LA FRANCE PITTORESQUE
Cinéma (Le) : industrie produisant
de futurs délinquants et criminels ?
(D’après « Le Journal », paru en 1921)
Publié le mercredi 23 juillet 2014, par Redaction
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Le cinéma est-il vraiment démoralisateur pour la jeunesse, comme le prétendent les gens moroses, lorsqu’ils devisent sur les crimes et les délits défrayant les chroniques ? Ou bien, comme l’affirment tous ceux qui vivent du film, n’est-ce pas, à la fois, le meilleur moyen d’éduquer les masses, tout en les divertissant ? s’interroge en 1921 Stéfane-Pol, pseudonyme de Paul Coutant, juge d’instruction doublé d’un auteur prolifique prêtant sa plume à l’histoire, au commentaire social et à la fiction
 

La question est infiniment complexe, affirme le magistrat ; car s’il existe, au théâtre, des spectacles que les tendances de chacun peuvent considérer comme bons ou mauvais, ces spectacles sont annoncés par les journaux et analysés par les critiques ; ils se perpétuent pendant de longs mois ; on sait, par le genre des scènes où on les joue, s’ils sont sérieux ou libertins ; chacun n’y va ou n’y envoie ses enfants qu’en connaissance de cause.

Tandis qu’au cinéma, spectacle essentiellement populaire, les films, au cours d’une même soirée, offrent à l’attention du public les scènes les plus variées, drames, comédies, romans policiers, clowneries, panoramas animés, leçons de choses, et se renouvellent généralement chaque semaine. A part les tranches de romans-feuilletons qu’on y débite, le programme a généralement tout l’attrait d’une surprise.

Il faut donc, à moins de recourir aux pires expédients d’une rigoureuse censure, accepter le cinéma tel qu’il est, c’est-à-dire comme un ensemble de visions animées, les unes instructives ou évocatrices de nobles sentiments (drames du dévouement, comédies morales, beaux sites, vues de pays étrangers, vie des animaux, fabrication d’objets utiles, etc.), les autres simplement amusantes, et non moins salutaires, car elles constituent un repos pour les spectateurs surmenés par le travail quotidien ; d’autres enfin où l’émotion dramatique a souvent une source impure : crimes passionnels, exploits de bandits, poursuite de criminels. C’est là où, incontestablement, beaucoup de vauriens puisent certaines idées, qu’ils mettront plus tard en pratique ; il suffit de suivre les audiences des tribunaux pour enfants ou de fréquenter les cabinets d’instruction pour s’en rendre compte.

En mai 1918, un jeune homme de quinze ans sort, vers 10 heures du soir du cinéma de son quartier, et, au lieu de rentrer chez lui, sonne violemment chez une voisine, jeune femme de vingt-cinq ans, dont le mari est mobilisé. Cachant sa face sous un mouchoir plié en deux, il se précipite sur elle, la terrasse, et, comme elle se débat, la frappe et s’enfuit. Il a, de la sorte, reproduit assez exactement l’une des scènes représentées sur l’écran.

Les perceurs de murailles. Une bijouterie cambriolée (1905)

Les « perceurs de murailles ». Une bijouterie cambriolée (1905)

En juin de la même année, sept gamins, tous fidèles au cinéma, dévalisent plusieurs boutiques à Paris ; ils se voilent chacun d’un mouchoir rouge et portent deux tatouages comme signe de ralliement. Détail piquant : la police n’avait relevé contre eux que le pillage de maisons d’objets de piété ; la découverte, sur l’un d’eux, d’une statuette de Voltaire, permit de les convaincre d’autres vols.

En décembre suivant, dans une villa de la banlieue parisienne, une domestique de dix-sept ans invite trois amis et deux jeunes filles à faire la fête chez ses patrons, absents pour quelques jours ; le soir, ils s’amusent à reproduire une scène de cinéma, et, pour donner plus de couleur à cette reconstitution, ils revêtent l’habit et les toilettes de soirée des maîtres de la maison. Ils poussent l’audace jusqu’à se rendre, ainsi costumés, au cinéma même qui a été leur inspirateur.

Vers le même temps, une bande de jeunes voyous est surprise sur les toits d’un immeuble à Paris. Ils se sont armés de revolvers et de couteaux ; des ceintures et des cordes, dérobées dans un gymnase, leur entourent le corps. Vérification faite, ils avaient assisté, l’avant-veille, aux opérations cinématographiques d’un « détective cambrioleur ». Une autre compagnie, à peu près aussi bien équipée, opérait dans les caves ; l’un des gamins avait dérobé à sa mère une somme de 193 francs, uniquement employée en achats de lampes électriques. Tous étaient spectateurs assidus du cinéma.

L’impression causée par les spectacles de l’écran est si profonde sur les cerveaux enfantins, que deux frères jumeaux, vagabondant en 1919 dans les rues parisiennes, et conduits au poste, s’accusent de délits imaginaires et racontent à l’agent qui les interroge des faits si précis que le commissaire de police croit devoir arrêter ces deux enfants. Toutefois leur innocence est vite établie : ils se sont simplement approprié les hauts faits d’un aventurier du film.

Tout récemment, poursuit Paul Coutant qui écrit en 1921, la cour d’assises de la Seine a eu à sévir contre deux tout jeunes gens qui, eux, avaient poussé jusqu’au crime leur désir de reconstituer des scènes de cinéma : vols dramatiques, fuites éperdues, arrestations, rien n’avait été omis, pas même le meurtre du gardien. Les parents, consultés, durent reconnaître que tous les deux étaient passionnés de scènes policières.

Dira-t-on que, par contre, le cinéma donne à la jeunesse un peu de cet esprit d’initiative et d’indépendance qui lui manque parfois ? Il n’est pas besoin de films pour cela, semble-t-il. Un grand garçon de 16 ans, solide, bien musclé, l’air intelligent et débrouillard mais ne sachant ni lire ni écrire, était arrêté, vers la fin de la guerre, pour vagabondage ; il démontra facilement qu’il n’avait cessé de travailler aux champs depuis son départ de la maison familiale.

Jeune chemineau épris de liberté, il allait de village en village, labourant la terre, faisant les récoltes, bien considéré partout, mais ne s’attardant jamais au même endroit. « Puisque tu ne sais pas lire, lui demande le juge, te fais-tu au moins lire ou raconter des histoires ? — Non ! — Vas-tu parfois au cinéma ? — Non, bien sûr ! D’ailleurs, mon frère aîné vient de mourir à la guerre, ce ne serait pas le cas de se distraire au cinéma ! — Pourquoi vagabondes-tu ainsi ? — Parce que !... » Et ce mot évoque tant de raisons inexprimables que le juge n’insiste pas.

Que faut-il conclure de tout ceci ? Que le cinéma, tout en étant instructif et sainement distrayant, peut être également démoralisateur. Les remèdes à cette dernière tare ? Il semble qu’il en existe au moins deux : les parents doivent éviter à leurs enfants (surtout quand ceux-ci manifestent de mauvais instincts) la vue de films policiers ; et, d’autre part, les pouvoirs publics doivent, par tous les moyens, encourager l’industrie nationale du cinéma, mais à une condition : c’est qu’elle écarte résolument de ses programmes les exhibitions qui constituent la meilleure école de l’apache, recommande notre magistrat.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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