfectorale, qui cessa avec le gouvernement de Louis-Philippe. Mais, pendant vingt années, « l’homme le plus gai de France » en fut aussi le plus plaisanté. Par bonheur, au contraire des loustics professionnels, qui entendent souvent fort mal les gouailleries, Romieu avait un excellent caractère ; et jamais il ne marqua la moindre humeur à l’occasion des brocards qui, de partout, pleuvaient sur sa tête de préfet. Il fut, en somme, une victime héroïque et souriante. On ne le connaissait pas très bien, sous ce rapport. Alfred Marquiset a montré l’envers curieux de ce mystificateur, perpétuellement mystifié, et c’est vraiment une amusante histoire que celle de ce Romieu-là.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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